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Le Parapluie Bleu par Célia

Le Parapluie Bleu

Le Parapluie Bleu

 

Des torrents froids dégringolaient du haut du boulevard. Sans s'inquiéter des multiples obstacles, roues de voitures, cartons, poubelles et même la carcasse d'un sapin de Noël, l'eau courait. Les bouches d'égouts avaient abandonné tout espoir de la maîtriser. De l'eau, encore de l'eau, toujours de l'eau. Elle venait de partout. Les bords de la route n'étaient que le lieu où elle était la plus démonstrative, mais les murs, les arbres nus, les voitures et les parapluies, tout était recouvert d'une couche d'humidité mouvante et glacée.
Martina observa ce spectacle bouché et déprimant quelques minutes, protégée derrière les portes de verre du bureau. Le petit parapluie bleu qu'elle portait à la main lui paraissait bien léger par rapport à la pluie dehors. Elle s'étonna de peser le pour et le contre ; de soupeser littéralement le parapluie, de se demander si elle n'allait pas reprendre l'ascenseur et retourner faire une ou deux heures supplémentaires, le temps que tout se calme.
« Pardon, mademoiselle... »
Elle se déplaça à peine sur la droite, se laissant bousculer par un homme pressé, protégé d'un long manteau noir. Le contact la remplit d'une bouffée d'appréhension. Elle chercha son regard, peut-être un mot d'excuse, un début de conversation...
« Vous travaillez bien au troisième ? Je vous ai déjà vu... »
... Une invitation pour un café...
« Vous avez oublié de signer mon rapport comptable d'ailleurs. N'oubliez pas demain... »
... Le rappel qu'elle avait un rôle ici, des devoirs qui importaient pour des gens, des gens à peine croisés dans l'ascenseur, mais des gens tout de même.
Un courant d'air froid s'engouffra quand l'homme poussa la porte de verre. Il ne l'avait même pas vraiment vue, et déjà il remontait le boulevard vers la station de métro la plus proche. Martina l'observa, envieuse. Pour être si pressé de rentrer, c'est qu'il devait y avoir quelque chose d'agréable chez lui, ou quelqu'un.
Chez elle, il n'y avait plus rien. Aucune de ses collègues ne l'avaient vraiment interrogée sur ses yeux un peu gonflés, sur ses subites envies de chocolat, sur sa nouvelle habitude de manger seule à midi. Elles devaient s'en douter, qu'il n'y avait plus rien chez elle, pas une seule chemise par terre, pas d'après-rasage sur le rebord du lavabo, pas de fromage dégueulasse dans le frigo, qu'elle gardait quand même avant, parce qu'il aimait ça.
Il allait bien falloir rentrer tout de même.
Le parapluie bleu s'ouvrit avec douleur, sentant peut-être qu'il aurait du mal à supporter la violence de la pluie et la déprime de sa propriétaire sur le long chemin du retour.
Le boulevard montait encore plus ce soir. Les chaussures de Martina stoppèrent au bord d'une grosse flaque d'eau. Elle savait que si elle restait trop longtemps immobile, les deux petites bottines en faux cuir allaient commencer au souffrir. Il ne faudrait que quelques minutes avant que ses pieds ne se rétractent sous l'humidité, fantasmée ou réelle, qui s'insinuerait par là.
Mais ce boulevard était si haut, le coin là-bas, là où on entrevoyait la bouche du métro, si loin. Et puis personne ne l'attendait. Martina prit à droite.
En été, quand il était encore là, il venait la chercher de temps en temps, et, au lieu de rentrer directement à la maison, ils marchaient. Pas loin d'ici il y avait un square, avec un marchand de cacahouètes et un jardin d'enfants. Il n'avait jamais dit s'il voulait des enfants, mais il n'avait jamais dit le contraire non plus. En fait, Martina ne lui avait jamais demandé. Cela lui avait paru toujours si risqué d'engager une conversation sur ce terrain-là.
Le square se trouvait à gauche du bureau. A droite, ils n'y allaient quasiment jamais. C'était moins romantique, trop rapide, trop urbain, pas très drôle. Elle décida que cette soirée pluvieuse méritait bien quelques découvertes, toute seule, de ce côté-là.
Martina n'avait jamais été une faiblarde. C'est peut-être pour ça que personne n'avait fait attention à elle et à son isolement subit. Elle avait un fort caractère et ne parlait jamais d'elle, aucune collègue n'allait franchir la frontière invisible séparant vie professionnelle et vie privée.
