Publier vos poèmes, nouvelles, histoires, pensées sur Mytexte

Se servir de ses dons par Célia

Se servir de ses dons

SE SERVIR DE SES DONS

 

Colin Hurtman était en train d'admirer le décolleté profond de son invitée du soir quand son pager sonna. Il laissa passer quelques secondes, se disant que le goût de l'huître qu'il avait en bouche se mariait délicieusement avec le vin blanc apporté par le maître d'hôtel. Un parfait apéritif en fait avant la réelle consommation de la soirée. Ce décolleté était vraiment des plus charmants.
Mais le pager se fit à nouveau entendre et cette fois-ci Colin demanda un téléphone à un serveur. Le patron le demandait d'urgence, et cela mettait tous ses plans de la soirée à l'eau.
Le taxi le déposa vingt minutes plus tard devant la grille d'un entrepôt curieusement placé sous une bretelle d'autoroute. L'endroit n'était pas des plus glamours. Même la pluie n'arrivait pas à lui donner un quelconque cachet : pas de romantisme noir, même pas le plus faible soupçon de pourriture glauque, non ici, il n'y avait que des centaines de caisses alignées et empilées, noyées sous la pluie. Ou peut-être que l'esprit de Colin était par trop raisonnable pour ajouter un filtre morbide à ce lieu. Un autre y aurait peut-être vu sujet à poème endiablé ou à roman noir.
Ne connaissant pas vraiment les lieux, car il n'y était pas venu plus d'une ou deux fois auparavant, Colin poussa prudemment la grille non cadenassée et se dirigea lentement vers la première ligne de caisse. Johnny, un des petits caïds du patron, se détacha de l'ombre brusquement, le noir de son revolver brillant sous la lumière blafarde d'un lampadaire isolé. Cette entrée en scène était sans doute destinée à faire peur, mais Colin se contenta de saluer Johnny.
« Où nous installons-nous ? »
Il savait que son accent légèrement bourgeois énervait les gars comme Johnny au plus haut point. Surtout que Colin était encore considéré comme bien trop jeune, à la fois par l'âge et dans le métier, pour avoir une place aussi importante dans l'organisation. Mais qu'en avait-il à faire vraiment ?
Johnny le conduisit vers une caisse anonyme, éloignée de l'entrée de l'entrepôt. Il indiqua l'ouverture d'un mouvement du menton puis repartit sans plus de cérémonie.
« Entre, Hurtman ! »
La voix bourrue du patron se fit entendre à travers la cloison entrouverte.
L'intérieur avait été sommairement aménagé en une sorte de bureau un peu classieux. Un fauteuil en cuir avait été installé tout au fond. Colin savait que c'était une attention du patron à son égard. Dans son travail, où on restait assis souvent très longtemps, il avait pris en horreur les mauvaises chaises droites et dures. Sur le côté le bourdonnement d'un réfrigérateur le disputait à celui d'un chauffage d'appoint relativement puissant. Des draps épais avaient été tendus sur les parois, donnant à la pièce l'aspect étrange d'un studio en plein déménagement. Colin déposa son parapluie et son imperméable sur le portemanteau placé à l'entrée.
« Monsieur Hurtman va nous régler notre petit problème n'est-ce pas ? »
Le patron s'adressait à un homme assis sur une chaise au milieu de la pièce. Il tournait le dos à Colin. Néanmoins on devinait qu'il avait dû passer un sale quart d'heure.
« Désolé de vous déranger en plein dîner, monsieur Hurtman, mais nous avons une affaire urgente à régler, n'est-ce pas Peter ? »
Le patron n'était aucunement désolé, mais Colin était payé suffisamment cher pour ne pas s'en offusquer. La poignée de main fut courte et, aussitôt Peter Valiwski, le bras droit du patron, prit la parole.
« Betty a été retrouvée morte dans une chambre du Mary Blue, et lui était caché dans la salle de bain. Il n'y a pas que son sang sur lui. »
Colin pénétra plus avant dans la pièce, contourna la chaise pour se retrouver face à l'inconnu. Son visage tuméfié était renversé en avant, les épaules retombaient, il n'évitait la chute au sol que grâce aux menottes l'attachant au dossier de la chaise. Valiwski affirmait à demi mot que cet homme avait tué Betty, la petite maîtresse du patron, et qu'il avait du sang littéralement sur les mains. Mais après le passage des gros bras de l'organisation, ce sang d'assassin avait été vite recouvert du sang d'un pauvre type sans défense.
