Publier vos poèmes, nouvelles, histoires, pensées sur Mytexte

Marie par plume

Marie

 

                                                                              MARIE                           

               

                               

 

Mars  2OO1.

Marseille : Hôpital Nord.

Antoine, jeune interne raconte :

            _Par la fenêtre des urgences, je regarde la ville : un ciel bas pèse sur l'immense cité, si bas qu'il noie même les contours de la Vierge de la Garde. Depuis  l'aube il pleut : une petite pluie lasse, infinie, glacée ; devant elle les horizons s'enfuient, les maigres arbres  qui dessinent les allées de l'hôpital se muent en fantômes.

            Je m'ennuie : interne débutant, j'attends avec une impatience mêlée d'angoisse le face à face avec mon premier patient. Les heures s'écoulent, moroses  comme ce crachin, comme cet hiver qui refuse ce céder sa place.

            Découragé par l'attente, je sens se creuser une faille dans mon enthousiasme de jeune médecin ; une insidieuse  torpeur m'envahit...Mais bientôt, dans une semi conscience, je perçois les hurlements d'une ambulance qui s'amplifient. Je cours vers l'ascenseur, arrive au sous-sol en même temps qu'elle.

            -« Réa », annonce l'ambulancier, péremptoire.

            Comme un somnambule, j'accompagne le brancard, me revêts promptement de la tenue stérile, pénètre dans le service...Les infirmiers ont pris le relais, transportent la blessée dans son lit avec des gestes lents, précis où se lisent d'infinies précautions... Je découvre une belle jeune fille : derrière ces yeux clos, ce visage tuméfié, je devine des traits purs. C'est un choc, je le ressens physiquement, un éclair de douleur me traverse ; mais je ne dois pas m'y abandonner, j'appelle toutes les ressources de mon sang-froid. En quelques fugitives secondes, mon esprit dresse l'inventaire des premiers examens : électroencéphalogramme, électrocardiogramme etc. Anxieux, je suis les tracés. « Non ! L'encéphalogramme, bien que très perturbé, n'est pas plat », l'organe vital, touché certes, résiste encore. Bientôt, toutes les perfs sont en place. Je continue mon bilan : tous les tests auxquels on doit procéder dans un cas aussi grave ; car la jeune fille, totalement inconsciente, reste plongée dans un coma profond.

            Entièrement absorbé par l'urgence de ma tâche, je ne me suis pas rendu compte que les parents de la blessée ont suivi l'ambulance. Ils sont là, dans un coin, discrets, muets, atterrés. Eux aussi ont observé les tracés avec des regards tendus. Ils ne me posent pas de questions : j'apprends par la suite qu'ils sont tous deux médecins.

            Quand nous sortons dans le couloir, ils me disent ce qu'ils savent de l'accident : la route glissante, les pneus trop lisses, la vitesse excessive du conducteur qui perd le contrôle de la voiture et percute un platane ; lui s'en sort, indemne, mais les pompiers doivent désincarcérer Marie. Douleur, amertume, colère affleurent dans leur récit...Ils pressentent bien tous deux que, malgré l'espérance, le pronostic reste incertain.

            Chaque soir, dans cette salle habitée de vies en sursis, je les retrouve et nous faisons ensemble le point. D'ailleurs, le reste de la famille défile aussi et je devine que cette épreuve resserre les liens de la fratrie. Le jeune frère, les cousins essuient furtivement leurs larmes et j'imagine tous ce qu'ils ont en commun de complicité et de jeux.

            Cependant, jour après jour, de timides lumières d'espoir éclairent cette nuit d'angoisse : Marie commence à répondre par d'imperceptibles mouvements  aux tests proposés : ce sont des mouvements ténus, tels ceux du fœtus dans le liquide amniotique mais ils signent l'espoir : Marie survivra.

            Quant à moi, depuis son arrivée, je n'ai pas quitté ma garde, refusant d'être remplacé, dormant quelques heures par ci, par là : Marie est mon « cas », je suis accroché à tous les signes de cette vie souterraine qui court en elle, et dois lutter pour garder mon objectivité

Dix jours se sont écoulés depuis l'accident ; Marie se bat inconsciemment avec toute la volonté de vivre de ses vingt ans : les progrès s'affirment de telle sorte que le patron décide qu'elle doit quitter la « réa » de l'hôpital Nord. Elle sera transférée à Aix, en Rééducation Fonctionnelle, service  bien équipé et plus proche des siens.

            Je dois passer le relais quoiqu'il m'en coûte : chaque jour m'apportera  son lot de souffrances nouvelles : je sais que je ne suis pas le médecin d'un seul mais de tous, que je ne puis m'attacher à l'un d'eux au détriment des autres. C'est bien cela la difficulté du rôle du médecin, simple humain auquel sont attribués souvent des pouvoirs magiques.

