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Les nerfs de terre par ab.joly

Les nerfs de terre

Si j’étais le monde...
Je sens d’instinct que je ne voudrais pas du conditionnel. Il faut une condition, une supposition que la consigne impose et d’emblée cela m’agace. Ne pas se conformer pour exister pleinement et faire jaillir du sens de l’encre de tous les autres temps de la langue française.
Oui, mais si je veux être lu, il faut bien respecter les règles du jeu. Sinon à quoi bon ? D’accord pour le « si » et au risque d’impoli non au conditionnel. Arborer un autre temps, une époque entendue et non vue, qui collectionne les trouées du visible de l’intérieur. Oui mais comment ?
– Avec un personnage ?
– Trop visité !
– Avec un sentiment ?
– Et le monde intelligible alors ?
– Au gré du temps ?
– Trop commun... Par les temps qui courent, chacun s’ébroue avec appétence dans les aires du questionnement, le nombril est le porte-parole des parcours en boucle. Il faut pourtant raconter quelque chose... Il faut bien une situation de prime abord.
– D’accord mais sans conditionnel !
– Toi-même tu impliques ce temps interdit.
– Oui mais c’est moi-même qui me l’implique.
– Et l’autre dans tout cela ?
– Il n’a qu’à imaginer être autre.
– Jolie façon de contourner le temps, une manière de faire carrière à rebours.
– Continue.
– Arrête de dialoguer... Trop simple.
Bien. Je respecte. Je fais une pause de l’outrance, je fige mon présent, mes idées, je colle la trotteuse de ma montre avec ma langue d’autrefois... Oui... Tu vois, j’ai aboli le trait du dialogue. Je poursuis...
C’est un long couloir, rugueux, fait de petites pierres rocailleuses, d’alexandrins enjambés et de nerfs de terre... Je creuse avec mes pattes, mon secret et le bout de mon nez, qui me conduisent toujours là où je ne m’y attends pas. Cela dure des heures, des syllabes de monticules, d’alvéoles ombragées, de claquement de coups de pioche. En famille, non pas avec d’autres pronoms personnels de conjugaison, mais avec des petits, des grands, du passé, du présent, du désir, de la persévérance des races intestines. Le compagnon de route, celui qui m’a engrossée, les témoins de la route qui signalent notre présence. Parfois des aires de repos jalonnent le parcours. On collationne, on mâche des bribes d’un présent qui s’éternise, on renâcle pour toute bouchée mal aiguillée, on gobe des moucherons qui n’ont plus lieu d’être, en marge d’une réalité qui revendique son espace.
– On a dit sans guillemet !
Mais c’est toi qui en met ! Ce n’est pas juste ! Ici la répartition des hiérarchies de valeurs n’existent. On est en réparation et en mise en oeuvre d’accomplissement. Cela n’empêche. Fin de la pause. N’avale pas trop vite, il faudra durer encore plus longtemps. Assez de l’impératif. Tu interdis un temps et tu en imposes un autre... Toi, tu ne maîtrises que la forme négative. Tu n’as qu’à sortir du cadre. Comment sortir d’un cadre en pleine galerie ? Prends le pinceau ! Mais on n’a pas d’eau. Tu avales avec quoi ? Et les couleurs ? Je ne les vois pas ! Tu n’as qu’à les inventer. Moi je suis fichu, toi tu as l’avenir devant toi. Facile à dire quand on n’a plus le choix. Invente ! C’est trop tard, tu prends toute la place. Avance ! On a tout le temps dans le noir. Trouve ta lumière avec ta salive.
La pause était finie. Le monde était à refaire, aux confins d’une grammaire en devenir, qui ne verrait pas la lumière de sitôt et qui serait source d’un autre soi-même. Pas simple. On avance, pardon, j’avance. Les pattes grattent, le nez enfonce, des mots accrochent, des virgules lissent le paysage, des paragraphes alternent avec les majuscules. Une multitude de vies rabat mes oreilles de son silence. Des pas d’hommes aplatissent la terre, d’autres la bêchent, la sillonnent, l’apprivoisent et l’arrosent. Je sais que l’eau n’arrive pas qu’avec l’homme. Elle vient d’ailleurs, peut-être d’une autre galerie, encore inconnue, dont les critères soulignent mon ignorance. Des anciens le savent, les nouveaux craignent les anciens et se taisent, les intermédiaires comme moi oscillent et poursuivent la route des anciens. Un jour, il croit en eux, un jour il voudrait dire je, mais il n’a pas la force.
Happer, mâcher, savourer, déglutir, digérer et repartir. Pas le temps de penser. Un peu cependant quand l’ancien est devant, que l’appétit croît et que l’abouti vacille. Quand des pas résonnent plus fort c’est qu’il se passe quelque chose. Des voix de gorge s’éparpillent par-delà le gazon, les graines sont intimidées par les ordres et la précipitation couronne le passé composé. C’est quand les hommes deviennent fous. Ils sont possédés par l’eau venue du ciel et croient dominer l’univers tout entier.
– Ah bon ?
J’ai dit pas de dialogue. Et après alors ? Alors, ils creusent vers nous et ils s’époumonent pour nous voir crever. Et pourquoi ça ? Parce qu’ils ont trop de lumière dans leurs yeux et qu’ils jalousent notre cécité. On ne peut pas en parler ? L’interro-négative ça te va bien. C’est bien pour cela que je te dis tout cela. Tu n’es que ce que je t’ai livré. Rien de plus. Alors je te ressemble ? Je trouve ça bien ! Ne te contente pas du modèle, pense à l’artiste ! Je ne vois rien ! Et moi dans tout cela, tu crois que je vois au-delà de mon nez ? Non, c’est vrai, les galeries ne se créent que si l’on creuse. Les hommes se mettent en colère que si l’on creuse. Les bruits du dehors ne nous parviennent que si l’on creuse. Parce qu’en creusant, on produit des trous, des micros fissures qui laissent l’eau s’infiltrer et les cordes vocales nous parasynthéser. Et après ? On est des bêtes d’instinct qui exècrent le conditionnel, qui ne font aucune supposition et que la consigne agace. Les bêtes de terre ne sont pas conformes à leur modèle d’origine parce qu’elles communiquent entre elles et qu’elles ébruitent les rumeurs de l’homme. Elles ne sont pas vues mais repérées, chassées, tuées, parce qu’elles trahissent le vrombissement de la terre, elles sont le mobilier ambulant du genre humain, leur cahote chantante…
Un autre temps s’arbore, les travées de l’intérieur siègent au détriment de l’équilibre écologique. Deux destinées cohabitent et s’ébattent. Aucun petit ne naîtra dans ces conjugaisons conditionnelles, les générations ne seront pas renouvelées et le carnet d’adresse restera vacant.
Si j’étais le monde… j’en ferais cette galerie, celle-là même qui me pousse par devant moi, qui humidifie mes doutes et parsème mes douleurs. Je ferais face à ce que je suis, à ce que je pourrais être. Le temps qui avait deux formes ployait sur moi de toutes ses forces et m’empêchait de devenir autre. Tout ceci n’était qu’utopie, un monde sans taupe ni obscurité occlusive.
Si j’étais le monde… je referais le même parce que je m’y ennuie et que la musique du quotidien me familiarise à moi-même.
Si…
Mais je ne suis qu’un homme.