Petite, Martina courait après les garçons, même ceux plus grands qu'elle, puis elle avait appris à ne pas se laisser faire, ni par des beaux regards, ni par des cadeaux un peu trop pimpants. Se concentrant pour ne pas marcher dans les flaques d'eau trop profondes, qui auraient définitivement ruiné ses chaussures, Martina se dit que, finalement, elle avait toujours eu une vie sentimentale assez équilibrée et relativement moderne. Des petits copains rares, mais gentils, pas forcément très romantiques, mais jamais à se mettre les pieds sous la table comme son père. Alors qu'avait-elle à se sentir si molle tout d'un coup ?
Un coup de vent partit du fond d'une ruelle pour se projeter sous le parapluie, alors qu'elle arrivait à une intersection. Bras aux muscles tendus, une main sur la tempe pour éviter d'avoir les cheveux sur le visage, Martina tint bon. Quel subtil équilibre il fallait avoir, ni roseau, ni chêne, pour empêcher le parapluie bleu de se retourner, pour garder son équilibre, pour éviter d'être trop mouillée, pour garder son sac bien à l'abri, pour traverser quand même à toute vitesse, sans prendre en compte le feu rouge pour les piétons et arriver de l'autre côté.
Martina était une battante finalement, à son humble niveau, mais son appartement vide lui faisait peur. C'était un peu comme si il y avait eu là-bas un meuble chaleureux, toujours utile et plein de souvenirs, qui aurait eu tellement d'importance. Il aurait été tellement le centre de tout, qu'il semblait tenir les murs. Et un jour ce meuble avait disparu. Le canapé semblait bancal, les murs froids, la bibliothèque isolée et malingre, les ampoules trop blanches et violentes.
Un grognement sourd monta de son estomac, soudain, surprenant, témoin d'un gouffre qui la creusait depuis des jours.
« J'ai faim... »
Elle s'en tenait à une discipline mauvaise. Certes la réserve de chocolat dans le tiroir, derrière la boîte d'élastique, à peine cachée par les stylos et les tampons dateurs, se vidait beaucoup plus vite qu'à l'habitude, mais Martina mangeait comme un oiseau. Moins qu'avant. Il lui semblait déprimant de se faire la cuisine pour elle toute seule, et elle était fatiguée même d'entrer dans la cuisine. Elle avait envie de choses mauvaises, de pizza recouvertes de crème, de sauces sucrées, mayonnaise et ketchup mélangés, de barres chocolatées, de gras et d'un peu d'alcool.
Dans cette rue il y avait plusieurs commerces, dont les lumières jaunes et chaudes tentaient vainement de transpercer les murs de pluie. Martina repéra même une légère odeur salée, fraîche. Son estomac se révolta de plus belle. Le parapluie bleu se referma dès qu'elle franchit la porte de la charcuterie. Et pourquoi pas après tout. Elle pouvait bien se le permettre. Lui n'était pas un fana de cochon, du moins certainement pas dans son assiette. Et elle, elle avait si faim.
Et pourquoi pas aussi quelque chose à boire, et un dessert ?
Une demi-heure après avoir quitté le bureau, Martina s'engouffra dans une station de métro, les bras chargé de sacs plastiques, désireuse plus que tout de rentrer chez elle, au chaud, seule et prête à dévorer entièrement ses récentes dépenses.
Les rames étaient pleines à cette heure : des étudiants, des lycéens s'étant attardés après la fin des cours, des gens occupés, pressés et fatigués. L'odeur de pluie réchauffée par la transpiration était presque insupportable. Martina se cala dans un coin, parapluie bleu, sac et courses tenus bien serrés contre ses jambes. Son collant avait filé, là, juste au-dessus de la cheville. Elle se surprit à ne pas trop s'en fâcher. Elle se surprit à ne penser à rien, à presque fermer les yeux de fatigue pendant qu'une étrange paix menaçait de la submerger, manquant de lui faire rater sa station.
La paix.

L'appartement était vide certes, mais un peu moins. Une fumée chargée de lavande s'échappait de la salle-de-bain. Les draps rais sur le lit étaient la seule chose un peu contraignante à laquelle Marina s'était forcée en rentrant. Le bas filé traînait par terre, la jupe tachée et les chaussures crottées attendraient le lendemain pour un nettoyage.
Pour la première fois en deux semaines Martina se sentait bien, vide comme après un marathon, mais également pleine d'une stupeur agréable. Ses jambes allongées, les pieds butant contre l'accoudoir du canapé, elle avait plus de place maintenant. Cette bière se mariait si bien avec ce jambon, et ce thé avec ce gâteau. On était si bien là, seul.
Martina sourit, d'un sourire paresseux annonçant des paupières lourdes et un sommeil de plomb.
"Il est enfin parti."

Dans le lavabo de la salle de bain, le parapluie bleu séchait doucement.

 

 

 

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Style : Nouvelle | Par Célia | Voir tous ses textes | Visite : 1365

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