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La fontaine de l'amitié.. par Plume

La fontaine de l'amitié..

 

 

 

                                   La  Fontaine de L'Amitié.

_Vacances d'été 1970.

         Quel irrésistible aimant m'attire aujourd'hui vers ce pôle de ma jeunesse perdue : le lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg ?

            Je sonne et reconnais dans celui qui vient m'ouvrir les traits de notre ancien concierge ; c'est à croire que cette noble charge se transmet de génération en génération comme celle des dignitaires d'autrefois....Le carillon de la cathédrale si proche me replonge dans ce passé que je suis venu chercher ; avec quelle impatience attendions-nous ses joyeux tintements, lorsque le besoin d'exercice se traduisait par un certain agacement dans nos jambes, que nous tentions d'endiguer la marée de nos bâillements...

            J'étais un enfant unique, rêveur et solitaire ; certes, je ne manquais nullement de tendresse, comblé par mes parents, tous deux musiciens ; mais ils s'absentaient souvent et ma timidité ou ma réserve me privait d'amis.  Mes camarades de classe ne m'intéressaient pas, je les trouvais grossièrement matérialistes...Etais-je trop fier ? Peut-être !....

 Je suis actuellement un homme mûr, mais les années n'ont pas réussi à effacer tant les  baumes que les blessures de ma jeunesse : j'en ressens les bienfaits ou les  brûlures chaque fois qu'elle ressurgit au détour du chemin de ma mémoire.

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Comment le concierge du lycée interpréta-t-il mon mutisme dès mon arrivée ? (Il est vrai que quelques secondes m'avaient suffi pour m'égarer dans la forêt de mon passé.) Sans doute l'attribua-t-il à l'émotion de ce « retour aux sources » ?

Après une pause plein d'un respect délicat, il me demanda :

_ « Cela vous ferai-t-il plaisir que je vous montre la photo de votre promotion ? »

Comment lui avouer la plaie toujours béante d'une amitié blessée, piétinée ?

Interprétant mon silence comme une acceptation, il revint, le document soigneusement rangé, visiblement fier du rôle de « gardien de mémoire » dont il se sentait investi.

Je parcourus rapidement des yeux les rangées de mes anciens camarades...Un seul comptait pour moi..

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Un flash instantané, plus vivant encore qu'une séquence de film surgit alors dans le regard de mon passé...Il existe dans toute vie des moments majeurs où le destin paraît vous attendre au coin d'un bois, comme si une pierre magique, à la lumière clignotante vous indiquait un voie nouvelle....Pour moi cet évènement s'est produit un jour de printemps 1938 :...

 

L'appel matinal va s'achever ; mon patronyme Westheim me vaut de me trouver en fin de liste : Fred Westheim, une consonance bien alsacienne mais également israélite...Nous sommes nombreux à avoir cherché refuge dans cette région frontalière au cours des trop nombreux progroms qui ont marqué notre histoire. J'appartiens à une filiation qui a recherché dans la musique sa patrie, et que la France a généreusement accueillie...

Pourquoi le seul son de mon nom m'a-t-il plongé dans cette introspection ?....L'entrée du proviseur me fait sursauter ; comme mû par un ressort d'automate, entraîné par le mouvement général, je  me dresse...Notre chef d'établissement prend la parole dans un silence respectueux :

_ « Je vous présente votre nouveau camarade Fritz Solztman et compte sur vous pour l'accueillir dignement. »

Le seul nom de Soltzman paraît impressionner fortement l'assemblée : notre professeur n'est qu'humilité pour le conduire à son pupître, tous les regards convergent vers lui...J'en devine aussitôt la raison : les  « Soltzman » sont les plus importants viticulteurs de la région, ils exportent même par delà l'océan.

Toute la personne de Fritz respire l'aisance, non celle vaniteuse et vulgaire des « parvenus », mais celle d'une distinction naturelle...Est-elle due à son maintien, à la coupe de ses vêtements ? Je ne sais le déchiffrer ; je perçois seulement qu'il a de « la classe ! »...Une aura l'entoure qui m'attire impérieusement vers lui, moi, le solitaire insatisfait...Cet élan de sympathie est sans doute réciproque puisque, lorsque le bourdon de la cathédrale annonce la récréation, nous nous retrouvons côte à côte sur le banc de pierre qui jouxte la fontaine...Cette même fontaine où, entraîné par les mystérieux méandres de la mémoire, j'ai suivi le concierge aujourd'hui.

