Publier vos poèmes, nouvelles, histoires, pensées sur Mytexte

Aux Tuileries. par Zarathoustra

Aux Tuileries.

  Les gens disaient qu'il y avait des voix dans sa tête, un peu comme Jeanne d'Arc. Sauf qu'elle s'appelait Manon. Enfin... on a toujours su que les gens imaginent des tas de choses sans qu'elles soient véridiques. Non, elle n'avait pas de voix dans sa tête. Elle l'avait Lui. Simplement Lui. Il lui parlait souvent et ils avaient de longues discussions pendant lesquelles ils discutaient de tout et de rien, de la terre et du ciel, de Lui et Elle. S'il n'était pas là, elle l'imaginait à côté d'elle. C'était sans doute même plus que l'imaginer. Elle l'entendait, lui répondait. Elle aurait presque pu le toucher tant son délire était réel. Elle sentait cette odeur sucrée et épicée à la fois qui lui était si particulière. Elle voyait ses yeux, chaque once de couleur qui les colorait, la forme de sa bouche... Elle voyait tout de Lui.

  Elle négligeait son appartement du Vème, ne sortait plus vraiment sauf en cas d'extrême nécessité. Mais il n'y avait jamais vraiment de nécessité avec elle. Sa nécessité se résumait à cet être qui lui était si cher. C'était un peu son air, ses battements de coeur à elle. Oui, je crois qu'on peut dire ça comme ça.

  Elle commandait ce dont elle avait besoin par téléphone. Pourquoi sortir? C'était une perte de temps. Elle préférait mettre de l'encens les jours où il ne lui rendait pas visite en regardant la rue du 4ème étage et en écoutant Erik Satie. C'était toujours la même rengaine: une absence qui lui crevait le coeur alors elle allait dormir en espérant qu'Il serait là à son réveil. Elle faisait un peu comme elle pouvait dans le fond. Un peu comme nous tous.

  Elle le retrouvait même la nuit. Comment s'endormir si ses bras n'étaient pas autour de sa taille? Si elle ne sentait pas son souffle sur sa nuque? S'il ne lui chuchotait pas ces longues phrases qui la faisaient frissoner à l'oreille? Hein? A quoi bon?

  Au fond, elle savait bien qu'Il était devenu une dépendance et qu'elle ne s'en remettrait jamais. Elle avait su qu'elle serait foutue au moment même où elle l'avait vu. Il n'y avait pas d'échappatoire. C'était comme ça. A vie. Il avait marqué son coeur au fer rouge. Des cicatrices comme ça, ça ne part pas. A moins d'arracher le reste d 'humanité qui lui restait.

  Des cadres à photo hantaient ses étagères et ses commodes. Photographies de gens qu'elle ne connaissait plus ou qu'elle avait oublié depuis longtemps. Cela faisait des années qu'elle n'avait plus d'amis. Hormis Lui. Elle aurait sans doute hurlé, se serait jetée par terre s'Il était parti. Mais Il restait. Ce fantôme, cette ombre de son passé restait pour elle. C'était bien la dernière chose qu'il lui fallait. Peut-être qu'elle aurait pu se relever de tant de solitude s'Il n'avait été là mais son aliénation dépassait l'entendement. Et au fond, elle s'en accomodait bien. Elle était comme la plupart des gens: elle avait cette volonté d'auto-destruction, ces questions qui la faisaient foncer droit dans le mur et ces instants qui prennent à la gorge et font éclater en larmes n'importe qui, n'importe quand et surtout, surtout, pour n'importe quoi.

  C'était juste une personne parmi 6 milliards et demi d'êtres humains. Rien, en somme. Elle le savait, s'en foutait. Elle riait quand elle faisait sauter des crêpes dans sa cuisine, inspirait profondément quand elle se sentait vivante.

  Sur la table où elle déjeunait, elle mettait toujours deux assiettes et elle les remplissait toujours toutes deux. Après tout, on ne sait jamais...