« Il nie, forcément, mais comme c'est notre seul témoin..., continua Valiwski. Essayez de savoir au moins s'il travaille pour quelqu'un. »
Le patron et Valiwski quittèrent aussitôt la pièce. Colin attendit que la lourde porte du conteneur se referme. Deux néons les éclairaient d'une lueur blanche trop forte, lui et l'inconnu. Colin sentit une légère migraine le gagner. Il se dirigea vers le réfrigérateur et en sortit une bière et un sachet de glace qu'il posa sur les genoux de l'homme, puis il passa derrière lui et défit les menottes avant de prendre place dans le fauteuil. Il eut le temps de vider la bouteille de bière à moitié avant que son invité ne commence à bouger.
« Nettoyez-vous un peu le visage et passez vous la glace sur les poignets. Sinon vous allez avoir d'horribles traces demain. »
L'homme le regarda au travers de ses mèches de cheveux alourdies par le sang et la sueur, mais il obéit. Ses gestes étaient lents, un peu hésitants. Peut-être avait-il peur que, après les petits caïds, le patron l'ait mis en présence d'un authentique sadique, histoire de continuer un peu plus la séance de torture.
« Je ne suis pas là pour vous faire du mal, monsieur... Dites-moi votre nom je vous prie. »
L'homme l'observa à nouveau, toujours par en dessous, ce qui lui donnait un air vaguement abruti. Puis il répondit : « Harry.
- Oh non, ne commencez pas comme ça. Je veux connaître votre vrai nom.
- Harry.
- Non, non et encore non. Si j'avais voulu que vous utilisiez un pseudonyme, c'est ce que je vous aurais demandé. Là, ce que je veux, c'est votre nom. »
Colin crut discerner un léger sourire sur le visage de "Harry".
« Harold.
- Voilà qui est mieux. Mais je ne vous félicite pas, monsieur Harold. Harold, Harry, ils sont bien trop proches. »
De nouveau un petit sourire en coin. Colin continua sans y faire attention : « Alors monsieur Harold, où habitez-vous ?
- Je dois vous dire la vérité, hein ?
- C'est un peu le principe. Si vous mentez, je le saurais, et vous risqueriez de vous retrouver avec une deuxième séance de punching-ball. Très douloureuse.
- Il m'a cassé une dent parce que je lui ai dit que son visage me faisait penser à un vieux rat malade...
- Qui ça, Johnny ?
- Le petit type, là...
- C'est Johnny. Mais ce n'est pas très intelligent de dire une chose pareille à un type comme lui, surtout dans la position où vous êtes. Où habitez-vous Harold ?
- C'était pourtant la vérité. J'ai habité longtemps à Chicago. Maintenant je bouge au fil de mes missions. Vous trouverez une réservation à mon nom au Motel R36, à la sortie Sud de la ville. Mais il y a juste mes bagages là-bas, je n'y ai jamais dormi. J'ai soif. »
Harold était plus coopératif que Colin ne l'avait pensé au premier abord. Il avait débité sa réponse, l'avait complétée, décrite avec une certaine précision, et Colin savait aussi qu'il disait la vérité. Rien n'indiquait le contraire, et son instinct ne le trahissait jamais. Il se leva et retourna vers le réfrigérateur. Harold accepta le verre d'eau fraîche en le remerciant.
« Vous pouvez envoyer quelqu'un au Motel si vous voulez vérifier.
- Ca ira. Mais y'a-t-il quelque chose dans cette chambre, dans vos papier, qui pourrait nous intéresser ?
- Je n'établis jamais de contrat écrit, donc là je suis cuit, répondit Harold avec une certaine désinvolture. Il y a juste mes papiers, dans mon portefeuille, avec une partie de mon salaire, en liquide.
- Sera-t-on obligé de tracer les billets pour retrouver le nom de votre commanditaire, ou allez-vous me le dire tout de suite ?
- Si vous me le demandez, je vous répondrais, mais la dernière fois que je l'ai fait, vous m'avez frappez pendant dix minutes. J'ai envie d'une cigarette.
- Je ne suis pas du genre qui frappe, fit Colin en sortant un paquet de la doublure de son veston. Il alluma une cigarette, tira un peu, puis la tendit à Harold.
- Non, vous êtes de ceux qui appellent les gens qui frappent.
- J'en ai rarement besoin. Qui était votre commanditaire ?
- Betty Allistair. »
