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Saint Isidore deuxième partie par Arthur Maury

Saint Isidore deuxième partie

Dans les rues de Torun, le style gothique de la cité donnait à la marche d'Antoine un air de pénitence. La nuit faisait des ruelles étroites et des coins de bâtisses, d'intrigants endroits où, tapissaient l'obscurité, d'immondes formes mouvantes. Le secret accompagnait la marche d'Antoine, les ombres dissimulaient aux yeux des hommes des recoins mille fois aperçus et qui, obscurcis par la nuit, leurs devenaient étrangers. Il pensait à part lui :
« S'il m'était possible de jeter la nuit dans mon esprit sur ces choses qui me rongent, comme la nuit qui range dans l'ombre ces pans de murs familiers ; si seulement ces choses pouvaient me devenir étrangères... »
Un peu après qu'il eût passé la grande place, là où siégeait, massive, l'église Nowomiejski, la « sainte rouge », il s'engagea dans une petite ruelle sombre. Ne pouvant résoudre son problème, il décida de l'assommer, à coup de vodka.
L'alcool est un tort que les hommes aiment à assumer, pour peu qu'il soit bon marché, pensa-t-il.
Dans le bar, le pichet de vodka posé sur la table, Antoine inspecta les environs : il y avait quelques ivrognes, des hommes abîmés par la vie, tous des inconnus à ces yeux. Le patron du bar astiquait un coin de comptoir, pendant que sur un air imperceptible de musique, un homme à l'autre bout du comptoir faisait danser sa bière et répandait, gouttelettes après gouttelettes, de petites flaques sur le bois.
Antoine pensait.
Luca pénétrait son esprit avec tellement de force, l'empoignait avec tant d'ardeur, qu'un geste de la main lui semblait nécessaire pour passer à d'autres pensées, comme si ce geste suppléait à l'effort de sa pensée, s'y combinait.
Il voyait au loin, au fond de lui, sa mère et Thomas, mais ne s'attardait pas sur leur cas.
Et puis il y avait Katia... l'amante de Luca.
A la pensée de Luca, il leva un verre, en versa un peu sur le sol, comme il est de coutume (sans pour autant se faire voir du patron), puis enfila d'un coup le reste du verre. En même temps qu'il honorait la mémoire de son frère de cette modeste libation, il lui demanda pardon.
Il se mit à penser à sa famille, à son passé, et à ce qu'il avait fait...
Antoine était l'aîné de la famille, il avait vingt-cinq ans, Thomas avait vingt et un et Luca venait d'avoir dix-neuf ans, peu de temps avant sa mort.
Leur mère, Martine, une Française, s'était marié trente ans plus tôt avec un bel homme polonais, un peintre de séjour à Paris qui l'ayant assidument séduite, s'était vu accordé sa main. Ils avaient passés les dix premières années de leur mariage à Paris, puis s'était installés à Torun. Elle était veuve désormais, depuis dix ans qu'il s'était suicidé, l'artiste l'avait laissé seule. Seule à élever leurs enfants.
Antoine repensait à sa famille, à son père dont le visage, dans sa mémoire, perdait à chaque année un peu plus de sa clarté.
Il pensait à Luca, dont le visage angélique, petite tête blonde au regard d'artiste, tendrait un jour ou l'autre à s'effacer de sa mémoire, tout comme l'image de son père, il deviendrait un fantôme du passé...

Cependant qu'Antoine pensait, le pichet de vodka se vidait.
L'alcool embrumait bientôt son esprit. La tête lui devenait lourde, traversée d'une douleur pesante telle une barre passant d'une tempe à l'autre. Le chagrin lui montait.
Il avait beau faire son possible pour contenir ce qui, d'après lui, ne pouvait être versé par un homme, les larmes perlaient déjà sur son visage, ses yeux en étaient embrumés ; sa gorge, elle, nouée au point qu'il ne pu parler, émettait de temps à autre de petits bruissement aigu qu'il ne maitrisait pas, sa mâchoire commençait à trembler.
Aussi épaisses et viriles qu'étaient ses mains, elles firent un bien modeste rempart derrière lequel dissimuler son chagrin.
Il avala d'une rasade le fond de son pichet, pris ses affaires et sorti. Mieux valait prendre le large, peut-être ces sons suraigus, ces grimaces et autres gémissements étaient tolérés chez les autres, mais pas chez lui. S'essuyant les yeux du revers de la main tout en cherchant de la tête de droite à gauche s'il y avait quelqu'un pour l'observer, il crachat son sanglot sur le pavé. La rue était déserte, il voyait depuis la sortie du bar le clocher de Nowomiejski.
Bientôt minuit.
Intuitivement plus que volontairement, ses pas l'entrainèrent un peu plus au bout de la rue, un peu plus au fond de la ruelle où la nuit tenait position. Pas un lampadaire pour le guider, mais une force. Peut-être simplement l'effet de l'alcool.
Il alluma une cigarette et en se concentrant pour abriter la flamme du vent, il vit qu'il était chancelant. Inclinant la tête, c'était tout son corps qui suivait. Il titubait comme le dernier des ivrognes.
Il marcha ainsi quelque minutes, peut-être dix, peut-être vingt. Le temps n'importait plus.
Il venait se frotter aux murs d'un bord puis de l'autre, et c'est ainsi qu'il passa la plus grande longueur de la ruelle, canalisé par les murs.
Malgré l'alcool, il demeurait silencieux, ne pensant qu'à peine.
La ruelle prit fin et donna sur une petite place mal éclairée. Quelques arbres dont les branches ployaient légèrement sous le vent emplissaient le centre de la place. Les nuages, sombres, traversaient le ciel. L'endroit était lugubre.
Antoine connaissait les lieux, il y avait quelques maisons un peu plus loin et il s'y dirigea. Il allait trouver refuge chez Sophia, une femme de sa vie.


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Coup de cœur : 10 / Technique : 10

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