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Gouttes de pluie par Elodie C

Gouttes de pluie

Je suis triste, car le grand-père va mourir. En fait, c’est le frère de ma grand-mère, mais on l’a toujours appelé grand-père. Le plus triste, ce n’est pas tant qu’il va mourir, mais que je me suis trompée. Je me suis trompée, dans tous les sens du terme. Il ne faut pas inventer, il faut vérifier, ou savoir, mais savoir juste. Je n’étais pas encore juste. Mais voici l’histoire.

           

            Quand j’étais petite, nous allions régulièrement déjeuner chez ma grand-mère. Son frère, qui habitait la maison à côté, venait manger avec nous avant de rentrer chez lui faire sa sieste. Nous avions l’habitude de prendre un apéritif sous le tilleul, avant de débarrasser pour mettre les assiettes et passer à table. J’étais petite, délurée, et tout m’intriguait, mais au lieu de poser des questions, je m’inventai souvent des histoires. Plusieurs dimanches se sont succédés où un même manège s’est répété, et pendant plus de vingt ans, jusqu’à aujourd’hui pour être exacte, j’ai pensé que le grand-père était un peu fêlé, un peu fou, et je n’ai dès lors jamais essayé de mieux connaître le vieil homme.

            La même scène se répétait dès que commençaient à tomber quelques gouttes de pluie. Pour la voir se reproduire, j’insistai pour que nous prenions l’apéritif dehors, surtout lorsque le temps était orageux, et dans ma malignité infantile j’en étais venue à trouver un prétexte efficace pour que nous nous installions sous le tilleul au moins quelques minutes. Je prétextai qu’il était pour moi extrêmement bénéfique de passer ces quelques minutes à l’air libre, au risque si nous ne le faisions pas que je tombe malade, car, argumentai-je sérieusement, le bon air sain de la campagne ne pouvait que me fortifier, et augurait que je ne tombasse pas malade jusqu’à notre prochaine visite. Comme j’étais plutôt pâlotte et chétive, on se rangeait à mes arguties, et la discussion débutait invariablement sur les méfaits de la pollution urbaine et l’intérêt du bon air frais de la campagne. Ma grand-mère émettait quelques réserves devant notre émerveillement de citadin en mal de verdure. Rassemblant ses souvenirs, elle peignait à traits brusques et rapides un tableau clair obscure, relatant la dureté du travail, les bêtes à traire avant l’aube, le lait à baratter, les vaches à surveiller au pré, les patates à ramasser, la pluche, tuer, vider les poulets, les préparer, les cuire, j’en passe, et le pire, c’était pendant les moissons, quand il y avait trente ouvriers agricoles pendant deux mois, c’était tous les jours qu’il fallait préparer deux repas pour les hommes. Ma mère acquiesçait, elle avait assez mal vécu son enfance à la campagne, qui pour nous gens des villes semblait merveilleuse, mais qui pour elle avait été une sorte d’enfer chez les bouseux, l’absence de culture autre que celle de la patate lui ayant frappé à tout jamais les sens. Un effroi douloureux crispait ses traits dès qu’elle évoquait cette époque. J’avais quand même gain de cause, nous nous installions dehors, et j’en étais un peu fière.

 

            Le grand-père seul se tenait à l’écart de nos émois champêtres et verbeux, surtout lorsque le temps se faisait menaçant et que de gros nuages s’amoncelaient au-dessus du jardin. Je scrutais pour ma part discrètement celui qui allait gentiment arrêter sa course au-dessus du tilleul, pour laisser s’échapper les quelques gouttelettes que j’attendais avec impatience. On proposait au grand-père un chapeau, et si jamais quelqu’un oubliait de le faire, je l’apportai hypocritement, et tous de s’extasier sur la gentille petite fille tellement attentionnée pour son papi. J’avais un peu honte, mais la rougeur qui me colorait les joues passait pour une candide pudeur sous le déluge de compliments. J’étais une traîtresse. Maintenant, j’ai vraiment honte.

           

            Ainsi, voici ce qui se produisait qui me plongeait dans des affres de perplexité, et qui me fit conclure que le grand-père n’avait pas toute sa tête. Dès que les premières gouttes de pluie se mettaient à tomber, le grand-père ôtait son chapeau et le mettait sur la table. Ou plus exactement, le mettait sur son verre. A la première goutte, j’étais dans une tension extrême, et dans le même état de sidération et de stupeur interloquée lorsqu’il accomplissait ce geste, qui était pour moi la preuve magistrale de son dérangement mental. Pourquoi, alors qu’il se mettait à pleuvoir, qu’on avait pris tant de précaution pour qu’il mette un chapeau en prévision du déluge, pourquoi, mais pourquoi l’ôtait-il à l’instant crucial, qui plus est, pour le poser sur son verre ? Cela dépassait mon entendement. J’étais parfois la journée entière dans un état de prostration telle que l’on s’inquiétait de savoir s’il fallait appeler un médecin. Un oncle proposait régulièrement de m’emmener faire un tour au grand air, mais je refusais obstinément : le grand-père était parti faire la sieste, je n’avais aucune envie dès lors de rester frigorifiée sous la pluie battante, ou de me faire piquer par des aoûtas, ces saletés microscopiques qui nichaient en pagaille dans le jardin.

 

            Je restai vingt ans sans explication autre que celle que je m’étais proposée à l’époque, et voulus bien lire dans les signes de la vieillesse inéluctablement progressive du vieillard ceux de sa profonde bêtise.

            Deux jours avant sa mort, alors que son agonie ne permettait pas d’envisager que la mort l’oubliât, on m’appela à son chevet, et je tins la main du vieux fou. Par intervalles il était conscient, et par manque de force certainement laissait sa main dans la mienne. Je ne savais quoi dire, quand il s’exclama soudain : « comme tu as grandi, hein ?! ». Les larmes me montèrent aux yeux. Je baissai la tête, ne sachant que répondre. L’histoire du chapeau me revint à l’esprit. Je m’entendis lui demander, naïvement : « Dis-moi grand-père, pourquoi ôtais-tu ton chapeau lorsque nous mangions dehors et qu’il se mettait à pleuvoir ? ». Le vieil homme eut une sorte de grimace, et une longue minute passa sans que je sache s’il avait réellement entendu ma question, ou s’il allait y répondre. Soudain, pressant ma main, il dit dans un souffle : « ç’aurait été dommage que l’eau mouille le vin, hein ! ». Je fondis en larme, et le quittai alors qu’il s’était endormi.

Je pleure maintenant, sur ma bêtise enfantine, et j’ai vieilli, soudain.

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