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Saint Isidore troisième partie par Arthur Maury

Saint Isidore troisième partie

Sophia l'accueillie.
Elle aida Antoine à marcher jusqu'au salon, à quelques pas de la porte d'entrée.
Une cheminée encastrée dans le mur réchauffait l'endroit. Quelques lampes tamisées, de-ci de-là disposée, éclairaient la pièce d'un intime jaune-orangée. Ils y avaient deux fauteuils et une table basse encombrée de livres et de bric-à-brac. La pièce était légèrement confinée, on trouvait une lourde étagère de chêne emplie de livre poussée contre un mur, de l'autre côté, la fenêtre donnant sur la rue et tableau amassés dans tous les coins.
Elle fit prendre place à Antoine dans un des fauteuils tournée vers le feu puis partie dans la cuisine chercher une bouilloire. Elle l'emplit d'eau et l'a suspendit à un des crochets de la cheminée. Antoine n'avait pas émis un mot depuis son arrivée.
La fatigue tirait ses traits, sa barbe naissante soulignait les plis que prenaient son visage lorsqu'il était posé sur sa main ; il l'avait l'allure d'un ours mal léché, un visage dur comme celui d'un bûcheron.
En s'approchant de lui pour couvrir ses jambes d'une couverture en laine, elle sentit son odeur, celle de la nuit : le froid, la cigarette, l'alcool, et ce relent de solitude dans le regard.
- Tu es ivre Antoine, tu vas rester là pour la nuit, lui dit-elle avec indolence.
- Je ne comptais pas repartir de toute façon, grommela-t-il avec ivresse.
On eût pu relever un soupçon d'acrimonie dans leur échange, un genre de rudesse, mais il n'en était rien. Des amants déchus, voilà tout. Ils se connaissaient depuis quinze années. Quinze années durant lesquelles ils s'étaient tour à tour désirés puis détestés, quinze années d'une incroyable intensité.
A l'amour et la haine s'était liée l'amertume, ces indissociables faisaient de leur franchise le maître mot de leur rancœur : celle de ne pas avoir su s'aimer, celle de ne pas avoir pu se quitter. Ils s'en voulaient de ne pas être comme ces autres qui savent aimer.
A force de ne pouvoir se détacher l'un de l'autre, de s'égarer de mots doux en vindicte, s'était créer une relation peu humaine, d'une franchise et d'une connexion troublante. Les mensonges n'avaient plus d'importance, l'un saisissait chez l'autre, au moindre frémissement de ses lèvres, au moindre coup d'œil en l'air, le plus profond de sa pensée.
La bouilloire se mit à siffler.
Sophia, qui s'en était allée dans la cuisine, revint prestement, avec en les mains, un plateau qu'elle posa sur une table basse au milieu du salon. Il y avait là, posé sur le plateau, des tasses et du thé, une boîte de sucre et quelques biscuits.
Elle servit le thé, et pris place dans le fauteuil en face d'Antoine. Ils burent en silence sans trop se regarder. L'heure n'était pas encore à la parole.
Passé un moment, le thé aidant, Antoine se sentait un peu mieux qu'auparavant, l'alcool lui était devenu un peu plus supportable, et bien qu'encore ivre, il se sentait apte à parler sans trop de difficulté.
- Merci Sophia.
Elle s'était mise à lire quelques instants plutôt. Elle posa son livre sur la table, et regarda Antoine avec genre d'affection maternelle.
- Je n'aime pas te voir ivre comme cela.
- Je sais, répondit-il en prenant l'air affecté, un peu coupable de s'être présenté chez elle dans cet état misérable.
- Tu tiens le coup ? lança-t-elle, comme pour conjurer sa remarque et se rendre plus aimable.
- Je ne sais pas. Thomas s'en veux, la culpabilité le ronge atrocement.
- Vous n'avez pas tant de responsabilité que ça dans cette histoire, vous n'avez fait que lever le voile sur un secret de famille. Il aurait fini par l'apprendre un jour ou l'autre, et puis il devait se douter de quelque chose, lui le blond aux yeux bleus, dans une famille de brun aux yeux noirs. Ça devait lui mettre la puce à l'oreille... elle poursuivit :
« Et ce qui est arrivé ne peut être changé. Ta mère n'a rien pu faire, ton père était absent, toi-même tu étais trop jeune... Marek est entré dans la maison, et il l'a... enfin je ne vais pas tu sais l'histoire comme moi.
- Ça n'est pas seulement ça qui l'a tué... c'est tout ce qu'il y a autour, tout ce que Thomas et moi avons fait.
- Je pensais, dit-elle sur un ton où le doute s'immisçait, qu'il n'avait pas supporté d'apprendre les conditions de sa naissance, que c'est pour cela qu'il... enfin...
- Luca ne s'est pas suicidé pour cette seule raison, lança Antoine d'un air coupable qu'il ne pouvait assumer qu'en fixant le sol.
- Mais alors, qu'est-ce qui s'est passé ? Demanda Sophia, interloquée par cette nouvelle, elle sentait l'aveu d'Antoine sur le point d'éclore.
- Dis-moi, qu'est ce que vous avez fait ? Sa voix trahissait son inquiétude
Antoine la fixa subitement. Alors que son regard la pénétrait intensément, il se mit à parler :
« Promets-moi de tenir à mon égard, ce jusqu'à la mort, une haine irréductible.
Je ne supporte pas que ma mère se répande en affection dans mes bras, qu'elle trouve réconfort dans mes yeux, alors que je suis la source de sa douleur et que je ne puis rien lui dire. Je ne supporterais pas longtemps d'échapper ainsi à la vindicte qui m'est due, de trouver l'amour là où devrait se tenir la haine.
Ta haine m'est nécessaire pour continuer à vivre sans trahir ma mère, et lui arracher en plus de son cadet, ses deux autres fils. Le coupable ne peut tenir décemment le rôle de victime lorsqu'il à une conscience comme la mienne. Il me faut quelqu'un à mes côtés pour me rappeler mon crime, qu'à ma mort encore il soit là et qu'il me toise, qu'en un regard, un seul, il rappelle cette part de mauvais qui tapit mon âme. »
Sophia blêmit tout le long de son discours, son cœur battait si fort, son appréhension était si grande qu'Antoine lui aurait révélé qu'il avait poussé Luca du haut de toit, elle y était préparée.
Un déchirement la traversait, l'homme qui lui était le plus proche, le plus intime, levait le voile sur un pan de son être qu'elle ne connaissait pas. Venant d'un être aussi bien connu, aussi profondément comprit qu'Antoine, cette révélation, cet inconnu qui soudainement les séparait, lui fit peur. Un instant elle regarda l'homme aimé de toujours, assis en face de lui, comme un parfait étranger. La peur la saisissait, l'incertitude se glissait là où elle ne s'y attendait pas et les choses les plus sûrs, la relation la plus tenace volait en poussière. Elle blêmit de ne pas connaître Antoine en cet instant.
- Parle, je t'en conjure, parle, tu me fais peur !
- Nous avons détourné Katia de lui, au point qu'elle le haïsse. Après qu'il eût appris les conditions de sa naissance, elle était devenue son seul point de repère, la raison de son existence tant le choc lui était insoutenable.
Le regard de Sophia se durci.

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Coup de cœur : 11 / Technique : 10

Commentaires :

pseudo : charlie-jane lorden

"Il me faut quelqu'un à mes côtés pour me rappeler mon crime, qu'à ma mort encore il soit là et qu'il me toise, qu'en un regard, un seul, il rappelle cette part de mauvais qui tapit mon âme" : c'est très très beau et écrit avec beaucoup d'exactitude :)