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“Il n’y a pas d’amour heureux” par Elodie C

“Il n’y a pas d’amour heureux”

La fille est entrée dans le bar, et j’ai su qu’elle me ferait bander rien qu’en fermant les yeux. Elle était d’une beauté renversante. L’atmosphère électrisée se figea une seconde, le temps d’apprécier l’onde de choc. Une sorte de halo invisible semblait l’entourer, qui la protégeait des autres. Elle avança jusqu’au comptoir la tête légèrement baissée, cherchant quelque chose dans son sac. Je savais pourtant qu’elle n’était pas dupe de ce qu’elle dégageait. Elle savait qu’elle avait irradié l’espace tout entier, que des regards curieux se posaient sur elle cherchant à deviner ce qu’elle allait faire, quelle attitude elle allait prendre. Elle leva la tête, m’adressa un sourire qui me désarma complètement et s’assit tranquillement sur le tabouret le plus haut, au comptoir. Je vis ses lèvres bouger mais n’entendis rien. Mon barman fut plus vif et lui servit son perrier. J’avais l’air d’un con, je le voyais bien, l’oeil rivé sur elle comme un alcoolique sur son demi, j’allais baver dans deux minutes. La fille me regardait tranquillement en sirotant son verre, et je me liquéfiais sur place. Petit à petit, je sentis que mon corps retrouvait vie. La musique me parvint aux oreilles, les éclats de rire, les cuillères sur les verres, les chaises qu’on déplace, la porte qui s’ouvre. La fille me regardait toujours, et alors que j’allais saluer des amis qui venaient d’entrer, je sentis son regard dans mon dos bien qu’elle ne détournât pas la tête, m’observant dans le miroir devant elle. Je ne me rappelle plus de ce que l’on m’a dit, ni ce que je fis ensuite, j’étais comme hypnotisé, un automate a plus de vie. Elle reçut un coup de fil, nota quelque chose dans son agenda, finit son verre, et je ne savais plus comment je m’appelais. Qui était cette fille? Elle ne pouvait être du quartier, je l’aurai déjà remarquée. D’où venait-elle? Elle partit alors que je discutais avec des clients, que j’aurai bien lentement étranglés, un par un, pour m’avoir fait rater sa sortie. Je baissais le rideau de fer quand soudain je la revis.

            Elle était de profil, derrière la fenêtre du second étage de l’immeuble en face. Elle téléphonait encore, mais pas à moi... Je restais dans la position de mon grand-père quand il était aux champs, courbé sur ses patates. J’étais prostré comme celui qui s’est fait un tour de rein, la manivelle dans la main, scotché, abruti par la vision de ma beauté au téléphone. Elle était dans l’appartement vidé il y a un mois. Je n’avais pas remarqué que l’agent lui avait fait visiter. Pourtant, on voit tout du comptoir, et je pourrais dire que quand il vient celui-là, c’est surtout pour visiter la chatte de sa copine dans l’appartement inoccupé. Ma beauté me contemplait à présent, et pour la deuxième fois j’ai eu l’air du mec le plus con de la terre, le benêt fatal, le type qu’on dit brave, le niais parfait. Elle partit au fond de la pièce, la lumière s’éteignit, et elle tira un rideau. Je baissais le mien complètement, m’assis sur une des banquettes. Putain, qu’est-ce qui se passe. Pourtant, des beautés, j’en vois, j’en bise, j’en baise à longueur de temps. Mais elle, elle était spéciale, du genre de cette fleur qui ne s’ouvre qu’une fois l’an et qui meurt après, une fleur chinoise, un truc comme ça. Elle habitait (enfin pour l’instant, ce n’était qu’une hypothèse) en face de mon bar, et elle était belle, belle, belle. Je mis ma tête entre mes mains, et puis rien, car je ne pensais à rien. A rien qu’à elle, dont je ne me remémorai même plus les traits, seulement ses boucles brunes, l’intensité de son regard, ses lèvres qui bougeaient (“J’aimerais un perrier s’il vous plaît”). Et son profil, la même chose que sa figure mais en profil.

 

