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Cauchemar mégalomoteur par Machefert Jacques-Edmond

Cauchemar mégalomoteur

 

CAUCHEMAR MÉGALOMOTEUR

 

La chaleur était étouffante. Oppressante! La scène entière (mais s’agissait-il d’une scène?) baignait dans une faible lumière rougeâtre zébrée à intervalles réguliers, d’éclairs bleus. On devinait plus qu’on ne le percevait réellement, un décor monochrome de tentures épaisses, d’ameublement cossu quoique limité à sa plus simple expression, un paradis impossible et vaguement inquiétant, un purgatoire vieillot, un enfer luxueux.

Il se tenait au milieu de la scène (mais...), posé sur un socle d'albâtre noir, une rareté au prix exorbitant ramenée à dos d’éléphant par ses conquérantes armées, juste après l’invasion de la païenne Castrudie occidentale. Un piédestal dont les multiples facettes ciselées par les artisans à sa solde, transformaient les éclairs bleus en autant d’éclats sombres et tragiques. Il avait l’apparence informe d’une masse improbable et visqueuse de laquelle partait une infinité de minuscules ramifications. On aurait pu le comparer à une monstrueuse pieuvre ou à un arbre gigantesque étalant à même le sol, ses milliers de racines, déployant dans l’espace une infinité de branches feuillues.

Mais comment imaginer que cette forme flasque et apparemment sans vie - amorphe - était la plus récente, la plus actuelle matérialisation de ce que chacun s’accordait à considérer comme le seul, l’unique et omniscient Maître du Monde ? À la fois le cerveau de l'Humanité mais aussi son cœur, ses poumons, ses yeux, sa chair... la source de toute pensée en même temps que l’origine de tout fonctionnement biologique ; une centrale de pompage, de stockage et de distribution d'énergie ! Chacune de ses ramifications allait vers un de ses sujets porter l'influx de vie et y chercher une substance indéfinissable qui, une fois analysée, filtrée, chauffée, distillée, ingurgitée, digérée, « métabolisée »... devenait le fondement même de l'existence de la société : le Pouvoir.

C'était l'aboutissement d'une recherche incessante des hommes qui avait conduit de l'obscurantisme à la connaissance, de la connaissance à l'action, de l'action au pouvoir. Le Pouvoir !

Et lui, en dépit de ses formes vulgaires et peu engageantes, lui dans sa solitude rougeâtre, lui dans son infinie solitude, lui en statue molle, lui exposé aux regards, à tous les regards, à toutes les critiques, tous les coups... Lui avait tout intégré! Il savait donc avec certitude qu'il représentait tout cela, l'histoire de l'Humanité, sa mémoire, mais aussi et surtout son présent et son avenir. Il usait du Pouvoir pour agir et chaque nouvelle action lui en apportait plus. Et il en voulait toujours plus ! La nécessité s’était muée en thésaurisation. Et son appétit croissait encore et encore. Toujours ! Car c’est l’essence même du Pouvoir ! ou son abominable calcul : fournir un substitut de plaisir à celui qui s’adonne à sa pratique immodérée, en ne lui autorisant qu’une jouissance brève et peu convaincante, une approche trop fugitive du bonheur pour ne pas être désespérée. Et règle suprême : ne jamais lui accorder la satisfaction totale. L’abandonner, tel l’éjaculateur précoce, à ses interrogations, ses frustrations, à de nouveaux besoins, à ses désirs finalement inassouvis. Lui, le détenteur d’un pouvoir absolu mais finalement virtuel, ne devenait-il pas ce lamentable junkie, un accro en état de manque, à la recherche permanente et misérable de la salvatrice dose de son indispensable drogue ? Le Pouvoir !

