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Noir et Blanc par plume

Noir et Blanc

 

                                   Noir et blanc

                       

                        En attendant le jour « J » du fameux tournoi, je m'entraîne sérieusement à la maison. Il me faut patienter souvent jusqu'à ce que l'aube toque à la fenêtre, que mon frangin ait fini de gratter sa guitare comme un malade, de faire trembler les murs avec les battements du rap...Sûr qu'il doit encore se défoncer ce  soir. Il y a des nuits où il ne rentre pas ; je stresse : les flics ne sont pas tendres avec les manifs des noirs. Je dois me morfondre aussi pour ma sœur : quand reviendra-t-elle de ses virées d'oiseau de nuit, empuantissant la maison de relents masculins de tabac froid, de sueur et de sexe, Y a des moments comme ça où j'ai envie de tout laisser tomber...Dur, dur, d'être l'aîné d'une famille d'où père et mère se sont barrés. -Allez Sam ! t'as pas droit au blues, ton adversaire s'impatiente !

                        Face à face solitaire : dopé au café fort, je me concentre un max sur les noirs et les blancs : rois, reines, tours, fous, cavaliers vont connaître des situations épiques. Parfois, j'essuie une dégelée mais je me dégonfle pas pour autant ; le plus souvent j'ai tellement potassé mes coups que je laisse l'autre « stand by » ... Je pionce deux heures et repars vers mon boulot si vidé que j'ai pas les yeux en face des trous. Je me dis que je suis un peu foldingue de foncer dans une pareille aventure...Je repense à la discussion de l'autre jour avec Joë, mon copain , il avait peut-être pas tort lorsqu'il m'a lancé :

                        _Sam, toi, t'es pas verni, ta vie elle a jamais été chouette !

                        _T'as pt'être raison. Exact, mon père a culbuté ma mère puis il l'a plantée après lui avoir sali sa jeunesse. Dès qu'il s'est aperçu que son beau corps de noire s'épaississait, il s'est cassé et on l'a jamais revu. Il avait qu'à pas lui faire des gosses les uns derrière les autres s'il avait voulu qu'elle garde la ligne. Moi je dis qu'on a tous été bradés.

                        _Tu vois, j'ai raison, te vexe pas, j'veux pas te faire de la peine, mais je pense que vous êtes  des pauvres bâtards.

                        _Bâtards et pauvres OK : la dèche, j'ai connu. J's ais pas, peut-être que toi t'as eu un meilleur filon, t'as grandi dans un quartier plus friqué. Moi c'était Harlem ; Harlem : ses rues sales, fétides, ses ruisseaux où, les jours de pluie, bouteilles et boîtes de coca réinventaient le jazz, ses gars bourrés de whisky bon marché, Harlem et ses maisons désaccordées. La nôtre était sans doute une des plus laides : porte à la peinture délavée, escaliers branlants où j'avais toujours peur que ma mère se pète une cheville vu son poids, courants d'air responsables des nuits où je passais mon temps à écouter cette espèce de pigeonnier roucoulant dans ma poitrine, à ouvrir ma bouche comme un noyé qui remonte à la surface pour chercher un peu d'air. .. Dans cette maison que tu trouverais certainement moche, toi qui aimes l'ordre, un bordel considérable mais qui me donnait une impression de gaîté. Je me souviens d'un miroir tout piqueté, d'une procession de photos, d'une vieille cuisinière en émail bleu ciel avec deux gros couvercles bombés, cinq portes en façade, si ronde que j'avais envie de la caresser ; mais ma mère criait : « Sam ! fais  gaffe ! tu vas te brûler! ».... C'est devant sa chaleur qu'elle nous donnait le bain : elle récupérait l'eau de la bouilloire et nous barbotions tous l'un après l'autre dans le même jus.... Pas de bol ! En tant qu'aîné, je passais le dernier !... Au plafond, suspendus, se balançaient des paniers, un garde-manger au tamis troué où fromages et autres provisions connaissaient une odorante vieillesse, des cuillers et des fourchettes ignorant leur âge, un rouleau à mouches datant de la Guerre de Sécession ; près de l'évier, dans une bassine percée, un orchestre de casseroles ; sur les murs jaunis, des prénoms, des dates écrits maladroitement le long d'une toise invisible, et partout, trottinant, caquetant, se perchant, crottant, nos quatre poules squattant la cuisine avec notre vieux clébard et notre portée de chatons.