            Le lendemain, après une mauvaise nuit, du genre je dors un peu je zieute le match je me rendors et je me réveille fatigué, j’entrouvris le rideau à demi et vaquais bêtement. Je fis une course et ouvris à sept heures, comme d’hab’. Les clients entraient et sortaient comme d’hab. Mais je n’étais pas comme d’hab, souriant et disponible. J’avais les yeux rivés sur le deuxième étage de l’immeuble d’en face, où les rideaux étaient encore tirés. Je priai Dieu et tous ses saints et même le diable pour que je la visse au moins un millième de seconde apparaître, mais Dieu était aux chiottes et le diable à la messe. La fille ne parut pas. Je passais cinq jours à scruter les va-et-vient du porche en face, je sus l’emploi du temps de tous les locataires ou propriétaires, qui avait un chien et qui détestait le chien de celui qui l’avait, qui avait un amant, qui une maîtresse, mais ses rideaux restaient obstinément fermés. J’étais tellement déprimé que je dormis seul pendant ces cinq jours. A la fin je m’étais transformé en moine trappiste, la vie ne vibrait plus. Le sixième jour, je la croisai dans la rue. Mon ventre faillit me défoncer les côtes, mon coeur changea de place pour venir se loger au fond de ma gorge : je battis le record d’apnée à l’air libre, et aurais aisément remporté le concours du mec-qui-ne-bouge-plus-que-les-statues-en-sont-jalouses. Ma fille me fit le sourire qui réveille les morts et continua son chemin. Ma vie avait un sens désormais : lui parler, la baiser, la manger, ne lisez plus je délire. Le soir, je priai Dieu d’être miséricordieux et de me pardonner mes offenses comme je lui pardonnais les siennes. Qu’il la fasse entrer dans mon bar, s’il te plaît s’il te plaît mon Dieu sois sympa je te le rendrai au centuple, au miltuple, au milliardième de tuple, merde, qu’elle rentre, qu’elle me sourit, qu’elle demande un perrier, une caisse de perrier, c’est fou ou c’est pas fou, merde ?!! Et là, Dieu avait dû mettre son sonotone à fond, parce que la fille est rentrée, et là, et là, et là je bafouille, je défaille, elle est tellement belle !

 

            La suite, je vais vous la raconter, mais avant je me commande encore un gin fizz. Le mec de l’hôtel a hésité à comprendre, il est onze heures du matin et j’ai une gueule pas possible. Avant je buvais rarement, mais je comprends maintenant les alcooliques. Boire pour oublier, pour s’oublier, pour ne plus savoir, pour ne plus se rappeler qu’on est la merde qu’on est, encore plus puante après qu’on ait bu, alors on boit encore, etc. Je suis allé au tapis, et pour un boxeur, c’est la honte. Parce que je suis boxeur. Le bar, c’est ça qui rapporte. Une aventure avec des potes. Un défi. Un gagne pain pas plus con qu’un autre. J’aime l’argent, et les gens aiment boire. Voilà. Revenons à la fille. Il y a trois mois, Dieu m’exauça, je vous l’ai dit, et la fille est entrée. Ce salaud était bien à son image, un type qui n’a l’air de rien, mais qu’on a envie de crucifier vivant, la suite de l’histoire le prouve. Je raconte, patience !

            Quand elle est entrée, donc, j’étais sur un nuage, mes quatre vingt cinq kilos en pesaient trois, j’étais léger et fébrile comme une plume qui suit les courants d’air chauds et qui flotte sur un fond de ciel bleu. J’assurai et je lui demandai ce qu’elle voulait. Elle prit un coca. Une heure après, elle m’avait fait rire, j’avais chaud, j’étais bien, béa comme un bébé pas encore né, humide comme la pluie. Elle était encore là quand j’ai baissé le rideau. On s’est embrassé dans l’odeur de tabac froid, comme des sauvages, on a fait l’amour quatre fois, une fois dans le bar, les trois autres dans mon antre, ma pièce derrière la porte mystérieuse, dans mon grand lit fait pour l’amour. Le lendemain elle est partie alors que je dormais, et j’ai passé une journée ouatée, comme après un match où j’aurais gagné par KO un poids lourd bien teigneux, et où les vivas du public résonneraient encore plusieurs heures après. Le soir elle est passée me faire un bisou, et elle a tiré les rideaux chez elle. J’ai passé une nuit blanche devant la télé, sans oser aller frapper à sa porte, comme un gamin j’attendais sa permission. Pendant trois jours elle m’a seulement fait un signe de la main quand elle passait dans la rue, et le quatrième elle a daigné entrer encore une fois. J’étais fondu d’elle, je me suis décarcassé comme jamais pour la faire rire, et elle est restée dormir. Avec elle l’amour c’est comme une évidence, on baise dans tous les sens et on s’endort enlacés, l’extase absolue.

            Mais il n’y a pas d’amour heureux, celui qui l’a chanté savait de quoi il parlait. J’ai commencé à souffrir. D’abord parce que la belle ne m’avait pas donné son numéro, en souriant elle avait esquivé ma demande, et j’avais compris que ce n’était pas la peine d’y revenir. Elle voulait contrôler la situation, ce qu’elle faisait admirablement. Quand j’étais au bord de la déprime, elle réapparaissait, et la vie avec. Un mois passa, et je m’accoutumais plus ou moins à la situation, mais quand même moins que plus. Je décidai de dévoiler un peu plus mes sentiments, et c’est là que le mot douleur prit son sens plein. C’est Robert qui parle : “douleur : sensation pénible en un point ou dans une région du corps. Voir Souffrir”. J’ai vu. J’ai bien vu. La belle n’en voulait pas plus, elle avait sa vie, j’ai compris que si la situation ne me plaisait pas ainsi, je pouvais aller voir ailleurs. Où ? En dehors d’elle, à part l’Utopie, je voyais pas. J’étais franchement mal, et la suite est pire.