Et pourtant... ses sujets le vénéraient et avaient construit des temples pour l'adorer. Ils étaient totalement inféodés à sa pensée et à son être. Ils calquaient leurs attitudes, leurs pratiques les plus personnelles, les plus banales, leurs mœurs, leurs croyances... sur les siennes. Ils allaient jusqu’à singer - avec une maladresse touchante, il l’admettait volontiers - sa sexualité pourtant originale. Leur existence - oui, leur existence ! - dépendait de son bon vouloir, il était la Vie ! Il était Amour ! Il était Dieu !

Comment analyser cette sujétion ? En termes aussi généraux que cyniques ? La soumission apparaîtrait alors comme une constante de la nature humaine qui, au cours des siècles, n’a cessé de s’en affranchir que pour en inventer de nouveaux modes. Esclavage, servage, salariat. Imposés ou consentis ? Avec au bout du compte, deux réponses possibles et indissociables. Quel triste mais souvent trop réaliste raccourci du destin de l’Humanité ! Le Pouvoir !

Il en avait longtemps usé - ô combien ! - et abusé - prolétariat, si tu savais ! - mais à ce moment précis et depuis plusieurs jours déjà, avachi sur son trône d’albâtre noir, il était en proie au doute. Il savait que quelque chose coinçait dans cette superbe mécanique réputée infaillible, un simple grain de sable peut-être... Quoi qu’il en soit, la teneur exacte de l’anomalie lui échappait encore. Son cerveau fonctionnait pourtant parfaitement et il envoyait une quantité d'influx largement suffisante en direction de ses sujets, alors qu'en retour, il recevait nettement moins de Pouvoir. Et surtout, plus que la quantité de substantifique moelle transmise, c’était sa qualité qui l’inquiétait. Que vaut un Pouvoir affaibli, contesté, contaminé, pollué, pourri ? Et que dire alors de son efficacité ? Ah ! comme il l’avait employé avec délectation pour « motiver » ses subalternes, ce mot qui lui revenait aujourd’hui comme un boomerang : Efficacité, que de crimes on commet en ton nom...

Et chaque jour qui passait, le peu de Pouvoir qui lui parvenait encore, se trouvait un peu plus dilué, au point d’en devenir insipide. Quasiment inutilisable ! Plusieurs de ses proches collaborateurs avaient été chargés d'enquêter sur ce troublant mystère, mais ils tardaient à fournir leurs conclusions. Craignaient-ils tant la vérité, qu’ils n’osaient la révéler au principal intéressé ? Ou... plus simplement, cantonnés depuis des lustres, dans l’apparence - dans le paraître plus que dans l’être - avaient-ils perdu toute notion du vrai, de l’essentiel, du réel ? À moins que leur retentissant silence ne puisse être imputé à leur ignorance ? leur sottise entretenue par des années de servitude ? leur incompétence ? En attendant, à l'intérieur du temple de la solitude, la température montait, montait, montait, devenant de plus en plus insoutenable. insupportable!

Enfin, les experts prirent leur peu de courage à deux mains et s’en furent rendre leur verdict. Dans leur infinie sagesse, ils constataient que le Maître était malade et qu’en conséquence, il devait se soigner, car le Pouvoir qu'il recevait manquait de la plus élémentaire consistance. Admirable diagnostic évitant aussi prudemment que soigneusement d’appréhender les causes du mal ! Quant au traitement proposé... Puisque la dégénérescence du Pouvoir était constatée, il suffirait - pontifiaient les doctes conseilleurs - de le régénérer. Une simple injection quotidienne de concentré de Pouvoir génétiquement modifié (le fameux PGN) devrait permettre au malade de retrouver - au moins partiellement - ses facultés.

Il reçut le message sans broncher, le décoda sans complaisance : mieux valait ne pas se leurrer ; ces injections (pourquoi pas des inhalations, tant qu’ils y étaient ?) ne constitueraient au mieux qu'un artifice, un cautère pour sa supposée jambe de bois, un report d’échéance. Avec leurs langues du « même métal » que sa prothèse, ses charlatans de service ne lui offraient qu’un moyen lâche et détourné, de fuir une fois de plus ses responsabilités, de retarder l'inéluctable issue.

