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le monde selon Clara par geob

le monde selon Clara

1Er jour.
Un trou béant. C'est tout ce qu'il reste de la bâtisse qui avait été une fabrique de chaussures, puis un cinéma, puis un magasin, et il ne savait plus quoi d'autre. Depuis l'incendie et le début du chantier, il détournait le trajet de sa promenade quotidienne pour s'arrêter quelques minutes, des fois une heure. Il longeait la taule jusqu'à l'endroit où le trou apparaissait derrière un grillage, contre lequel il venait coller son ventre. Les bras croisés dans le dos, les yeux plissés, immobile, cherchant entre les machines et les quelques gus qui s'agitaient en bas un coin où poser son regard fatigué, mais sans y parvenir. Seul. Sauf ce matin là.

Qu'est-ce qu'elle fout là celle-là ? Sur le trottoir d'en face, il l'aperçoit près du chantier, les doigts accrochés au grillage. Elle se tient sur la pointe des pieds pour mieux entrevoir le fond du trou. À sa place putain ! Elle doit avoir son age, peut-être quelques hivers de moins. Une croque-mitaine, a-t-il pensé en la voyant, tant la présence de cette vieille bique ici (il n'y a jamais personne à cet endroit) semble géométriquement et précisément destinée à le contrarier lui. Il est contrarié.
Il accélère. Il ne traverse même pas la route pour longer les taules du chantier, ce qui l'obligerait à passer à coté d'elle. Il ne veut pas voir son visage, sentir son odeur. Il reste de son côté de la route, à l'ombre, et accélère. Il accélère tout ce que sa vieille carcasse permet, comme un acteur vexé, pour quitter la scène au plus vite. Et elle semble s'étendre cette scène, à mesure qu'il veut la quitter. Enfin, le coin de la rue. Il disparaît en grognant un lexique barnabite qu'il n'utilise que pour jurer.

2Nd jour.
La rue est déserte. Bientôt sa bedaine apparaît à l'angle du pâté de maison, naturellement suivie par le reste de son corps et les petites roulettes d'un cabas pour faire les courses. Il marche vers le bas de la rue. Personne. Le cabas s'arrête à l'endroit habituel, son ventre vient frôler le grillage tandis que le vent agite ses rares cheveux. Et la petite musique commence, rythmée par le bruit des machines et les voix des ouvriers. Une balade entêtante sur un rythme de marche, nerveuse, lancinante, rythmée par un sourd battement de cœur au ralenti. Ses yeux s'agitent et brillent de plus en plus. Dehors, le silence. Mais dans sa caboche imperméable de vieil aigri qui ne veut plus rien vivre, c'est une chorale qui s'immisce et hurle des cantiques incompréhensibles en remuant des morceaux de sa vie. Et ça dure. C'est que sa vie a été longue... ça dure, jusqu'à ce grincement, cette voix, comme un petit coquillage dans les rouages de sa solitude d'horloger. Et Wagner s'envole.
- « Ça me fait drôle à moi aussi. »
Il met quelques secondes (le temps que le bourdonnement dans ses oreilles cesse) mais finit par esquisser un mouvement de tête sur sa droite. L'autre cloche de la veille ! Elle est là, à moins d'un mètre de lui, sur la pointe des pieds, elle scrute le fond du trou. Son trou.
- « Je veux dire... les choses changent si vite, ça fait drôle. »
Et elle lui parle en plus.
- « J'ai travaillé à l'usine de chaussures vous savez. »
il a cligné des yeux, mais n'a rien trahi. Juste refermé sa bouche restée entrouverte assez longtemps pour que sa langue soit sèche. Il déglutit, tourne une dernière fois la tête vers le chantier, et bientôt les petites roulettes du cabas repartent. Le coin de la rue. Il disparaît.

3Eme jour.