           

            Un soir où j’avais un mal de crâne absolu à force de tourner la tête à chaque passant pour la guetter, je la vis passer. Je fonçai sur elle, laissant mon barman assurer la salle et le comptoir. Heureusement il avait bien saisi la situation, c’était un pote qui lui-même avait aimé, il était compréhensif. Je me mis devant elle et lui demandai si l’on pouvait aller quelque part pour discuter. Elle fit une moue adorable, mais sceptique, et me dit que nous n’avions qu’à marcher. OK. Nous marchâmes. Je pris froid, mais parlai pendant une bonne demi-heure, du fait que j’aimerai partager plus de trucs avec elle, sortir au cinéma par exemple, aller manger ensemble, voir comment c’était chez elle (qui ne tente rien n’a rien !), lui présenter mes copains, enfin rien d’extraordinaire. Pour le commun des mortels. Car elle sembla trouver tout cela hors de la réalité. Elle me réitéra que la situation lui convenait ainsi, qu’elle vivait une vie qui ne lui permettait pas de changer quoique ce soit. Je compris même qu’elle faisait des efforts pour que je puisse y trouver une place, dans sa vie. J’étais malheureux comme un gosse qui a perdu toutes ses billes, surtout la belle bleue en agate, et j’avais la morve au nez. Je rentrai. Personne ne parvint à me dérider, même une jolie blonde qui m’avait visiblement à la bonne m’énerva sans que j’y puisse rien changer. Clara ne m’aimait pas, ne voulait pas m’aimer, et je commençai à me sentir un objet, genre fourchette, le truc utile au quotidien, mais quand on l’a pas on fait sans. On prend une cuillère.

            Je me mis à être jaloux comme un taliban, et le moindre mec de l’âge de Clara qui entrait dans son immeuble me faisait bondir. J’imaginais les pires situations : elle avait un autre homme, une autre femme, elle ne m’aimait pas parce que j’étais méprisable, j’avais une tare insoupçonnée qu’aucune de mes petites amies n’avaient eu le courage de me révéler, j’étais con, j’étais chiant, etc, etc. Je me sentis méprisé, bafoué, humilié. Mais je l’aimais. Pendant un mois, je suivis les conseils de mes potes qui avaient commencé à me questionner, sentant bien que le vent tournait en apportant des effluves de poisson pourri, et non plus l’odeur enivrante du grand large. Selon eux, il ne fallait pas brusquer les choses, la belle sortait peut-être d’une désillusion dont elle avait du mal à se remettre, il fallait prendre mon mal en patience, plus je serai demandeur, plus elle se rétracterait tel le Bernard-Lermite qui sent bien qu’on en veut à sa peau, pas à sa conversation. Je laissai Clara libre de tout décider, elle venait, elle venait pas, j’étais avenant et chaleureux. Mais rien ne bougea. Je lui faisais l’amour avec toujours autant de plaisir, mais je m’endormais moins vite ensuite, et me réveillais souvent pour la contempler, paisible comme un ange, radieuse et si belle. Blottie dans mes bras j’avais envie de lui faire des enfants, une petite fille qui aurait les yeux de sa maman. Mais elle, elle était loin du délire, dans son monde à elle, bien au chaud semblait-il. Un matin où elle était partie subrepticement, des larmes coulèrent le long de mes joues, et je sentis que j’avais perdu une part de ma dignité. Ce n’est pas que je ne concevais pas que la situation puisse être ainsi. Je l’avais moi-même préconisé autrefois, mais personne n’avait semblé en souffrir, s’engager avec moi n’avait pas semblé être le trip du siècle, et si j’étais resté parfois deux ans avec une fille, on se revoyait avec plaisir mais aucune couche culotte n’empuantissait l’atmosphère, les poussettes ne nous faisaient pas d’ombre. Pour Clara, c’était différent, c’est moi qui en voulais plus, parce que je croyais sentir (mais quand ce n’est pas partagé, on a des doutes) que c’était avec cette fille que j’avais envie de faire un bout de chemin. Rien cependant ne me permettait de me projeter plus avant. Elle ne livrait presque rien sur ce qu’elle faisait de ses journées. Je savais qu’elle avait un travail, mais c’était assez vague. La seule chose dont elle me parla avec enthousiasme, c’était du bouquin qu’elle écrivait, mais je ne reçus que des promesses et ne lus jamais rien. Je n’ai pas osé lui demander si j’avais l’honneur de l’inspirer, ou mieux encore, si j’étais devenu un personnage de roman, de peur de voir une lueur d’incompréhension passer dans ses yeux bleus. Je décidai que tout avait une fin, c’est p’têtre ça qu’est bien chantait Mano au coeur de la désillusion la plus poignante. On se trouve toujours des compagnons d’infortune. Le surlendemain, lorsqu’elle passa boire un verre, je fus distant, aimable mais distant. Elle fut charmante, et partit au moment où je commençai à me dérider un peu. Pour la première fois, le mot salope me traversa l’esprit, et mon barman sembla acquiescer. Il eut un petit sifflement entre les dents qui voulait dire laisse tomber. J’étais fourbu comme après l’entraînement, j’avais les oreilles qui sifflaient et le coeur en déroute. Cette fille était une salope, et en même temps j’étais incapable de lui tenir rigueur, je pouvais très bien comprendre qu’elle veuille que tout reste ainsi, que du plaisir pas d’emmerdes. Le problème c’était moi qui m’accrochais, qui avais eu la bête idée de ressentir autre chose que ma queue se raidir. Le problème, c’était moi, en somme.