 Dans les mois  qui suivent, nous nous sentons aussi proches l'un de l'autre que le furent jadis Montaigne et La Boëtie. Et cependant, nos   tempérament différent : le mien assez réservé, le sien plus expansif ; mais    le romantisme échevelé et idéaliste de notre jeunesse nous rapproche. Nous nous récitons en allemand, des tirades entières de Goethe, de Rilke, de larges extraits des poètes français Baudelaire et Rimbaud. En littérature, nos notes flambent...  Quand arrive l'année de Philo, nos discussions s'élèvent vers des domaines plus profonds : la question religieuse nous passionne; il est chrétien, moi, juif...J'ai été éduqué dans le respect et la tolérance,  Fritz paraît partager la même attitude. Plus d'une fois, nous en arrivons à oublier l'heure...

C'est aussi le temps de nos premières amours aussi enthousiastes qu'éphémères, le temps des aventures, des risques et des blessures. Nous nous racontons nos expériences et nos conquêtes sans jalousie aucune car le succès ne se montre jamais avare envers nous. Et nous portons en nous cette innocence et ce bonheur de croire que ce temps va durer toujours...

D'obscurs nuages précurseurs de conflits s'amoncellent dans notre ciel européen ; nos professeurs d'histoire, de philo changent progressivement de discours. Par delà la frontière, nous percevons les hurlements hitlériens...Je devine chez les miens une silencieuse angoisse...Notre amitié paraît ne pas souffrir de cette situation nouvelle, cependant, bizarrement, nos échanges semblent moins libres...Pourquoi ? J'en arrive à me demander si ma sensibilité ne fantasme pas autour de cette ambiguïté.

            Depuis un certain temps déjà Fritz a pris l'habitude de venir à la maison à la sortie des cours ; mes parents l'apprécient : ses connaissances musicales nous permettent de créer un véritable petit orchestre de musique de chambre ;  Enchanté par cette réciproque entente, je me demande cependant pour quelles secrètes raisons il ne m'invite jamais.  Je ne peux me résoudre à lui forcer la main. Ce jour attendu arrive enfin.... Il aurait mieux valu qu'il ne vînt jamais.

                                                                                                                         

            A partir de ce moment-là, la bobine du film de mes souvenirs s'emballe...J'avance vers  sa demeure, angoissé, comme un enfant dans le noir : un univers trop différent du mien  m'attend, je le pressens ; vais-je retrouver mon ami dans la simplicité de nos habituelles rencontres ?....Il m'attend sur le  perron ; je ne reconnais pas l'expression habituelle de son visage...  J'avance, gêné, et là, je reçois une gifle en plein visage : sur le bureau de son père, un portrait d'Hitler !... C'était donc cela !

 

            Ce jour glacé marque un point de non retour. Fritz tente de m'endoctriner...Il me vante chez Hitler l'intelligence du stratège, le comparant à Napoléon, m'affirme que je me trompe, qu'il ne veut que le bien de la France, rêvant d'une alliance entre  les cultures, musicale et littéraire de chaque côté du Rhin. Toutefois, il se garde bien d'évoquer le sort des Juifs...Ces savantes démonstrations qui veulent sauver notre amitié du naufrage, glissent sur moi,  sans effet ; je ne cherche même pas à répondre, n'opposant qu'un froid silence...Le fragile fil d'Ariane s'est à jamais rompu..Nous ne nous reverrons jamais.

 

            Sans doute le concierge sut-il déchiffrer dans la tourmente de mon regard l'émotion que je ne parvenais pas à maîtriser. Il sut attendre pudiquement quelques minutes...Elles représentaient pour moi des années d'amitié trahie...Avait-il entendu son père parler du sentiment exclusif qui m'avait jadis lié à Fritz ?

            _ « Je pense que vous êtes désireux de connaître le destin de votre  ami ? »

            Je ne soufflai mot, incapable de maîtriser mon trouble.

            _ « Destin aussi héroïque qu'inattendu : fusillé, une balle en plein cœur peu avant la libération. Il était passé dans la résistance, renié par les siens...

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Il était dit quelque part que c'était là, sur ce même banc de pierre, près de cette fontaine, que le mien de destin me tendrait toujours la main....Certes je me sentais triste : j'avais à jamais perdu mon ami ; mais je l'avais aussi retrouvé dans cet étrange détour de son sentier de vie...Combien de fois avais-je ameuté l'écho en criant : « Sauve nous ! »...Il m'avait enfin entendu.

           

                                   Plume. La nouvelle « instant » 17/ 02/O9.

 P.S: Commentaires et critiques me font toujours plaisir.Amitiés.Plume;

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Commentaires :

pseudo : obsidienne

magnifique moment de littérature, merci pour cette émotion