  Les journaux qui avaient défilés durant son existence étaient éparpillés un peu partout dans l'appartement. C'était simple, ses pensées ressemblaient à chez elle. Dans les deux cas, c'était le bordel.

  Pourtant, ce jeudi-ci, elle décida de sortir. Avec Lui. Ils allèrent près des Champs Elysées, passèrent près de l'Arc de Triomphe, l'admirèrent cinq minutes et prirent un taxi pour rejoindre le jardin des Tuileries. Ils s'assirent dans l'herbe. Il faisait beau et ses longs cheveux bruns passaient sur son visage à cause du vent. Elle avait 39 ans mais elle en paraissait dix de moins. Le soleil créait des reflets blonds dans ses cheveux et ses yeux noirs pétillaient. Elle riait.

  Sur le chemin à côté d'eux, les gens observaient cette femme qui regardait devant elle, parlait et riait seule depuis une heure.

 

* * *

 

  Il était parti un soir lourd de juillet. Comme ça, sans rien dire. Elle non plus n'avait rien dit d'ailleurs, rien fait pour le retenir. Elle s'était penché à sa fenêtre, juste au-dessus de la rambarde et l'avait regardé s'en aller. Il avait claqué sa portière de voiture comme si cela suffirait à effacer leur vie commune, à effacer 16 ans passés ensemble.

        La portière s'était refermée sur leurs souvenirs.

   Elle ne pouvait plus se relever, plus respirer. Si elle avait tenté de se redresser, elle se serait effondrée. Elle le savait et préféra rester courbée sur son tapis oriental à pleurer tout ce qu'il lui restait de larmes, tout ce qu'elle possédait de chagrin et à essayer de vider son cœur des sentiments qu'elle pouvait encore ressentir. Elle aurait voulu détruire toute sa personne, se jeter sous une voiture mais elle n'en fit rien: elle avait trop peur. Elle voulait disparaître. Dormir pour ne plus penser et rêver pour refouler ces images, ces sensations de son passé qui revenaient sans cesse dans sa tête. Images qui n'étaient pas laides mais trop belles pour pouvoir ne serait-ce que se les rappeler dans un moment pareil et qu'elle n'était plus capable de supporter tant elles la heurtaient.

   Elle regarda les objets brisés sur le sol. Ceux qu'ils avaient cassés pendant leur dispute. Elle se disait qu'il reviendrait, comme à chaque fois qu'ils s'embrouillaient lui et elle. Ca ne durerait pas. Non, ça ne pouvait pas durer. Elle l'aimait et il l'aimait, elle le savait, ça ne pouvait disparaître en un seul claquement de portière, en quelques mots, en quelques cris. Ils étaient trop l'un à l'autre pour cela. Ils avaient traversé pire, elle en était consciente. Ils s'étaient dit trop de choses, s'étaient donnés trop d'amour, connaissaient tout l'un de l'autre. Pourtant cette fois, elle sentait que c'était différent. Que quelque chose clochait. Elle n'aurait pu dire quoi mais cela la mettait dans des états impossibles, à s'en rendre malade, à ne plus s'arrêter de pleurer. Il rappelait d'habitude. Il rappelait au bout d'une heure, ou trois, maximum. Mais là c'était le silence total et cela faisait plus de 8 heures. Ça n'était pas normal. Elle composa son numéro mais ce fut sa messagerie qui lui répondit.