            A trois heures du mat’, quand toutes les chaises montraient leur cul perché sur les tables, ce fut le conseil de guerre. On était six. Mes meilleurs potes étaient là. Les avis les plus divers fusèrent : laisser tomber, me transformer en salaud à mon tour et la faire bien souffrir, la sommer de s’engager, la kidnapper. Laisser tomber, c’était la meilleure solution, mais c’était trop simple, et le plus dur c’est de voir que c’est simple. La faire souffrir, autant m’arracher les yeux même si à cause d’elle je morflais. Lui en demander plus, quelque soit la manière dont je m’y prendrai, elle avait été suffisamment claire pour ne plus y penser. Quant à la dernière solution, elle remplit de joie tout le monde, et chacun y alla de son conseil, attends je t’explique, il suffit de fermer la porte à clef qu’elle ne puisse pas sortir, etc. Le problème, que je voyais se profiler aussi subtilement qu’une ombre chinoise dans une représentation de théâtre Nô, c’est que cette solution n’en était pas une, puisqu’elle regroupait à elle seule les deux précédentes, que j’avais écartées comme je vous l’ai expliqué. Mes potes se proposèrent alors pour remplir ce qui leur semblait être désormais une mission : capturer la belle, qu’elle demande grâce et pardon. On ferait ça gentiment la nuit, on irait chez elle, on lui ferait même pas peur (tu parles), et on lui ferait comprendre que j’étais le mec qu’il lui fallait. Je clos le conciliabule en renvoyant mes gars à leurs pénates, vous êtes trop cons, arrêtez la console.

 

            Le samedi suivant, je rentrai tout fier d’un combat gagné haut la main, la frustration ça aide. J’avais mis au gars une pâté mémorable, le pauvre pleurait sa mère et son entraîneur était furax. Je tournais au coin de la rue, et le tableau qui s’offrit à moi me fit m’arrêter net. La rue était bloquée par un cordon de policiers tout bleu, les gyrophares balayaient les façades d’une lumière crue, les badauds avaient la tête levée comme au quatorze juillet la foule qui contemple le feu d’artifice. Je levai les yeux, et vit mon meilleur pote, Hugo, en équilibre sur un balcon et une fille qui courait sur le toit. Tout le monde hurla attention, mais elle se rattrapa à une cheminée. Mon pote escalada la rambarde pour gagner le toit lui aussi. Un flic apparut sur la gauche, un autre sur la droite. Hugo fut à moitié assommé, et la fille disparut derrière la cheminée, et les trois autres à leur tour. La fille, je la connaissais, c’était une brunette qui habitait l’immeuble voisin de celui de Clara. Elle travaillait aux impôts, on avait discuté quelques fois, sans tomber d’accord d’ailleurs parce qu’elle considérait que les charges étaient un mal nécessaire, et que moi je considérai seulement que c’était un mal douloureux. Mon pote réapparut entre les deux flics, l’oeil tuméfié et du sang sur la joue. La fille fut prise en charge par les pompiers. Je rentrai dans mon bar atterré. Mais qu’avait-il donc été faire dans cette galère ? Le comptoir se mit à vociférer comme un seul homme. Le type paraît-il, un mec qu’on a déjà vu ici, monsieur, est allé chez la fille, pour la violer certainement, ouais il a bien la gueule d’un violeur, et il l’a coursée jusque sur les toits, une heure que les flics sont sur le coup, c’est terrible ça monsieur, on n’est plus en sûreté chez soi, etc. Deux flics en civil entrèrent à cet instant, et je sentis que c’était pour ma pomme. Ils me firent signe et nous nous installâmes au fond. Le comptoir tourna ses yeux pour essayer de suivre la conversation, mais le regard que lui lança l’un des deux flics le dissuada d’en savoir plus pour l’instant. Le comptoir se remit au travail, boire c’est un boulot, et les événements avaient donné soif. Je fus cuisiné à la sauce aigre-douce, mijoté aux petits oignons. Je n’avais rien à dire sinon que c’était mon meilleur pote, que ce n’était pas un fou, que je ne voyais pas ce qu’il avait voulu faire. J’ai pensé leur dire qu’il était peut-être amoureux de cette fille, mais j’ai vu les emmerdes en gros plan, et j’ai fermé ma gueule. Je devais venir déposer lundi au commissariat. J’avais bien compris que mon gars s’était mouillé pour moi, mais ce con s’était trompé de fille. Les flics me confirmèrent ce que je savais déjà : je ne pourrai pas le voir ni lui parler. C’est ce soir là que j’ai commencé à me servir des gin fizz bien chargés. Clara est passée vers minuit, mais j’étais tellement mal que je lui ai demandé de revenir plus tard. Je ne savais quoi lui dire.

