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Lila et le vieux par Elodie C

Lila et le vieux

Un jour, il avait trouvé cette enfant. Le bébé n’était pas sevré, il braillait sans cesse. Aux gendarmes qui avaient rédigé le procès verbal, Léopoldine avait demandé s’ils pourraient garder l’enfant. Le vieux avait scruté la femme pour essayer de deviner ce qui avait bien pu lui passer par la tête. Le gendarme le plus jeune avait dit qu’il n’en savait rien, mais qu’ils pouvaient toujours adresser une requête à l’Assistance Publique. Le vieux avait souri car ni lui ni sa femme ne savaient vraiment écrire. Il était sûr qu’elle laisserait tomber. L’enfant braillait toujours, c’était à fendre l’âme. Ils s’en allèrent, et le vieux pensa que cela aurait pu être beaucoup plus compliqué.

 

            Assis sur le banc à droite du perron, le vieux bourra sa pipe et hocha la tête lorsque la voisine d’en face lui sourit avant de fermer ses volets. Sa femme parut dans l’embrasure de la porte, à sa gauche, et le fixa ostensiblement. Lui fit comme s’il ne voyait rien, dérangé dans son plaisir quotidien, de préférence solitaire. La vieille ne bougeait pas. Il la regarda, secoua la tête et dit:

- T’as pas mieux à faire qu’à me regarder ?

            La vieille lâcha :

- Alors, t’en penses quoi ?

            Le vieux tira sur sa pipe et ne répondit rien. Elle pensait toujours à cette affaire. Bon Dieu, qu’est-ce qui lui arrivait ! Que répondre à l’absurde ? Rien. Le vieux espéra que son silence en dirait assez sur sa position. La femme rentra brusquement en marmonnant. Le vieux crut saisir qu’il était con. Il baissa les yeux. Con, non, mais censé, oui.

 

            Ce matin là, la femme sortit vers les neuf heures, et le vieux, dans ses semis, maugréa, pensant que c’était le début de la merde. La vieille avait une idée fixe, elle allait le faire chier avec ça jusqu’au bout. Il se redressa et entra dans la cuisine. Il se servit du café, s’assit et décida de considérer la situation. La vieille voulait l’enfant. Pourquoi ? Parce qu’elle n’en avait pas ? Il y a longtemps qu’elle aurait pu poser la question de l’adoption. Parce qu’elle se sentait responsable de ce qu’elle avait trouvé ? Le vieux maudit sa promenade vers le pré du père Etienne ce jour là. Elle n’avait pas à se sentir responsable, c’est lui qui l’avait découverte et qui était venu la prévenir. Alors quoi ? Parce qu’ils n’avaient jamais parlé du désir d’enfant, parce qu’elle se sentait quand même responsable, parce qu’elle s’emmerdait sec avec lui ? Il se leva en pensant non sans plaisir que n’importe quelle idiote de l’Assistance Publique, voyant débarquer la vieille, penserait qu’elle l’était décidément trop pour ce type de mouflet, du genre qui pleure encore et toujours, et pas pour un rien, encore, mais pour rien.

Le vieux sortit biner de nouveau.

            Quand la vieille rentra, il avait déjà rangé ses outils, mangé du pain et du fromage. Il la regarda sans rien dire, essayant de déceler quel était le résultat de la quête. La femme soutint son regard, et dit :

- Je dois y retourner cet après- midi.

- Pour quoi faire ?

- Parce que.

            Ah ouais, parce que !

            Le vieux monta les marches de l’escalier. Il fit sa sieste comme d’habitude, mais elle fut plus courte. Le soir, il se résolut à lui demander :

- Mais à quoi tu  rêves ! Tu cherches quoi ?

            La femme l’observa avec curiosité, comme si elle le découvrait pour la première fois. Elle dit :

- Et toi, à quoi tu rêves ?