Le soleil tape. Personne. À part la silhouette grise d'un vieil homme sur le trottoir d'en face, à l'endroit où la taule cède sa place à un minuscule grillage au delà duquel on distingue le chantier. Il pourrait bien faire partie du décor, ce drôle de type. Parfaitement immobile et pourtant, on jurerait qu'il bouge sur un rythme qu'il est le seul à sentir. Silencieux mais on croirait l'entendre murmurer. L'atmosphère est paisible, lourdement paisible. Sépia. Comme quand le présent ressemble au passé, à s'y méprendre. Il ne se passe rien. Et ce rien est au centre des choses. C'est une scène désertée, mais elle retient le souffle du monde.

4Eme jour.
Elle marche juste devant lui. Il la suit depuis la coin de la rue. Elle est passée avant lui, mais sans le voir. Il n'a pas détourné les yeux, sauf une fois peut-être, pour reluquer les fesses de l'égérie publicitaire déshabillée qui habille l'arrêt de bus. Un quart de seconde pas plus, et il a vite reposé son regard sur son cul à elle. Il y collerait bien son pied d'ailleurs. Un bon tampon dans l'coquillard et qu'elle dégage de sa vie. C'est vrai quoi ! Personne ne l'y a invité et elle est là sur son chemin, dans ses pas. Comme égarée dans un recoin minable (mais si précieux) de son existence, elle lui renvoie cruellement son reflet pathétique de septuagénaire timbré. Vieille peau va !
Il marche juste derrière elle, le long de la taule ondulée. Ils descendent la rue, coté chantier, à quelque mètres l'un de l'autre. Finalement elle arrive devant le grillage et tourne négligemment la tête vers le trou. On croit qu'elle va continuer mais elle s'arrête. Saperlipopette ! Il n'avait pas prévu ce cas de figure. Il est coincé. Il ne peut pas s'arrêter, il fonce droit sur elle à une allure de géronte. Le trottoir n'est pas large et il va devoir passer tout près d'elle. Plus que quelques mètres. Mais elle l'aperçoit et se tourne vers lui. Désormais ils se font face. Cette situation est parfaitement désagréable et il ne voit aucune issue sensée. D'ailleurs le monde va surement s'arrêter là et ils seront figés comme des personnages de bas-reliefs antiques à l'air halluciné. Pendant des siècles. Avec des tronches de gargouille. C'est surement mieux comme ça. Il transpire, s'empourpre. Tout cela semble bien trop compliqué. Et puis il s'aperçoit que ses lèvres bougent. Elle parle, et le mot qui s'enfonce dans ses oreilles désaffectées –il y a longtemps qu'il ne fait plus attention aux sons qui viennent du dehors- est un mot... familier.
- « Bonjour. »
Elle a simplement dit « bonjour ». Lentement, le monde se remet à tourner. Elle le scrute de ses petits yeux plissés. Lui à l'air d'un ahuri.
- « Vous êtes pas un bavard vous, hein ? Depuis le temps qu'on se croise, c'est drôle, j'ai l'impression de vous connaître. »
Depuis le temps qu'ils se croisent ? Il ne l'avait jamais vu, enfin, jamais avant le chantier. Mais peut-être qu'il n'a pas fait attention. C'est même très probable, vu qu'il ne fait plus attention à rien. Cette pensée l'attriste. L'autre continue à bavasser.
- « Je vous ai vu souvent ici vous savez. Vous aviez l'air... absorbé. » Elle se penche vers le chantier. « Moi quand je regarde dans ce trou, ça me fait un espèce de vide. Je veux dire, j'ai la sensation d'être l'unique public d'un théâtre qui se fout bien de ma présence, un témoin inutile. Comme si, dans ce monde en perpétuel mouvement, la seule permanence c'était moi, Clara, (elle a dit son prénom, installant une soudaine proximité entre eux) et mon passage quotidien dans cette rue. Et peut-être que c'est la seule chose qui est vrai... »
Elle marque un temps d'arrêt puis reprend en lui jetant un œil complice.
- « C'est un truc de vieux ça, hein ? »
Il esquisse un hochement de tête, à peine perceptible. Il sait qu'il devrait se trouver idiot, mais non, il se sent même léger comme quelqu'un qui vient de partager un secret. Il sourirait presque.
- « Bon. Faut que je vous laisse M'sieur. Je reviendrai demain, vers cette heure-ci. J'espère que vous serez là, j'aime bien causer avec vous. »
Elle aime bien « causer avec lui ». Clara. Il fixe le fond du trou puis relève la tête et la voit qui disparaît au coin de la rue.