                        _La DAS ou la police sont jamais venus voir comment vous viviez ? C'était quand même un peu crado chez vous. La preuve, c'est que ta mère a fini à l'hosto en crachant ses poumons !

                        _Pourquoi toi mon pote, tu viens me foutre le bourdon ! laisse moi tranquille dans le musée de mes souvenirs...Le dimanche, nous partions tous à la foire ; ce que ma mère avait gagné dans la semaine en grattant les chiottes des cinés, nous le claquions pendant qu'elle fumait ses clopes : nous nous goinfrions de « donnuts », nous flippions sur la grand roue ; un jour, elle est tombée en panne, j'te dis pas les jetons, ma sœur avait le vertige...Moi, j'adorais le tir au pigeon : un jour, je me suis trouvé en finale avec un Texan, il était plus fortiche que moi ; j'ai pris la dégelée.

                        _Et l'école ? T'en parles jamais ?

                        _On y allait quand on pouvait, moi j'aimais ça : les maths surtout, les problèmes aux solutions chiadées, je trouvais toujours l'astuce. Je crois que j'aurais pu devenir un super ingénieur ; c'est pour ça, je crois que je flambe aux échecs...A propos, j'ai appris qu'y aura bientôt un tournoi dans un quartier chic, je vais m'y inscrire.

                        _Ou tu vas trouver le fric ? T'as pas de boulot !

                        _Je vais trouver un job de plongeur dans un fast-food ou de videur dans une boîte, vu comme je suis baraqué ça devrait pas poser de problème. Juste de quoi gagner un peu de blé. En plus c'est une finale.  Je compte sur toi, tu es mon ami ; y aura pas beaucoup de blacks, je crois.

                                   ..............

                        Deux jours seulement me séparent de l'évènement. Ce soir-là, au moment où je m'écroule sur mon paddock, les neurones à zéro, mon portable s'agite : l'hosto ! La dernière fois c'était pour ma mère.

                        _Votre sœur vous réclame !

                        Je ressens un creux dans l'estomac....J'enfourche mon char et slalome à toute blinde...Le loufiat de service m'introduit dans une salle propre comme une morgue...Les yeux de ma sœur m'attendent , elle les baisse en me lâchant à voix basse :

                        _Je suis séropositive.

                        Cette fois-ci, c'est un train d'atterrissage que je prends dans le bide...Que lui dire ? Qu'elle avait pas à faire le bitume pour se payer des fringues ? Je sens un goût amer de responsabilité et pourtant je peux pas m'empêcher de la cuisiner.

                        _Tu sais qui t'a filé cette saloperie ?

                        _Un type bath et très clean.

                        _Il est de chez nous ce mec « très clean » ? Allez, lâche moi son nom que j'aille lui casser la figure.

 

                        _C'est un étranger, un Texan, Bob qu'on l'appelle, très connu, un champion de tir au pigeon.

                        Un flash me traverse :- « et si c'était le keum qui m'avait mis KO à la foire ? »

                        _Qu'est-ce que tu es allée foutre avec un blanc ! Encore, si c'était

un black !

                       

                        En rentrant, pour la première fois, je trouve notre turne sinistre ; mais j'empoigne ma solitude et ma déprime, me blinde contre les idées souterraines qui mineraient les chances accumulées depuis des semaines.

                        Le soir du tournoi, je me sape comme Papa Bush. Le matin, j'ai briqué ma vieille moto...Pas le temps de glander. J'essaie de pas flipper tandis que je traverse les quartiers bourges ; ça y est, j'arrive dans la Cinquième Avenue...La brasserie Liberty illumine les trottoirs mouillés, on peut pas la louper. Je planque ma moto, ici, les caisses sont aussi longues que le Queen Mary.

