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LE CADEAU par BELLOEIL Régis

LE CADEAU

           Le petit Luc rentrait de l’école au terme d’une journée ensoleillée, alors que de lourds nuages s’amoncelaient sous un ciel menaçant. C’était le jour de son septième anniversaire, sept ans passés avec un père cantonnier dans la petite commune qui l’avait vu naître. Luc et son père vivaient simplement, voire pauvrement, avec l’humilité et la sagesse de ceux qui n’ont et n’attendent rien.

La mère de Luc était morte lors de l’accouchement parce que le médecin avait du choisir entre leurs deux vies et il avait sauvé l’enfant, au grand désespoir de son père. Ce dernier buvait chaque soir une bouteille de calva parce qu’il estimait qu’il s’agissait du meilleur moyen de faire taire le fantôme de sa femme trop tôt disparue. De nombreux qualificatifs lui venaient à l’esprit lorsqu’il l’évoquait : belle comme le soleil à son zénith, souriante, fragile, une expression d’innocence dans le regard qui la rendait encore plus désirable. Luc ne connaissait de sa mère que les descriptions qu’en faisait son père, tard le soir, alors que la bouteille vide tombait de la table pour se briser sur le sol crasseux. Quand il  se recroquevillait sur son siège, l’air plus mort que vivant, il commençait à parler de son bonheur perdu en des termes mélancoliques et douloureux, ce qui n’était jamais le cas dans la  journée, à jeun. A la mort de son épouse, il avait brûlé toutes les photos la représentant, de sorte que Luc ignorait tout du visage de sa maman. Les monologues nocturnes de son père l’inquiétaient au point qu’il ne parvenait à trouver le sommeil que très tardivement, après que ses yeux avaient été mouillés de quelques larmes.

 

               A mesure qu’il s’approchait de sa maison, il avait l’impression qu’elle se détachait dans le lointain, puis grandissait, grandissait … Le chemin de terre reliant l’école à son domicile serpentait au travers de champs déserts où pas un humain ni même un animal n’étaient visibles. Luc appréciait cette solitude.

               Lorsqu’il ouvrit la porte, son père se tenait debout au fond de la pièce, près de la table où trônait une bouteille déjà entamée. Il regarda son fils d’un air grave et pensif pendant que dans la pièce voisine miaulait le chat. Le père saisit une boîte qui se trouvait sur la table et se dirigea d’un pas mal assuré vers son fils qui restait interdit. Il lui tendit la boîte en grommelant quelques mots que Luc ne comprit pas. Le petit observa le cadeau comme une chose venue d’un autre monde. Il craignait de l’ouvrir.

               Le père retourna se verser un nouveau verre pendant que son fils se décidait finalement à déchirer le papier-cadeau. A l’intérieur se trouvait un étincelant camion de pompiers, celui-là même que Luc désirait depuis si longtemps et qu’il n’avait jamais osé demander. Ses yeux brillèrent de bonheur un court instant mais, ne sachant comment remercier, il resta muet. C’était son premier cadeau et les mots lui manquaient pour exprimer ce qu’il ressentait. Son père n’attendait d’ailleurs aucune marque de reconnaissance, il pensait déjà à autre chose. A sa femme. Si belle. Disparue. Pourquoi ?

       

               Luc faisait rouler son camion sur le sol nu de la pièce en imitant le bruit du vieux Dodge du voisin, dans lequel il s’était une fois assis. Son père prononça alors une phrase dont il ne comprit pas immédiatement le sens. « C’est ton dernier cadeau ». Luc s’interrompit un instant de jouer pour le regarder avec attention mais il ne parvint pas à déceler sur son visage autre chose qu’un profond chagrin. Puis il fit à nouveau le tour de la table avec son camion, silencieusement cette fois-ci. Le père but encore un verre d’un seul trait, mais les brumes de son esprit ne distinguaient déjà plus le rêve de la réalité. Sans doute était-ce préférable…

               Sa femme se tenait de l’autre côté de la table, immobile et angélique mais morte, irrémédiablement morte. Sans avenir, tout comme lui, semblable à tous ceux de cette terre qui n’attendent plus rien de la vie, plus rien d’autre qu’un jour nouveau, un de plus et encore un autre, jusqu’à ce que toutes les bouteilles soient vides, jusqu’à ce que toutes les âmes se soient noyées dans leur tristesse, jusqu’à ce que les souvenirs soient effacés à tout jamais.

  

Régis BELLOEIL

 

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