 

            De ce qui s’est dit dans la cellule de crise qui se tint cette nuit là, je ne vous dirai rien, mais ce fut chaud. Je tentai de savoir si mon pote était seul à l’initiative de cette connerie, mais ne pus rien obtenir des autres, qui ne se mouillèrent pas. Je crois qu’il avait eu seul l’idée d’intimider Clara. En tout cas, ce crétin avait merdé, et maintenant, quoiqu’on raconte aux flics, le train était lancé et personne ne pouvait l’arrêter. La fille avait évidemment porté plainte. JB se hasarda à dire que l’on pourrait lui expliquer, et qu’elle retirerait peut-être sa plainte, après tout, au départ c’était pour l’amour d’une fille, une histoire limite romanesque, et les filles, c’est sentimental. Sauf que là, c’était la réalité.

            Au petit matin, alors que Clara qui était repassée dormait à poings fermés, j’avais pris ma décision. Il ne coûtait rien d’essayer d’expliquer la situation à la fille. Je contemplai Clara à cause de qui mon meilleur pote allait peut-être moisir en prison, et pour la première fois, je la considérai avec une émotion différente. Ce n’était pas de sa faute, mais elle était quand même à l’origine de tout ça. L’amour, c’est grand, mais l’amitié, c’est plus que grand, c’est indéfectible, inaltérable, un pote qu’on perd c’est l’amitié qui perd un bras, une femme qui part, c’est toutes les autres qui sont de nouveau aimables. Je sais, c’est la misère de dire ça comme ça, mais j’avais les boules, et mon pote, ce serait trop long de tout vous expliquer, mais on avait grandi ensemble, du genre parce que c’était lui parce que c’était moi. La seule différence, c’est qu’on ne s’était pas touché les fesses.

            Pour une fois, Clara ne semblait pas décidée à partir, et pour une fois, j’aurais bien aimé qu’elle décampe, j’avais envie d’être seul pour réfléchir. Vraiment, la vie est parfois mal faite. Comme je ne suis pas un mufle, je la laissai roupiller. A six heures le bar était nickel, on aurait pu manger par terre. A neuf heures ma chérie émergea enfin. J’étais allé chercher les croissants, surtout pour moi parce que j’avais une faim de loup, la veille j’avais zappé le dîner. Je ne fus pas bavard. Clara levait des grands yeux sur moi du genre qu’est-ce qui se passe - je ne sais pas où elle était, mais elle n’avait visiblement rien suivi des événements -, et je lui décochais des demi sourires. J’avais envie qu’elle bouge. Comme elle n’est pas conne, elle est partie une demi heure plus tard. Je passais ma journée à guetter la voisine, qui revint accompagnée d’un mec. Je n’osai pas l’interpeller. En fin d’après-midi, elle était toujours scotchée au type, je ne fis rien. Le lundi, l’ambiance poulet frit du commissariat me redonna courage, et je lui fis un grand geste lorsqu’elle parvint au niveau du bar vers les sept heures du soir. Mon barman prit la relève. Le pauvre était au bord de la démission, mais il assurait vraiment. Je pris mon air le plus cool pour lui demander si elle ne voulait pas prendre un verre avec moi, j’espérai qu’elle n’était pas trop traumatisée, qu’elle allait se remettre, j’avais un truc à lui dire, j’étais sincèrement désolé pour ce qui s’était passé. La fille dit oui, certainement parce que mon boniment la soûlait et qu’elle aurait voulu être peinard. Nous allâmes dans un café un peu plus loin, le mien me semblait chargé d’une atmosphère trop lourde, j’avais l’impression de commettre un délit que tous les clients auraient dénoncés aux R.G. J’avais peur aussi que Clara rapplique, et je n’avais finalement pas envie de lui expliquer quoique ce soit pour l’instant. Je l’aimais toujours, c’était clair, mais chaque chose en son temps. Au bout d’une demi heure, la fille des impôts me prit le bras, me dit qu’elle avait bien tout compris, mais que par principe, c’était non, quelque soit la cause qui ait motivé mon gars, on ne pouvait pas laisser ce genre de chose impunie, c’était comme justifier un vol parce qu’on avait faim. Je lui aurai bien justifié, mais j’avais compris que c’était peine perdue, en tout cas je n’avais plus la force, tout était passé dans le fait d’avoir eu le courage de lui parler. J’étais lessivé. Chacun rentra chez soi.