  Alors, elle s'assit pour attendre. Ou ne rien attendre. Elle ne savait plus très bien. Elle laissa leurs souvenirs refaire surface. Un sourire. Un fou rire au petit matin dans des draps de coton. Un souffle. Un baiser. Un regard. Ses ongles agrippés à son dos nu. Sa chaleur. Ses mots. Leur histoire. Tant d'images qui reparaissaient de l'obscurité et retraçaient leur vie ensemble. Ils ne faisaient plus qu'une seule et même personne. Les mêmes gestes, les mêmes paroles. Manon n'était rien sans lui, et lui rien sans elle. Malgré leurs différences, ils avaient su s'apprendre. Parce qu'ils étaient chacun comme un langage singulier qu'il faut savoir décrypter, puis maîtriser pour en saisir toutes les nuances sans faire d'erreurs. Ils en avaient mis du temps. Ils avaient été maladroits, gauches et parfois même très bêtes mais le jeu en valait la chandelle et aucun d'eux ne regrettait un seul des instants passés ensemble. Leur vie s'apparentait à une symphonie; avec des moments où tout accélérait, montait en crescendo et où ils se déchiraient pour ensuite toujours mieux se réconcilier et profiter d'une musique plus calme et plus douce. Mais quelles que soient les variations de cette partition, elle n'avait jamais rien été d'autre que magnifique.

   Le téléphone sonna. Manon se réveilla brusquement et sorti, non sans difficultés, de son état léthargique pour enfin arriver à tendre la main vers le combiné et s'en emparer:

« -Nathaniel? »

Une voix de femme lui répondit.

 « - Non Madame, Hôpital du Val de Grâce. Etes-vous l'épouse de Monsieur Nathaniel Valéra?

- C'est moi, oui. Il est arrivé quelque chose? »

   Elle se sentit idiote.

« - Madame, votre mari a eu un grave accident de voiture. L'ambulance est arrivée à temps et il se trouve à présent en soins intensifs, dans un état stable. L'accident s'est produit vers une heure du matin. »

  Manon regarda l'horloge. Il était 5 heures du matin. Son interlocutrice remarqua son silence et crut bon de continuer.

« - Les médecins ont passé 4 heures dans le bloc avec votre mari pour le soigner. Nous avons jugé préférable d'attendre pour vous appeler.

- Merci, s'entendit-elle répondre sans réfléchir.

- Madame, il serait bon que vous vous présentiez à l'hôpital afin de remplir les papiers nécessaires aux soins de votre mari et pour le voir.

- Je... Bien sûr, oui. Je fais au plus vite. »

   Le combiné tomba sur le tapis oriental. La porte claqua. La sonnerie du téléphone retentissait dans sa tête. Plus rien. Le tambourinement de son cœur à l’intérieur de sa tête. Envie de vomir. La clé de voiture attrapée au vol. Un foulard disparaissant derrière une porte.

    Et Manon était partie.

  Elle arriva au Val de Grâce un peu après cinq heures et demie. S’il n’y avait eu personne sur la route, elle aurait certainement mis moins de temps mais Paris est une ville, qui même la nuit, ne désemplit pas. Elle descendit de la Ford sans même prendre la peine de retirer la clé du contact et se précipita aux soins intensifs. Manon s’appuya lourdement sur la porte à battants et se retrouva seule face à l’enfer que peuvent être les hôpitaux: les charriots avec leurs malades entassés dans les couloirs, les médecins et chirurgiens criant et la salle d’attente, le pire endroit du monde selon elle. On ne peut jamais savoir les nouvelles qui vont nous y être données. Nous devons rester là, inactifs, suppliants envers diverses divinités qui n’existent peut-être pas. A prier intérieurement sans réponse assurée, ou exaucée.

   Elle alla vers ce qui semblait être un bureau d’accueil et demanda après la chambre de Nathaniel.

«  C’est la porte numéro 12, au fond à droite du couloir dont vous voyez la porte. »

   La secrétaire pointait la porte en question du doigt.

   Alors Manon se dirigea lentement vers l’endroit indiqué et pénétra dans un couloir blanc, sans tâches. Presque trop propre, remarqua-t-elle machinalement. La distance à parcourir entre la porte qu’elle venait de franchir et la chambre 12 lui parut interminable.  Puis, sans prévenir, elle se retrouva devant. Elle détailla la porte : blanche, elle aussi, et puis ces chiffres en bois fixés dessus, un 1, suivi d’un 2. C’est à ce moment qu’elle prit conscience que Nathaniel se trouvait derrière. Elle ouvrit la porte violemment.