                        J'entre : salle immense, mais on y voit que dalle...Dans un coin retiré, attablés devant des cocas, mes supporters :  Joë, mon super pote, il a amené Bigbill et d'autres gars de la rue. C'est chouette, ça me donne tout de suite la pêche. J'ai l'habitude des compètes, mais là, c'est pas pareil, c'est une finale, et c'est la première pour moi !

                        On attend ; les gens arrivent au compte-goutte : des blacks niet !.. Tous me zyeutent bizarrement. OK, j'ai pigé : on a pas la même façon d'être smart.

                        Enfin, voilà mon adversaire qui se pointe ; le vrai cow-boy, la totale : jeans moulants, blouson à franges, chapeau, colts et la dégaine en plus.

                        Son regard balaie la salle du haut de ses deux mètres ...Quand il se pose sur moi qui suis pourtant pas minus, on dirait qu'il veut m'écraser. Deux secondes plus tard, j'y lis plus de douceur, mais ça ressemble à de la pitié et j'apprécie pas....« Mais j'ai déjà vu cette bobine quelque part ; ça y est, c'est le Texan du tir au pigeon ; le même, si ça se trouve qui a pollué ma sœur. »

                        Présentations : _ « Bob »_ « Sam »...Ce qu'il ignore, c'est que je sais qu'il a sali ma sœur  et que je veux le châtier. Quand il me serre la pince, j'ai l'impression qu'il me broie les doigts.

                        Le face à face commence ; fair play, il m'offre un cigare : c'est mon premier ; pour ne pas être en reste, j'appelle le garçon, commande deux whiskys et du meilleur.

            Sur l'échiquier, comme les combattants des guerres d'autrefois s'alignent les pièces : ivoire, ébène. J'en ai jamais vu d'aussi belles ; à la maison, les miennes sont en plastoc. Celles-là, j'ose à peine y toucher. Lui, décontracté les lance sur la table : le fou noir rebondit et se brise, sa tête roule sous le siège. Je frémis... 

_Une tête, ça se recolle ! Lance- t-il, décontract.

                        Il claque dans ses doigts, le garçon s'empresse de réparer. _Ce bonhomme doit être plein aux as  ; qu'il rêve pas, je vais sûrement pas m'écraser comme ce larbin.

                        Sans nous concerter, nous avons choisi nos couleurs : lui, les blancs, moi les noirs. Grand seigneur, il avance : 

                        _Comme je suis fort, je peux vous donner l'avantage du premier coup.      

                        _C'est pas la modestie qui va t'étrangler !, je pense ; il veut me faire un cadeau, ce crâneur, poliment je refuse et propose :

                        _Tirons au sort .

                        Je referme mes mains sur deux pions._ Mes poings lui foutent la pétoche ou quoi ? Il hésite puis, précipitamment :

                        _Celui- là ... :C'est un blanc.

           

De toute façon,  il a frimé ; il sait comme moi que c'est toujours les blancs  qui commencent...Il me prend pour un taré, mais je vais me le « toaster ».

                        Après quelques coups, je déchiffre déjà son jeu : ordonné, calculé, régulier. _T'es pas le premier venu,  mais je t'aurai, avec ma ruse et mon astuce....Une lumière crue éclaire l'échiquier. Comme les mouches dans ma cuisine, elle attire les spectateurs qui s'agglutinent : les supporters du célèbre Bob aux premières loges, les miens sont moins nombreux et plus discrets.

 _Est-ce que parce que ses yeux sont faiblards ou qu'il veut me les dissimuler qu'il a mis des lunettes noires ? Se prendrait-il pour Ray Charles ?