Il renvoya tous ses conseillers et resta seul dans l'atmosphère irrespirable. Alors, durant une fraction d'éternité, il entrevit pour la première fois la Vérité : ses sujets continuaient à très bien fonctionner ; ils émettaient toujours autant de Pouvoir ; celui-ci était toujours d’aussi bonne qualité. Lui, de son côté, respectait ses engagements et produisait suffisamment d'influx. Alors ?

Alors, entre les deux, entre le monarque et ses sujets, des intermédiaires étaient venus s’interposer. Il ne pouvait s’en prendre à personne d’autre qu’à lui-même, c’était lui qui avait créé cette caste de courtisans et qui lui avait défini ses missions : favoriser l’échange, la circulation, la communication, la descente d’influx et la montée de Pouvoir ! Seulement voilà, de l’influx et du Pouvoir, il s’avérait maintenant que ces indélicats intermédiaires, en consommaient aussi. Et qu’à force d’en consommer, ils y avaient pris goût ! Pas idiots pour autant, les gourmands compensaient leurs coupables ponctions par une dilution de plus en plus éhontée. Comme la texture des conduits n’était pas prévue pour véhiculer un produit aussi dénaturé, elle s’oxydait progressivement ; la rouille gagnait du terrain, s’agglutinait, formait des blocs incroyablement durs qui obstruaient les canaux tout en continuant de les ronger, de les détruire.

Ce beau réseau, fierté du Maître incontesté de l’Univers, cet exemplaire réseau dont les ramifications pénétraient au plus profond de la société planétaire, ce réseau laborieusement construit au cours de siècles éclairés par la pensée unique, celle imposée par l’idéologie triomphante du profit facile et de la mondialisation à tous crins, ce réseau si puissant qui maintenait sous influence et sous dépendance des peuples entiers, ce réseau qui semblait alors indestructible, ce réseau se révélait aujourd’hui, d’une fragilité extrême. À terme, il était condamné ! Et le terme était échu !

Non seulement, ce qui continuait à passer tant bien que mal à l'intérieur de cet immense réseau, était affreusement déformé, circulait de plus en plus difficilement, mais les milliards de ramifications se mélangeaient entre elles, « se faisaient des nœuds ». Les voies de communication - pourtant vitales - s'étaient progressivement bouchées, engorgées, mélangées. Leur invraisemblable circuit ne figurait plus sur aucune carte, aucun plan... Et pas le plus petit panneau indicateur, pas le moindre guide pour montrer la route à suivre. Pas âme qui vive à des lieues à la ronde ! La boussole était cassée, le nord perdu. Mieux valait tirer sans plus attendre, la logique conséquence du cataclysme. Quand la Vérité devient aussi évidente, aussi crue, la mort peut légitimement intervenir car elle se sait alors, acceptée. 

Soudain tout s'arrêta comme par enchantement. Ou plutôt... la masse informe et visqueuse répandue sur son socle d'albâtre noir, prit enfin conscience de l’immobilité générale et de la sienne en particulier. S’y installant pour l’éternité elle écouta une dernière fois le pesant silence qui causait sa fin. Les éclairs avaient cessé ; la nuit avait mangé le décor ; la mince clarté rougeâtre avait disparu. Et la chaleur n’en finissait pas de monter. Quand elle devint fusion, le monde chavira dans l'explosion et une lave incandescente se répandit sur le sol, éliminant jusqu’au souvenir de ce qu’elle engloutissait. Quand elle eut achevé son action purificatrice, elle se solidifia, se pétrifia. Alors seulement, le haut plafond s’ouvrit en son milieu pour laisser apercevoir un petit coin de ciel bleu, n’attendant plus que deux ou trois nuages de beau temps pour devenir crédible...

La messe était dite !