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Style : Réflexion | Par ab.joly | Voir tous ses textes | Visite : 726

Coup de cœur : 16 / Technique : 12

Commentaires :

pseudo : ombres et lumières, une vie

Etonnant. Singulier. Spécifique. Original. Personnel. Très personnel. Irritant. Interpellant. Ecrit, oh oui, écrit. Coup de coeur et technique.

pseudo : obsidienne

et bien... creusons ! Toutes les galeries se relient et certaines se relisent. Merci pour cet immense bonheur de lecture. J'en veux encore (attention conditionnel : ) s'il te plaît

pseudo : deborah58

Une réflexion que je trouve d'une trés grande richesse, bien que la question centrale de "refaire le monde" est complexe. J'adore ta manière de lier le destin des hommes et la syntaxe de la langue française. De plus j'ai un peu eu l'impression d'être dans une sorte de discours socratique, où tu te livrais à une véritable maieutique afin, par une série de questions savamment posées au fil du récit, de "faire accoucher les esprits" de nous, lecteurs captivés par ta réflexion. Tant qu'à creuser des galeries, oui je crois qu'il faut en creuser au creux de notre conscience comme autant de tunnels entre rêves et réalité, réalisable et utopique. Attention cependant aux éboulements, les meilleures galeries sont celles construites avec des matèriaux nobles, ceux de la raison et du respect de l'autre. Amitiés

pseudo : PHIL

TOUT A ETE DIT .ALORS QUE RAJOUTER . UNE REFLEXION PROFONDE.UNE VERITABLE INTROSPECTION.UN EXCELLENT MOMENT DE LECTURE.A BIENTOT

pseudo : david

Comme dit ombres et lumières, cette une lecture très riche en technique, une belle leçon d'écriture.

pseudo : ficelle

merci pour ce GRAND retour, ab.joly. Ton texte explose d'intelligence, de réflexion, de style. Je me suis vautrée dedans avec un plaisir littéraire qui me manquait. Et puis, j'aime bien la fin "Si j’étais le monde… je referais le même parce que je m’y ennuie et que la musique du quotidien me familiarise à moi-même." car ça me parle fort. Et puis, j'ai adoré tes images...Voilà, MERCI MERCI ! Bon retour sur mytexte.