5Eme jour.
- « Il y avait un couple dans l'hôtel quand il a brulé. Ils sont morts tous les deux. » Maintenant qu'elle le dit, il se rappelle. La bâtisse, devant laquelle il était passé avec indifférence pendant des années et qui devait laisser place à ce trou, avait abrité un petit hôtel.
- « Ah oui ? » grommelle-t-il.
Il est venu. L'espace occupé par le grillage entre les taules n'est pas si petit que ça. En fait il y a largement la place pour deux. Et ils sont là tous les deux.
- « Je me souviens même de leur nom, je l'ai lu dans les journaux. Adam Lorga et Eveline Blanche. Adam et Ève. C'est drôle non ? »
Il tourne la tête vers elle mais reste silencieux. Elle continue.
- « Tous les deux partis en fumée dans leur lit, après l'étreinte. Ou pendant, qui sait ? Dans les journaux ils ont dit qu'elle était une effeuilleuse et lui et petit voyou, surement son maquereau, et qu'il était violent, etc. Oh ! mais ils disent tant de sottises. Moi je préfère les imaginer s'aimant, loin du monde. Adam et Ève. »
Est-ce que c'est cette stupide histoire d'Adam et Ève ou seulement le fil des mots qu'elle emploie avec précaution, toujours est-il qu'il se sent comme... bercé.
- « C'est plus pareil maintenant qu'ils ne sont plus là... »
Mais il n'écoute pas. Il est bien trop attentif à leur texture si étrange pour saisir le sens des mots qu'elle prononce.
Leur corps se touchent presque et ils regardent dans la même direction, vers le chantier. Lui a les bras croisé dans le dos et elle, les mains entrelacées sur le ventre. Il contemple la symphonie de sa vie, elle cherche sa place dans la narration du monde.

6Eme jour.