 

Avril  2001.

Hôpital d'Aix.-Service de Rééducation Fonctionnelle

La grand-mère de Marie parle à son tour.

            _Chaque jour, je me rends au chevet de Marie,  Marie, l'aînée de mes petits-enfants...Pourquoi mes enfants m'ont-ils caché la vérité pendant tout ce temps ? Ne savent-ils pas qu'une grand-mère a en elle beaucoup de force devant l'épreuve ? Pourquoi   croit-on toujours que les ans vous fragilisent ?

            La veille de l'accident, c'était justement l'anniversaire de Marie, Marie si gaie, si dynamique ! Et là, à certains moments, il me semble retrouver le bébé d'autrefois  qui ne s'endormait pas sans son « doudou ». Elle nous a fait comprendre, l'autre jour, qu'elle avait besoin de son « chien doux » : peluche chargée de secrètes facultés  d'apaisement retrouvée au fond d'un placard. Quand ses parents doivent repartir, nous lui fredonnons la berceuse de ses premières années, la même qui conduisait son père vers le sommeil. Et cependant, en la quittant le soir, nous craignons toujours que de vilains cauchemars  ne viennent hanter ses nuits.

            Pour réveiller ses réflexes ralentis, je dois lui chatouiller délicatement les pieds, pour faciliter la déglutition, lui donner à boire par petites cuillerées afin que, bientôt, les « perfs » puissent laisser place à une alimentation plus normale.

                        Ah ! Marie ! Tant de beaux souvenirs me lient à toi ! Je te revois dans mes bras alors que je participais à un stage de danse ; j'entends tes pas trottant gaillardement derrière moi durant les randonnées, je me souviens  encore des histoires de chevaux sauvages que je te racontais le soir et dont tu me réclamais toujours de nouveaux épisodes. Est-ce pour cela que tu aimes tant les chevaux ?

            Je  repars  tardivement le soir lorsque tes parents arrivent ; je peux voir de jour en jour sur leur visage l'étreinte de l'angoisse se desserrer...

Que t'est-il arrivé cette nuit-là, où, à l'insu de tout le personnel de l'étage, tu es sortie en fauteuil roulant au clair de lune ? Est-ce un cauchemar ou ton  caractère volontaire qui t'ont conduite là où tu ne devais pas aller ? Ton ange gardien, en habit d'infirmier t'a stoppée à l'instant où tu allais dévaler une périlleuse pente. Le lendemain, j'ai constaté que ton lit avait été prudemment déplacé à l'opposé de la porte. 

Le printemps est là maintenant, définitivement installé ; il fait chaud l'après-midi dans ta chambre. Les visites, de jour en jour plus nombreuses te fatiguent moins ; tes yeux gris-verts s'éclairent d'un reflet joyeux lorsque tes copains de fac sont là. Tu peux de nouveau échanger avec eux et ta voix reprend des intonations plus vivantes.

            Un soir, alors que nous nous retrouvons seules, tu me questionnes :

    _Mamie, redis moi les noms de nos chevaux.

   _Jalna, Hermès, Djebel et Polka, ta petite ponette.

Je sais que pour Marie chacun a sa propre histoire ; je commence l'évocation et la laisse poursuivre, sollicitant ainsi le jeu de sa mémoire.

L'amélioration s'affirmant, les repas en salle à manger sont enfin autorisés, le fauteuil roulant remisé au matériel, remplacé par une démarche encore claudicante mais qui s'améliore au fil des semaines.

Enfin arrive le grand jour ! le personnel de l'étage, la  famille, tous sont rassemblés pour célébrer le départ : champagne, jus de fruits, petits fours signent la fête.

Une autre vie commence pour toi, Marie : une vie pas facile certes ; les tests révèlent que tune pourras plus retourner à la fac ; il te faut désormais reconvertir tes aptitudes en activités plus concrètes...Mais l'avenir nous révèlera  que l'épreuve t'a singulièrement mûrie : tu as acquis une meilleure compréhension des autres et de toi-même. C'est une autre Marie qui va regagner le toit familial, tout chaud de tendresse.

 

2007_ Antoine reprend la parole...

_Six années se sont écoulée...Pourquoi en ce mois de Mars 2001 étais-je si impatient de rencontrer mon premier patient ? J' avais tellement hâte de mettre en œuvre ce que j'avais étudié au prix de tant d'heures d'efforts ; alors que maintenant, je souhaite parfois que cet interminable défilé s'arrête enfin, mais aucun répit n'est accordé à la souffrance.

Quelquefois, au cours des nuits de garde, j'ai l'étrange impression de sentir la présence de Marie, de voir sa silhouette se déplacer dans les couloirs. Sans doute suis-je influencé par le roman de Marc Lévy   qu'un copain m'a offert lorsque je lui ai parlé de Marie ? Marie, le premier « cas » qui m'a tant marqué...Il m'arrive même d'en parler à mon épouse ; je la sens un peu jalouse.