   Il y avait un médecin et deux infirmières autour du lit. Ce fut comme si aucun son n’existait plus. Sa tête bourdonnait. Elle lut sur les lèvres du médecin qu’on lui demandait de sortir. Le lit. Elle chercha le lit du regard, le vit, chercha  Nathaniel. Un homme sans souffle, inanimé. Elle sentit que les infirmières la poussaient dehors.

« C’est fini. »

 

C’est tout ce qu’elle entendit. Le reste fut coupé par le cri qu’elle enferma dans son corps.

 « Manon ! Manon !! MANON !!! »

   Manon n’était plus là. Plus de Manon. Plus rien. Elle l’entendait encore hurler son nom dans la rue, quand il était parti plus tôt dans la soirée, résonner en boucle dans sa tête. Toujours plus fort, toujours plus douloureux.

   C’était ça, alors. Pas d’au revoir. Pas d’ultime étreinte. Juste le froid et la solitude immédiate. Pesante. Inacceptable. Agressive. Et elle.

   Elle se répétait les derniers mots qu’elle lui avait jetés à la figure dans un excès de rage et de folie pure.

« Tu ne m’as jamais aimée ! Pars ! Tire-toi, salaud. Je ne veux plus jamais te revoir. »

   Je ne veux plus jamais te revoir. Elle avait été servie. Il était parti. Pour de bon. Pour jamais. Il finirait dans une boîte. Catalogué, numéroté. Puis son nom serait affiché sur une pierre glacée dans un cimetière. Comme un hurlement sourd.

Parti. C’était simple.

 

* * *

 

   On retrouva Manon tard  dans l’après-midi. En plein soleil. Elle marchait au milieu de la route, sur la pointe des pieds, en équilibre. Quand on vint la chercher, elle se mit à genoux pour ne pas qu’on l’emmène. Elle parlait. Elle ne cessait de répéter : « Tire-toi. Tire-toi. Va au diable. » On finit par la ramener chez elle.

 

* * *

 

2 ans plus tard

 

  Manon mit deux assiettes sur la table. Elle attrapa sa fourchette et commença à manger.

« Ça te plait ? »

Elle hocha la tête et rougit.

 « Il fait beau dehors, aujourd’hui. J’irai bien aux Tuileries. Ça fait longtemps. »

    « Plus vite, s’il vous plaît. Nous avons un rendez-vous important. »

       Elle s’assit dans l’herbe et regarde à côté d’elle. Elle dit simplement :

    « Je suis contente d’être ici, avec toi. »

       Il faisait beau et ses longs cheveux bruns passaient sur son visage à cause du vent. Elle avait 39 ans mais elle en paraissait dix de moins. Le soleil créait des reflets blonds dans ses cheveux et ses yeux noirs pétillaient. Elle riait.

      Sur le chemin à côté d'eux, les gens observaient cette femme qui regardait devant elle, parlait et riait seule depuis une heure.

       Dans la cuisine du Vème, les assiettes encore posées sur la table étaient propres.

    "Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"

    Style : Nouvelle | Par Zarathoustra | Voir tous ses textes | Visite : 908

    Coup de cœur : 36 / Technique : 35

    Commentaires :

    pseudo : pap0ti

    Ah l'amour, l'amour, c'est un peu autobiographique tout ça =P

    pseudo : Zarathoustra

    Enfin! Je ne parle pas seule moi! xD Tu vois à travers Sam toi? =P

    pseudo : pap0ti

    Tu me demandes si Sam est transparent ?

    pseudo : Zarathoustra

    Non, si je parle toute seule et que j'embrasse de l'air xD

    pseudo : pap0ti

    Rassure toi : non ! Mais d'ici quelques décennies, peut etre =P