Il est seul. À l'endroit habituel. Absorbé par le décor. Pitoyable, prévisible. Mais il vient de regarder sa montre et il tourne la tête vers le haut de la rue. Personne. Son absence l'ennuie. C'est qu'elle fait partie de sa routine maintenant. Donc elle viendra c'est sûr. D'ailleurs il l'entend s'approcher. Elle s'arrête près de lui le long du grillage, se met sur la pointe de pieds, regarde vers le fond du trou puis repose les talons au sol. Il jette un coup d'œil vers elle. Elle porte d'amples lunettes noires qui contrastent avec sa tignasse blanche. Elle à l'air pensive. Qu'est-ce qu'elle attend pour parler ? Il hésite, la regarde, elle reste silencieuse. Mais c'est à elle de parler à la fin ! Lui il ne sait pas quoi dire, d'ailleurs il n'a rien à dire. Et puis tant pis, il va se lancer, lâcher un mot bête, trouer ce silence stupide et...
- « Je crois qu'il n'y a que nous ici. »
Elle a parlé lentement sans détourner le regard du chantier. Il ravale sa salive. Elle se tourne vers lui, alors qu'il lève un sourcil étonné. Elle insiste.
- « Je crois qu'il n'y a que nous ici. Regardez autour de vous, c'est vide. Je n'ai vu personne depuis l'incendie... et il n'y a que nous à passer dans cette rue. Vous avez vu une voiture vous, un chien ? Vous avez parlé à quelqu'un ? »
S'il a parlé à quelqu'un ? Il regarde autour de lui et bafouille :
- « Et les ouvriers ? »
- « Hé bien, peut-être qu'on les imagine tout simplement, surement pour nous sentir plus vrais nous-même. D'ailleurs depuis l'endroit ou l'histoire est racontée, on ne les voit pas les ouvriers. »
Il y a un silence. Il voudrait en profiter pour penser à tout ça mais il en est incapable. Qu'est-ce que ça change après tout. Le vent soulève un petit nuage de poussière blanchâtre qui tourbillonne. Il éternue.
- «Toi, ça ne te fait rien bien sûr. »
Elle lui a dit "Tu". Évidemment s'il n'y a plus qu'eux ça n 'a pas de sens de dire vous. Mais la facilité avec laquelle elle force son intimité et s'installe dans sa vie lui fait se demander si elle n'y était pas déjà, dans sa vie. Elle continue :
- « Toi tu habites ton passé. En quelque sorte tu te suffis à toi même. Tu n'as pas besoin de moi. Mais moi, je ne suis même plus sûr d'avoir existé, je n'ai pas de souvenir. Je suis juste un témoin, mais il n'y a pas grand chose à dire hein ? On est seuls. Seuls au monde. »
- « Pas de souvenir ? Vous... tu as dit que tu avais travaillé à la fabrique. »
- « C'est vrai, mais c'était avant. Avant que l'hôtel brûle, avant qu'Eveline blanche ne meurt calcinée dans les bras d'Adam Lorga. Tout s'efface depuis. Il n'y a plus que toi. Et si tu n'étais pas là, planté devant ce grillage, je n'existerais plus. Tu m'oublie et... pouf ! Je disparais. Tout ce qui reste de vie dans ce monde est un souvenir, qui lambine dans ta tête sur un rythme moribond. Voilà ce qu'il reste. C'est pour ça que je suis là. »
Elle est surement folle. Mais lui est bien incapable d'en juger. C'est vrai que le chantier n'avance pas, et peut-être qu'elle a raison pour les ouvriers. La belle affaire ! Mais il ne va pas en faire une histoire et surtout, il n'est pas du genre à pleurer sur le sort d'un apache et d'une putain. Oui, il n'y a plus grand monde à passer dans la rue, mais l'hôtel brassait tellement d'âmes ! Il devait bien s'y parler une douzaine de langue et s'y pratiquer cent métiers. Et puis il y avait des enfants. Ça na passe pas inaperçu les enfants. C'est surement pour ça qu'ils ont cette sensation de vide maintenant. Un vide immense. En y repensant, cet hôtel minable aurait bien pu abriter le monde tant il s'y jouait d'histoires, de rencontres, de farces et de drames où se mêlaient les sentiments humains les plus excessifs. Lui même en savait quelque chose, s'étant adonné plus jeune à quelques nuit de passes et de cuites parmi les résidents. Tient ! Il avait oublié tout ça. Il semble songeur à présent, tandis qu'il marche lentement, suivant sans résister la main qui l'entraîne vers le bas de la rue où ils disparaissent tous les deux.

7Eme jour.
Personne. La rue est déserte. Désaffectée. Tout comme l'espace grillagé entre les taules du chantier qui semble encore chaud d'une présence récente. Mais ça pourrait remonter à des siècles. Personne ne vient du haut de la rue. En bas, un courant d'air emporte un petit sac en plastique dans la rue adjacente, au bout de laquelle une fenêtre est ouverte.
Ils ont fait l'amour comme des vieux. Sans l'espoir de rien découvrir, ni le besoin de rien engendrer. Avec application. Avec la conscience vibrante que le sursit donne au condamné. On aurait dit des bébés tortues cherchant à gagner la mer. Et d'une certaine manière, ils ont gagné la mer. Il ne pense plus à rien, enfin. Elle devine, malgré l'obscurité, les courbes de ce corps qui n'est pas le sien, qui se soulève et s'abaisse au rythme d'une respiration de plus en plus lente. Elle écoute le souffle qui s'échappe du creux de sa poitrine. Un souffle léger, presque infime, mais assourdissant car il trouble un silence bientôt parfait. Un souffle qui entraine dans son sillage une lumière déclinante. Le dernier souffle d'un monde avorté dans l'union aussi fulgurante qu'inféconde d'Adam Lorga et Eveline blanche. Adam et Ève.

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