 

            Tout en vidant des cendriers et en remplissant des verres de tas de boissons diverses et fortement alcoolisées, je repensai à un détail de la conversation, lorsqu’elle avait pris mon bras pour arrêter ma logorrhée. Non pas qu’elle l’eût tenu plus longtemps qu’elle n’aurait dû, mais ce geste fit germer une idée en moi. Elle changerait d’avis pour une seule raison : par amour. La fille que j’aimais ne m’aimait pas, mais celle-là m’aimerait, il fallait que je tente le tout pour le tout, mon pote ne pouvait perdre ses belles années à tourner en rond dans cinq mètres carrés pour une histoire aussi conne. Le type qui était avec la fille, je ne l’avais jamais vu, elle ne pouvait être love en une nuit – quoique -, c’était certainement pour ne pas être seule chez elle, enfin peu importait. J’étais dans une situation délicate, parce qu’elle savait maintenant que le mec qui lui avait fait si peur était mon meilleur pote. Il ne fallait pas qu’elle croie que je la draguais par intérêt. Pas facile, et un peu présomptueux, mais ça valait le coup d’essayer. Enfin, je le croyais. J’augmentai mon barman, et le laissai seul de plus en plus souvent.

            Ma technique consista à la suivre partout où elle allait, et à la rencontrer inopinément (tu parles). Au bout d’une dizaine de jours, nous prîmes des cafés ensemble. Je faisais tout pour être léger, affable, attentif. Sans en faire trop tout de même, essayant d’être naturel. Je fus hypocrite de la pire façon qui soit, et me détestai dans ces moments là. Je lui dis combien je comprenais la peur qu’elle avait eue, combien mon pote avait été con, je le chargeai un maximum. J’essayai de ne pas lui rappeler trop précisément la raison qui avait poussé ce dernier à agir ainsi, car j’avais peur qu’elle ne cherche à savoir qui était Clara. J’avais été très évasif, comprenant qu’elle ne savait pas qui était ma belle, à laquelle elle n’avait jamais prêté attention, et avec laquelle elle ne m’avait jamais vu. J’avais par ailleurs dit à Clara que j’avais besoin de prendre du recul, mais que mon bar lui était ouvert avec plaisir, et la pauvre venait et repartait sans que je l’embrasse, alors que j’avais une envie folle de la prendre dans mes bras, elle était toujours aussi sublime, et manifestement désireuse de bien faire. Plus je m’éloignais, plus elle venait à moi, la situation était pathétique. Plusieurs fois elle me croisa avec l’autre, (qui s’appelle Sylvie, au passage), et sans les voir je sentis ses larmes couler après que je l’aie salué d’un petit geste de la main, au mieux d’un coup d’oeil. Sa souffrance me disséquait les boyaux, mais c’était le prix à payer pour sauver Hugo. J’étais blindé en surface seulement, car je savais bien qu’elle se disait que j’étais avec Sylvie, elle ne pouvait pas se dire autre chose, je ne lui avais toujours pas expliqué la situation. Je ne sais pas ce qui me freinait, mais accorder sa confiance, c’est possible quand l’autre a un peu donné la sienne, et ça ne me paraissait pas être le cas chez Clara. J’avoue aussi que je n’arrivais pas à penser assez vite. J’avais le nez dans le guidon, de peur que l’autre ne m’échappât dans un moment d’inattention. Expliquer tout cela à Clara m’avait paru être une perte de temps à ce moment-là. Malheureusement.