Le combat commence, classique...Au deuxième coup  « Lucky Lucke » avance de deux cases le cavalier du roi pensant que je vais le lui prendre avec le mien ; je rentre pas dans son jeu, préfère une prudente parade...Je lis la surprise dans une crispation imperceptible de sa mâchoire. Les spectateurs s'approchent du ring. A partir de cet instant, son œil invisible m'espionne, je sens son éclat froid sur mon visage tourné vers la partie.....Je suis le déplacement de sa main sur l'échiquier ; il est le tacticien qui organise le combat : l'armée de ce général, prête à l'offensive et à la défensive partout accule mes soldats contre les bords du champ de bataille ; devant la charge des blancs, mes hommes semblent épouvantés...Ma main tremble ; sa bouche, mastiquant un impassible shewing-gum, dessine la victoire...« _Ce matamore ne me possèdera pas : je vais puiser dans mon sang d'esclave l'inspiration de la guérilla, lui opposer les pièges astucieux du désordre et de la confusion. »...A cet instant précis mes yeux redécouvrent mon fou noir blessé, avec sa douloureuse tête penchée, pitoyablement recollée. Je ne vois plus que lui, humilié ; il va devenir mon obsession, mon chef : tours, rois, reines, cavaliers, pions lui obéiront et le défendront.

            La partie  s'éternise ; je crois qu'il commence à s'ennuyer, mon cow-boy, ici c'est pas le rodéo ! moi, j'aurai l'endurance de ceux qui travaillaient, courbés, dans les champs de coton.....Brusquement ; je décide d'attaquer en lui embarquant un cavalier. A ce moment précis , la lutte change de visage : chaque offensive entraîne une riposte fulgurante, vengeance acharnée. Je sue, je pue, je le sais, ça se dit partout que la sueur sauvage des noirs pue ! « Lucky Lucke » se détourne de temps en temps d'un air dégoûté ; j'en ai rien à cirer. En plus, je devine ce qu'il pense : que mon jeu,  bordélique d'après lui, ne peut mener à rien.

            La bagarre dure depuis deux heures, les morts commencent à encombrer le terrain ; la mêlée cesse peu à peu : ne demeurent que les survivants qui ont échappé à cette furie. Un duel frénétique oppose maintenant les deux rois : dans le mien, je reconnais le Mage venu de sa lointaine Afrique. Le roi blanc, lui, doit se réfugier dans le camp des noirs ; il est tout proche du roi noir et de son fou..._Mais qui dans la pièce voisine vient de mettre ce CD ? Je reconnais la voix chaude et rauque d'Armstrong : « Sweet low, sweet chariot ». Chez nous, on chante ça aux enterrements ; je divague vers de lointains souvenirs en même temps qu'une sourde angoisse me met mal à l'aise.

            Sûr qu'il s'est aperçu de mon égarement ; il ne me reste bientôt qu'un pion et mon fou blessé pour me défendre des attaques de la tour, les  supporters de mon adversaire , croyant que « les carottes sont cuites », quittent la salle en le saluant et en m'ignorant...Les miens ne me lâchent pas et ça me fait chaud au cœur.

            Mon rival m'interroge du regard  devine sans doute mon obstination : je serre les poings si rageusement que mes ongles s'enfoncent dans ma chair...

            _Non, je n'abandonnerai pas mon courageux Fou Noir à cette arrogante Tour Blanche qui veut l'écraser !...Devant sa poursuite, il bondit obliquement d'une case à l'autre comme un chat sauvage...Cette chasse barbare se déroule dans un silence de tombe ; sans décoller mes yeux de l'échiquier, je déchiffre sur le visage de mon ennemi les variations de sa pensée : j'y lis l'exaspération furieuse de celui qui veut en finir.

           

            .................................................................................................

 

            _Est -ce possible qu'il n'ait pas remarqué que je viens de le mettre « échec et mat » ?...Tandis que je jubile, il découvre brusquement, en un éclair, sa défaite sur l'échiquier : il perd brutalement son sang froid, tremble rageusement...Sa main droite paraît faire un mouvement vers son colt.

            _Mais que se passe-t-il tout à coup ? Mon portable résonne dans ma poche...Je le porte à mon oreille : une voix s'éloigne dans le brouillard blanc de mes yeux : « Votre frère ...arrêté par la police...manif..en train de crever d'une overdose ».

            « Pourquoi ce sang sur ma main ? Le sien ?..Le mien ? »... Tout sombre dans le noir.           

 

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