2. La communauté des Penseurs

Ce qu’on m’a laissé voir. Une communauté structurée.

Plancton, déjà, avait fait beaucoup d’émules avec son essai: Le Fumet, ou l’art d’aider les nouveaux-nés à bien fendre la coquille pour s’en libérer sans se blesser. Ce livre avait d’ailleurs été inspiré par Anémone Lotte et  sa Métaquatique.

Et voici quelques autres des ouvrages de référence:

 -   L’incontournable Les Pincées du Grand Squale, ou comment Neptune sommeille en chacun de nous;

   - Des clams et des praires, mieux vivre entre frères de Bernard l’Hermite (réservé aux penseurs évolués en fin de cursus);

 - La mer, fruits et produits de Kalmar,...

... tous disponibles aux éditions écueils.

On pouvait entendre ces gens discourir au forum du Grand Rocher. Pour se rendre à pareil endroit, il suffisait de se laisser guider par la voix ondulée des émules qui ponctuaient chaque phrase de l’orateur, par des AAAHHH de jouissance extrême. Certains allaient  jusqu’à simuler cette extase, pour mieux s’approcher du Maître, pouvoir sentir sa force et espérer, on ne sait jamais, être touché et saisi par la Grâce et l’intelligence. Sole, une des sirènes acceptée chez les Tritons Penseurs était de ces personnes: les Simulateurs.

Les Simulateurs inspiraient la confiance à leur entourage;  le langage, qu’ils maniaient très bien, leur servait à soutirer tout renseignement leur permettant d’asseoir leur pouvoir, leur emprise sur les autres disciples. Et ils savaient séduire même si, d’apparence, ils semblaient inoffensifs. En effet, les mots qu'ils employaient, dotés d'un très grand pouvoir hypnotique réussissaient à flatter les interlocuteurs, et à les convaincre qu’ils étaient drôles, spirituels, aimés et admirés de tous, et ceux-ci, soudainement, bien incapables de se défendre, devenant aussi dociles que des hippocampes d'élevage, levaient leurs barrières mentales, prêts à se faire sonder les pensées, par des êtres qui, en fait, étaient avides de les maîtriser. 

Elle, Sole, rêvait de s’emparer de l’esprit de Plancton, pour se sentir enfin invulnérable. Mais les Maîtres, aguerris, repoussaient toute pénétration intempestive, imprenables qu’ils étaient.

Souvent de retour chez elle, elle fredonnait:

“Non, non, tu ne me priveras plus

De ce que je n’ai pas eu

Je prendrai

J’irai chercher

Dans les entrailles

S’il le faut

Je ferai des entailles

A toute parcelle de peau

Je prendrai,

J’irai chercher...”

Les Simulateurs, en temps de conflits, avaient leur utilité, ils étaient de précieux alliés. Mais gare à ceux qui les avaient humiliés. Maître Pare en avait fait, récemment les frais.

D’autres disciples, ceux-là n’étaient autorisés à venir, au Grand Rocher, qu’une fois tous les 35 jours, ils soulevaient des polémiques, interrompant les discours des initiateurs, remettant en cause leurs raisonnements, leurs croyances.

Ces dangereux Polémistes permettaient à l’Enseignant de mesurer sa foi et son intériorité, il pouvait ainsi tester sa persévérance face aux courants contraires. Cette journée spéciale était attendue de tous avec impatience, voire sadisme; quoique ce peuple marin soit si évolué, il y en aurait toujours pour jubiler le jour où le Maître, face contre terre, (ou, plus précisément, face contre croûte océanique), trébucherait sans réussir à se rattraper: c’était déjà arrivé, heureusement, rarement. Les places publiques étaient horribles pour çà, on tombait en disgrâce, aux yeux de tous... pas un recoin où échapper au regard de l’autre.

De fait, les Maîtres étaient constamment obligés de travailler à développer l’humilité; ce qui était très difficile, arrivé à un niveau de conscience élevé, de devoir se dire qu’un jour on pouvait avoir tort, et accepter cet état.

Les Croyeurs, à différents niveaux restaient les plus fidèles mais aussi les plus faciles à manoeuvrer. Capables de mémoriser chaque mot que prononçait l’enseignant, ils ne cherchaient jamais à s’opposer à ses idées, ni à manipuler les autres; l’apprentissage se faisait à un rythme accéléré, et pour leur faciliter l’assimilation, on les épargnait: ils étaient dispensés d’assister à la 35ème journée, trop éprouvante pour eux, qui ne pensaient par eux-mêmes. Leur formation achevée, ils pouvaient enfin écouter les Polémistes, ayant acquis une assurance suffisante.

Quant aux Performeurs, si peu nombreux qu’on ne savait dans quelle classe ils allaient apparaître, au fil de l’enseignement, ils apportaient leur propre lumière, aidant à la progression: la classe des futurs Maîtres.

Ajoutant à l’enseignement leur propre touche, installant une nouvelle dimension, sublimant l’oeuvre ou croyant le faire. Les mots devenaient plus puissants, face aux océans, ondes qui maintenant faisaient vibrer la surface; les idées s’illuminaient et prenaient leur envol, des bulles d’oxygène se dégageaient de pensées qui prenaient vie, s’enracinant dans la roche millénaire, et s’élevant le long des algues, semblant vouloir percer la surface, se propageant dans chaque micro-organisme, dans chaque particule, un pouvoir étrange surprenant par sa force qui agissait d’abord sur la plus petite cellule avant d’imprégner la plus grande. Quand ils étaient capables d’émettre des vibrations se fondant aux éléments, sans créer de perturbations, ni forcer, pouvant même s’identifier à la poussière des galets, alors là, ils étaient capables de passer Enseignants. Mais durant leur croissance que de vulnérabilités. Ils devaient intégrer chaque émotion, chaque vague les faisaient balbutier, testant et entraînant leur bravoure qui devait être grande pour la suite. Ils semblaient parfois reliés à un simple fil. Mais eux seuls savaient combien la résistance de ce fil était énorme.