 

            La Sylvie commença à s’habituer à ma belle gueule, et je décidai de la laisser venir un peu à moi. Je me fis plus distant, et au bout d’une semaine, elle débarqua dans le bar, dans lequel elle n’entrait pas d’habitude. Elle s’installa sur une banquette, attendant manifestement que je m’amène. J’allai lui faire la causette, l’air bonhomme. Elle se trémoussait sur son siège, légèrement mal à l’aise. J’allais et venais comme à mon habitude, passant d’un client à l’autre, me marrant avec les habitués, vociférant avec les copains, j’en rajoutais un peu, regardant de temps à autre ma captive dans le miroir. Elle était pâle, du genre déconfite. Quand elle fut à point, j’allai vers elle et lui demandai si elle avait envie de rester avec moi ce soir là. Son soulagement me fit frémir, je sentis qu’elle me mangerait dans la main. La suite alla de soi, et je n’étais pas, mais vraiment pas fier de moi. Je me servais d’elle, je me dégoûtais, après tout la pauvre n’y était pour rien. Je lui fis l’amour chez elle, et essayai d’être affectueux, j’avais été la chercher… Je ne pouvais pas être en plus ouvertement salaud. Je jouais la carte tendresse, c’est ce qui me semblait être le plus à même de la faire fléchir. Sylvie n’était pas conne, même si elle travaillait aux impôts, et elle avait dû imaginer que je réitérerai ma demande initiale, concernant Hugo. Je pris mon temps, je voulais vraiment qu’elle sente que j’étais avec elle pour ses beaux yeux (qu’elle n’avait pas beaux, mais vert-jaune). J’assurai un maximum au lit, elle en redemandait. Lentement mais sûrement, j’arrivais à mes fins. Un jour, je sentis qu’elle avait envie de me faire plaisir. J’étais bougon, je n’arrivai pas complètement à cacher ma détresse, et invoquai les aléas du commerce pour expliquer la gueule de cinq mètres de long que je tirai. J’en avais marre, Clara ne venait plus, je me liquéfiai littéralement, j’avais envie d’elle et pas de l’autre, Clara je t’aime je te le jure. Or je ne pouvais pas lui dire, elle avait disparu. Je lui écrivis une lettre que je glissai sous sa porte, mais elle ne réapparut pas.

            Ce jour là donc, Sylvie minaudait pour me tirer un sourire, et je lui lançai brusquement : “Ecoute, tu n’y peux rien, mais de savoir Hugo dans la merde, ça me bouffe, ça me rend malheureux, Hugo c’est mon frère, c’est pas ta faute mais ça me rend triste”. Sylvie comprit sans dessin que c’était de sa faute, et me prit le bras sans rien dire. Elle m’embrassa sur la joue et me dit qu’elle allait rentrer, bonne nuit. A cinq heures du matin je pleurais, Clara me manquait affreusement, et j’étais sûr que Sylvie avait compris combien j’étais un salaud, que demain elle allait me dire merci pour tout, mais on arrête. La journée fut odieuse, il pleuvait, les gens étaient bavards, ma mère m’a fait chier au téléphone à propos de ma soeur qui lui aurait soi-disant mal parlé, et mon barman arriva avec une heure et demi de retard.

            Cependant, c’était ne plus se rappeler que tout arrive, un jour ou l’autre. Voilà Sylvie qui entre dans le bar, arborant un sourire radieux, et qui s’assoit au comptoir. Las, je lui offre un ti-punch, et essaie de faire la conversation. Au milieu d’une phrase sans intérêt, elle lance : “Tu vas être content, c’est bon pour Hugo, j’ai retiré ma plainte”. Putain, je suis resté la bouche ouverte, le torchon dans une main, et j’ai lâché le verre que je tenais dans l’autre. Je me suis retenu de hurler ma joie, dans un flash j’ai pensé qu’elle pourrait interpréter une manifestation aussi bruyante comme le signe que je n’attendais que cela, mais j’ai quand même souri largement, j’ai mis ma main sur le coeur, ai pris l’une des siennes, et je vous assure que je l’ai regardée avec une tendresse non feinte. Ma pauvre petite proie s’est sentie toute chose, elle avait compris qu’elle avait tapé juste. Nous fêtâmes dignement la nouvelle (je bus aussi pour oublier la suite, qui commençait à se profiler), et le lendemain j’allai avec JB accueillir mon Hugo fraîchement libéré. Nous passâmes la journée à nous taper dans le dos, et le soir je fermai le bar, tous les potes étaient là, l’ambiance était terrible. J’avais eu la délicatesse de demander à Sylvie si elle voulait se joindre à nous, tout en lui précisant que je comprendrais si elle trouvait cela déplacé, et elle me dit qu’elle était invitée ailleurs de longue date, elle ne serait pas là. Ouf. J’allais frapper chez Clara, six fois je suis monté entre vingt-trois heures et six heures du matin. Elle n’était pas là, ou ne voulait pas répondre, mais quand j’ai crié au feu elle aurait dû s’amener si elle avait été chez elle.