_Tu ne vas tout de même pas être jalouse d'une ombre !...Elle est à peine rassurée.

Sur un journal de sport, j'apprends un jour qu'une compétition de dressage va avoir lieu au Club Hippique d'Aix ; je décide d'y aller. Depuis quelques années en effet, je suis passionné d'équitation et rêve de pouvoir m'acheter un cheval. 

La foule envahit le club, soulevant la poussière grise des allées. Chevaux et cavaliers se croisent, échangent quelques paroles.  Certains, si j'en juge par leur plaque d'immatriculation, sont venus de très loin. Je tente de partager mes impressions avec mon épouse mais le sport équestre la laisse indifférente.

Nous prenons place sur les gradins,  serrés les uns contre les autres, non loin de la tribune officielle...Enfin la musique assourdissante fait place à la voix du micro annonçant le début du concours . Comme il se doit, pour respecter le règlement, chaque cavalier doit venir saluer la tribune officielle. Ils sont nombreux, couleurs claquant sous la lumière : jaquette rouge, culotte noire,  jaquette claire, culotte sombre ; dans le dressage  la traditionnelle bombe est remplacée par un feutre élégant...

Les voix de la foule couvrent celle du micro, mais brusquement,  j'ai l'impression que mon cœur va s'arrêter : là, à quelques mètres, sur un cheval noir racé, une jeune fille, jaquette noire, pantalon blanc moulant des cuisses musclées, bottes bien campées sur les éperons, torse légèrement  incliné vers l'arrière dans une attitude fière, tourne la tête vers la tribune ; l'ombre de son chapeau masque en partie son visage. Malgré cette incertitude, quelque chose me dit que c'est Marie. Une onde de joie m'envahit : je la ressens physiquement comme j'avais autrefois ressenti la douleur.   

NB : Cette nouvelle est inspirée d'un fait réel.

 P.S. Vos commentaires seront les bienvenus. D'avance, Merci.

 

 

 

  

                                   

 

 

 

        

 

               

             

"Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"

Style : Nouvelle | Par plume | Voir tous ses textes | Visite : 603

Coup de cœur : 13 / Technique : 11

Commentaires :

pseudo : monalisa

PLUME MAGNIFIQUE NOUVELLE D'UNE RENCONTRE INOUBLIABLE D'UN MÉDECIN ET SON MALADE. QUE DE PATIENCE DE TENDRESSE D'ACCOMPAGNEMENT HUMAIN QUI ONT REDONNÉ COURAGE A MARIE. TU NOUS A FAIT PARTAGÉ LE QUOTIDIEN DE CES HOMMES EN BLOUSES BLANCHES QUI SE DÉVOUENT DEVANT LA SOUFFRANCE. MERCI A TOI PLUME.

pseudo : PHIL

BELLE NOUVELLE AVEC DE NOBLES SENTIMENTS J4AI TRAVAILLE DANS LE MILIEU HOSPITALIER ET IL FAUT AVOIR LA FOI.LE PERSONNEL EST SOUVENT DENIGRER ET IL M EST ARRIVE EN SOCIETE DE DEFENDRE ARDEMENT LEUR PROFESSION.MERCI.AMITIES

pseudo : volatile

Moi qui travaille dans le milieu hospitalier, j'ai été très impressionné (et même marqué par certains) au début de ma carrière, par les patients dont j'avais à m'occuper: on se rend compte de la dimension humaine de notre métier, et on est animé par la foi, qui soulève des montagnes et peut aider les patients à s'en sortir. Personnellement, au bout de 20 ans de métier, je me suis certes endurci, certes blasé, et pris du recul aussi, mais je suis toujours dans la dimension humaine du début. J'ai simplement appris à relativiser. Et je tiens toujours la main des patients pour les aider. Cette histoire est jolie, et cela nous aide, nous soignants, à surmonter les difficultés de notre métier et de nos conditions de travail.

pseudo : Monyclaire

Très, très beau texte qui, de plus, rend un bel hommage au personnel soignant. Il y a d'un côté la médecine, avec, parfois, toute une artillerie lourde et, de l'autre côté, toute la dimension humaine. Personnellement lorsque j'ai dû batailler pour retrouver un semblant d'autonomie, nous avons été 3 à mener le combat. Moi, bien sûr, la plus concernée, mon mari, un soutien sans faille et mon joker : René, notre petit kiné. Sa bonne humeur pétillante, son dynamisme, sa conscience professionnelle m'ont porté à bout de bras pendant 2 longues années. Même s'il y a peu de chance qu'il lise un jour ces lignes, qu'elles soient alors adressées à tous ceux qui nous viennent en aide dans nos moments difficiles : Merci à toi René, notre petit kiné. Merci à toi, Plume Amicalement