Harold l'observait attentivement. Colin n'appréciait pas vraiment d'être dévisagé comme ça, mais la réponse le troublait encore plus. Jamais, au cours de sa vie, personne n'avait pu le rouler. Cela remontait à sa mère. Tout petit garçon aurait cru avec joie que cet étranger qui venait était un ami de la famille. Mais Colin avait tout de suite su que sa mère lui mentait. Il avait toujours su quand les professeurs, les prêtres et les autres adultes esquivaient les questions des mômes pour les satisfaire ou les protéger. Cela avait été un enfer, mais finalement il avait trouvé ainsi sa voie.
Harold ne mentait pas.
« Vous avez tué votre commanditaire ?
- Non. »
Et là non plus.
« Vous allez me demander ce que je faisais caché ainsi, avec le sang de Mademoiselle Allistair sur les mains, quand vos copains sont venus ? »
Colin ne répondit pas tout de suite. Il décida de suivre une autre tactique. Peut-être se trouvait-il en face d'un énergumène incroyable, un menteur si bon qu'il arrivait à le flouer, lui.
« Avez-vous déjà volé, monsieur Harold ?
- Oui, une fois, un paquet de bonbons chez l'épicier du quartier. Je me suis fait attraper.
- Qu'est-ce que vous lui avez sorti comme excuse ?
- Que j'avais faim et que je trouvais ça marrant. C'était la vérité. Vous me prenez pour un idiot ? J'ai même dit que j'avais jeté le paquet dans l'égout au moment de ma fuite.
- C'est stupide en effet. »
Harold fit tomber un peu de cendre de cigarette à terre.
« J'ai toujours été idiot comme ça...
- Votre mère était-elle fidèle ?
- Un jour elle m'a demandé de dire à mon père qu'il n'y avait personne à la maison de tout l'après-midi, mais j'ai dit la vérité à mon père. Ca a détruit notre famille. Ma mère m'en a voulu, ma soeur aussi, et mon père encore plus. Pensez-vous vraiment que je suis stupide ?
- Oui.
- Moi je ne pense pas que vous êtes incroyablement imbu de votre personne et de vos capacités, parce que ce ne serait qu'une expression de ma colère et non la vérité. Vous êtes sans doute un peu imbu de vous-même, mais pas autant que les autres le pensent.
- Que faisiez-vous dans cette chambre ?
- Vos copains ne m'ont jamais laissé continuer jusque-là...
- Répondez. »
C'était fascinant. Colin était certain qu'Harold lui mentait, mais il était également certain qu'il lui disait vraiment la vérité.
« Mon contrat prévoyait de surveiller Mademoiselle Allistair. Elle avait peur de quelqu'un.
- Comme garde du corps ?
- Non. Elle avait déjà des gardes du corps. Elle devait voir quelqu'un hier soir, et elle voulait qu'il y ait un témoin fiable pour ce rendez-vous.
- Qui ?
- Dave Scott. »
Colin laissa passer un petit moment de silence. De quelque manière qu'il prenne le problème, il n'y avait pas à tergiverser : tout ce qui sortait de la bouche d'Harold était vrai. Le fait que Dave Scott soit aussi un des membres les plus proches du patron n'était pas non plus pour le rassurer.
« Vous savez pourquoi Betty avait peur de Dave ?
- Elle pensait qu'ils étaient allés trop loin. Ils ont détourné un peu d'argent et elle avait peur que votre patron s'en rende compte. Elle voulait arrêter et dénoncer les agissements de Dave Scott.
- Des preuves ?
- Mademoiselle Allistair a bien préparé son coup. Elle avait enregistré certains entretiens et les a enfermé dans son coffre. »
Colin soupira : « Vous savez que je pourrais très bien être un ami de Dave, et que je pourrais très bien dire à mon patron que vous avez menti en me disant ne pas être l'assassin de Betty. D'ici deux heures vous serez donc mort.
- Je sais, répondit Harold avec un sourire un peu triste. Je ne peux pas m'en empêcher.
- Vous auriez pu demander à ce que j'appelle mon patron et son second, qu'ils soient témoins.
- A partir du moment où vous posez une question, je suis obligé de répondre. Je ne peux pas faire trop de détours, ça me coûte de trop.
- Combien vous a-t-il fallu d'efforts pour mentir à ma première question, celle sur votre nom ?
- Trop, je suis essoufflé, et j'ai cru que ma langue allait me trahir. En fait, Harry était le surnom que mes copains me donnaient quand j'étais môme, parce que Harold c'est un peu pourri comme nom quand même.
- Vous voulez encore boire quelque chose ?
- Oui volontiers. »
Colin alla chercher deux bières. La nouvelle de la trahison de Dave allait mettre le patron dans une colère noire. Mais ce ne serait pas à lui d'y faire face. Il prit le téléphone portable que Valiwski avait laissé à sa disposition.