En quelques minutes décisives, avec la chute brutale de la température, le centre de la pièce (mais ce n’était décidément pas une pièce !) s’était transformé en désert. Seuls subsistaient quatre pans de murs dentelés, menaçant de s’effondrer au moindre souffle d’air ; portes et fenêtres avaient volé en éclats. Le jour gagnant doucement sur la longue nuit, un œil exercé aurait seulement pu remarquer les derniers lambeaux de matière gluante qui dégoulinaient sur les lourdes tentures, rappelant pour quelques minutes encore, le terrible événement qui venait de se produire ici.

Les yeux écarquillés, la foule assemblée depuis des semaines devant le Palais, se décida enfin à monter lentement, tant sa crainte était encore grande, les douze marches de marbre, conduisant à l’entrée principale. En silence, aux aguets, sur la pointe des pieds, tant le respect du Tyran était encore ancré dans la mémoire collective, elle franchit le seuil interdit, presque surprise de ne pas être foudroyée après un acte aussi téméraire, un crime aussi profanateur. Iconoclaste! Réalisant tardivement l’invulnérabilité que confère l’union, la populace ne se contint plus et entra en force dans le sanctuaire, bien décidée à conjurer ses peurs ancestrales, par un viol sacrificiel et libérateur. Un vieillard en haillons leva ses bras décharnés vers le ciel vide et hurla : "Dieu est mort!"

Et le soleil réapparut, envahissant, écrasant, aveuglant... Les hommes qui avaient oublié la toute-puissance de ses rayons bienfaisants, tournèrent vers l’astre du jour, leurs masques incrédules. Pour le regarder de nouveau en face, ils prirent soin de protéger leurs yeux désaccoutumés.

*

Se protégeant de la soudaine lumière sous son oreiller de soie, Pierre-Henri suivait les pas très dignes de son majordome qui ouvrait les volets pour laisser entrer le soleil matinal. Quelques bruits de la rue, bribes de conversations, chants d’oiseaux, chocs de poubelles, démarrages de moteurs, en profitèrent pour monter subrepticement jusqu’à sa luxueuse chambre de célibataire endurci, avant de s’estomper dans l’épaisseur de ses riches tapis. Une odeur de café flottait dans l’air et participait au bien-être nouveau qui l’envahissait, se concrétisant par une fort agréable érection. Le cauchemar, celui qui revenait chaque nuit, s’éloignait déjà... comme chaque matin.

Le heurtoir en bronze de la massive porte d’entrée le tira de sa bienheureuse léthargie. Il entendit ensuite le cliquetis familier des clés tournant dans la serrure, mais ne put saisir, les mots échangés par son majordome avec les intrus. Pas d’éclats de voix, rien que des murmures déchiquetés... mais assez audibles pour l’autoriser à se forger sinon une certitude, du moins une opinion :

- Huissier de justice... saisie... Monsieur Pierre-Henri... meubles...

Il se leva, revêtit sa robe de chambre en cachemire mauve et, du haut de son mètre quatre-vingts, de sa morgue et de son premier étage, regarda par la fenêtre de son luxueux hôtel particulier, ce qui se passait en bas, dans la très chic rue des Merciers. Un camion de déménagement venait de se garer sur le trottoir, les voisins ouvraient leurs volets curieux, des journalistes et photographes accouraient d'un peu partout, bardés d’appareils et de certitudes.

Le grand patron de l’anonyme société eut une belle pensée dont il n’oublia pas de se féliciter, pour ses trois cents ouvriers qui, tout à l’heure, trouveraient close la porte de l’usine et retourneraient s’entasser dans leurs immeubles de Mireuil, en attendant de toucher leurs indemnités de chômage. Il regagna son lit, s'enfonça voluptueusement dans les draps parfumés, tira une fois de plus la couverture à lui et se rendormit avec la ferme intention de reprendre rapidement la place qui lui revenait... sur le piédestal d’albâtre noir.

Jacques-Edmond Machefert

 

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