            On a tellement charrié Hugo qu’il a pleuré. Il nous a raconté des tas d’anecdotes, on aurait dit un caïd marseillais tellement il avait appris de trucs là-bas. C’est pas une légende que la tôle forme ses bandits. Il nous parla d’une combine assez louche, et Benoît mit les points sur les i en lui décochant une droite qui lui fit passer l’envie de devenir un lascar. Bref, on était une bande de potes, des vrais de vrais, les Copains d’abord c’était nous. On a levé un toast à l’amitié, et j’ai fermé. Je suis allé tambouriner encore une fois chez Clara. Il était neuf heures du matin, et sa voisine s’est pointée : “Faut pas taper comme ça, elle est plus là la petite, elle est partie y’a cinq ou six jours”. Un uppercut au foie m’aurait fait moins mal, j’ai eu l’impression que l’on m’arrachait la peau, que l’on m’enlevait les yeux des orbites. Comment ça partie, mais où ? La voisine ne savait pas, la petite était très discrète, allez voir la concierge. Je descendis les escaliers quatre à quatre, et croisai la concierge qui ne savait rien, elle était très... discrète. Ouais je sais. Je me retrouvai sur le trottoir, et cette fois-ci je hurlai de douleur comme un lion qu’on achève, je hurlai encore et encore, Clara, je t’aime, je t’aime, reviens, reviens. Je me calmai en songeant que Sylvie aurait pu se pointer, normalement elle était au boulot, les fonctionnaires ça a des horaires fixes, mais cette pensée me fit quand même m’arrêter net. J’ai marché dans Paris cinq heures sans m’arrêter, j’ai dû écraser au moins trois roquets qui ont glapi de douleur, j’ai bousculé quantité de vieilles, j’ai failli me faire renverser deux fois, j’étais comme un fou. De Clara, je ne savais rien, sinon que je l’aimais. Je n’avais même pas son numéro de téléphone. J’ai appelé les vingt-cinq numéros en France qui répondaient au même patronyme, mais personne ne connaissait de Clara. Quand Hugo se pointa, je lui fis gentiment comprendre que je n’avais pas envie de le voir en ce moment. Il me restait Sylvie sur les bras, cette fille que j’avais utilisée de la façon la plus éhontée qui soit, et que je n’avais pas envie de laisser choir comme ça, même si vraiment maintenant elle me dégoûtait. Peu à peu nos relations s’envenimèrent, et je me conduisis comme un malpropre. Elle partit, avec certainement le sentiment de s’être fait avoir, enfin en tout cas, avec un doute qu’elle garderait toute sa vie. J’étais anéanti. Je laissai la gérance à mon barman à qui j’avais maintenant donné des parts dans la société, et je partis au bord de la mer.

 

            J’écris du bar de l’hôtel Beau Rivage, quel nom minable ça me donne la nausée. Je suis à l’heure qu’il est limite alcoolique, et mes potes ont beau m’appeler, je suis seul, désespérément seul. Depuis trois jours, c’est le premier où je me lève. D’ici je vois les enfants courir en ciré sur la plage, les couples qui passent en se serrant car il y a du vent, et ma tronche dans le miroir, une tronche de pauvre type, blafarde, déchirée, mal rasée, cernée, malade. Je n’ai plus rien à raconter, j’ai sauvé mon pote mais ma beauté, ma Clara, est partie. L’idée que j’aurai dû tout lui dire pour qu’elle comprenne me remonte à la gorge comme une viande mal digérée, et je crois à tout instant que je vais vomir. Pourquoi je ne lui ai rien dit, pourquoi !?! J’ai été trop fier, trop con, j’ai cru que je devais attendre quelque chose d’elle, mais putain, la confiance, c’est nous qui l’accordons, c’est nous qui en sommes responsable, pas l’autre ! Je n’arrive plus à me rappeler combien elle m’a fait souffrir, ça me parait dérisoire. Clara, excuse-moi, je t’aime, je veux mourir, l’amour, au fond, c’est comme l’amitié, faut pas jouer avec, c’est trop fragile. Je vais rentrer à Paris, je vais te chercher partout. Mon Dieu, c’est où partout? Je crois que je n’aurai jamais dû dire à Dieu ses quatre vérités. Dieu n’a pas aimé. Pauvre con.

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Style : Nouvelle | Par Elodie C | Voir tous ses textes | Visite : 942

Coup de cœur : 15 / Technique : 10

Commentaires :

pseudo : Mikael Chollet

C'est vraiment un texte superbe, plein d'émotions. Il fait très vécu.

pseudo : FOUMANE JEAN-LOUIS

lol, quel spped dans ce texe mené tambour battant... c'est bien fait, pour le con! (hahaha) on te dis jete-toi à l'eau! belle leçon pour des jeunes qui commencent à vouloir sortir avec des filles

pseudo : FOUMANE JEAN-LOUIS

Moi je crois qu'il n'y a pas d'Amour heureux (Aragon), mais il y a des cons malheureux!

pseudo : Derek

Eternel dilemne du choix entre amour fougueux et amitié éternelle ... il est souvent impossible de les combiner, et quelqu'un finit toujours par en souffrir.