« C'est presque fini, on fouille encore les détails, dit-il. Non... Je ne sais pas encore mais c'est pas lui... Dave. »
Il raccrocha. Depuis les années qu'il travaillait pour le patron, jamais aucun de ses interrogatoires n'avait abouti à un échec.
Harold le regardait avec une espèce de fascination étrange : « Mademoiselle Allistair m'avait dit de ne pas m'inquiéter, parce qu'elle savait qu'il y avait un homme comme vous ici.
- Un homme comme moi ?
- Oui. Un homme qui détectait le mensonge sous toutes ses formes, par instinct. D'habitude mon boulot consiste à être le témoin de couples qui divorcent, de disputes mineures. Ca évite à mes clients de passer devant la justice pour régler leurs comptes. Je les regarde vivre un certain temps, et après je dis ce que j'ai vu. Je ne travaille pas comme ça depuis longtemps, parce qu'il a d'abord fallu convaincre les gens que j'étais incapable de mentir. Et ça c'est très compliqué.
- Vous avez dû avoir une vie absolument affreuse.
- Oh, j'ai été frappé par des hommes bien plus violents que votre petit dur d'ici. Mais je n'avais jamais assisté à un meurtre.
- Pourquoi Dave ne vous a-t-il pas tué aussi ?
- Il ne m'a pas vu. Ils se sont disputés tout de suite, il ne savait pas que j'étais là. J'étais caché dans la penderie. Ca faisait un peu ridicule hein, mais j'étais à la place qui m'était allouée, un peu comme une caméra de surveillance. Je suis habitué. »
Colin s'était de nouveau levé. Il se dirigea vers la porte, baissa le levier de sécurité et cadenassa le tout. Puis il revint à sa place.
« Les parois ne sont pas forcément étanches aux tirs, mais au moins ils seront bloqués quelques minutes s'il venait l'envie à Dave de régler ça tout de suite.
- Vous êtes extraordinairement calme.
- Vous aussi.
- Quand vous dites à un boxeur professionnel qui vient de sortir de prison pour violences que son frère se paie des tournées dans les quartiers gay de la ville, vous n'avez plus vraiment peur de mourir. »
Harold souleva ses cheveux pour dévoiler une oreille rabougrie : « Il a eu le temps de m'arracher ça avant que les flics n'interviennent. Les gens m'ont toujours pris pour un cinglé.
- Betty aurait pu utiliser une caméra de surveillance. Dave est trop primaire pour penser à quelque chose comme ça.
- Votre patron aurait pu s'acheter un détecteur de mensonge, un de ces trucs qu'on vous branche à la tête et tout. Mais c'est vous qui êtes payé. Je crois que Mademoiselle Allistair aimait bien les gens un peu bizarre comme vous et moi. C'était son côté romantique, un peu...
- Cinglé. Elle avait un petit don elle-même.
- Vraiment ?
- Ca fait des années que tout le monde la prend pour une jeune fille. Mais le patron couche avec elle depuis plusieurs dizaines d'années.
- C'est un sacré collectionneur votre patron.
- Si jamais ce conteneur n'est pas réduit en passoire dans la prochaine heure, je suis certain qu'il pourra vous engager.
- Je ne suis pas sûr d'avoir envie de vivre dans un milieu aussi dangereux que le vôtre. Les gens ne vous regardaient pas bizarrement quand vous étiez jeune ?
- Ils pensaient juste que j'étais trop intelligent pour mon propre bien. Je l'ai longtemps cru.
- Moi j'ai longtemps pensé que j'étais un imbécile. »
Colin repensa à la soirée qu'il avait dû interrompre, à ses huîtres, au vin blanc et à la fille qui lui avait affirmé avoir une beauté naturelle alors qu'elle avait dû passer sur le billard au moins une ou deux fois. Il aimait ses costumes taillés sur mesure, son appartement au dernier étage d'un imposant building, son style de vie. Harold en face de lui était tout le contraire. Dans cette vie, on accordait donc plus d'importance à la recherche du mensonge qu'à la vérité, à la dénonciation des autres plutôt qu'au miroir qu'on pouvait vous tendre.
« Oui, je pense que le patron aura un boulot pour vous. Et vous ne risquerez plus votre vie comme ça, enfin, pas de façon aussi directe. »
Harold vida sa bouteille de bière puis regarda Colin en face, ce qui ressemblait à du soulagement dans les yeux.
« Finalement, ça serait pas mal. »

 

 

"Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"

Style : Nouvelle | Par Célia | Voir tous ses textes | Visite : 797

Coup de cœur : 12 / Technique : 8

Commentaires :