            Puis elle monta pesamment l’escalier. Il entendit le bruit de ses pas sur le parquet pendant un certain temps, enfin elle se coucha, certainement, parce que le silence se fit. Alors le vieil homme se mit à pleurer. De grosses larmes coulèrent le long de ses joues sans qu’il puisse rien faire, ni qu’il sache d’où elles venaient. La question de sa femme l’avait figé. Il resta une bonne dizaine de minutes debout dans la cuisine, une main tremblante appuyée sur la table. Il était pathétique, seul, perdu dans le néant dont il s’était savamment entouré, petit à petit, au fil des ans, un néant bien vide, sans rêves, sans désir, sans plaisirs véritables. La vieille avait posé la question qui tue. Il se ressaisit tout de même, pensa que son rêve à elle était bien dérisoire au regard de ses chances, nulles, de réalisation. Il songea à la vieille, endormie là-haut, mais sans rancoeur, avec presqu’un peu de pitié pour celle qui avait des rêves d’un autre âge.

           

            La semaine qui suivit l’incident, une dame vint chez eux et posa tant de questions débiles que le vieux sortit sans un mot de plus pour cette folle, et alla marcher un peu. S’ils avaient ceci, cela, qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre ? La vieille était affable, sans commune mesure avec son habitude, avec lui en tout cas. Famille d’accueil ! Faudrait peut-être une famille, pour accueillir ?! Là, bonjour la turne : un vieux et une vieille qui ne se parlent plus, ou alors pour s’invectiver de la pire espèce, la sournoise, celle qui ne dit pas ses mots crus mais qui utilise des détours, de plus en plus sinueux, tortueux, de la périphrase alambiquée en veux-tu, en voilà un seau. Le vieux cracha de dépit, fit rouler quelques cailloux sous son pied, décida qu’il lui fallait agir presto.

            Hélas, quand il revint, la vieille avait signé des papiers, non monsieur c’est pas la peine, un seul cautionnaire suffit. Un seul quoi ? Il regarda la folle de travers, pour bien lui faire sentir qu’il s’asseyait pesamment sur son lexique de bureaucrate, puis il observa la vieille dans le regard de laquelle il vit la petite lueur triomphale qui signa le dédain qu’il lui porta dès lors.

            Trois mois plus tard, quand la petite débarqua, l’homme et la femme ne se disait plus un mot, l’atmosphère était lourde, oppressante, même les mouches filaient en silence.

            Trois ans après, la femme mourut d’un accident tellement stupide que le vieux devint encore plus aigri, tant la vie lui apparut décidément imbécile. Il la pleura plusieurs jours, car il aurait aimé au fond de lui que cela ne se termine pas ainsi. Et puis aussi, on pleure toujours un peu sur ses propres malheurs, et le vieux ne pouvait s’empêcher de faire le bilan d’une vie bien monotone, la présence de l’enfant n’ayant pour lui pas changé grand chose tant il avait décidé fermement que ce n’était pas son affaire. La môme d’ailleurs ne faisait pas grand cas de lui, et c’était bien ainsi. Il ne savait que dire à ce petit être, et lorsque leurs regards se croisaient, ils se regardaient avec le même drôle d’air, mi arrogant mi interrogatif, et le vieux laissait tomber le premier, tant lui paraissait incongru ce face à face décalé.

 

            De l’enfant, il ne fut plus question pendant quatre ans, puisque l’administration, qui pour une fois fit son travail dans les temps, se chargea de la reprendre sitôt la vieille disparue. Le vieux admira le bel ouvrage, sitôt dit sitôt Daucy, comme dit la pub, et son train train put ronronner encore un peu.

           

            Un jeudi matin, alors qu’il était allé chercher quelques fagots dans le petit bois non loin, il trouva assises sur son banc une dame et une fillette. Il se raidit en comprenant qu’il s’agissait de la môme. Il passa devant elles, fit le tour de la maison, déposa son fardeau à côté du cabanon prévu à cet effet, repassa devant les visiteuses, et entra dans la maison. Il n’osa pas cependant fermer la porte. La femme en profita pour entrer dans la cuisine.

            Le week-end, ouais il avait mieux à faire qu’à jouer les nourrices, il y pouvait rien s’il était sa seule famille, la môme serait certainement mieux avec des enfants de son âge, lui y savait pas y faire, deux jours c’est énorme avec un enfant, non c’était non. Hein, c’est elle qui avait exprimé le désir de venir ici ? Mais peut-être qu’elle n’avait pas compris que Léopoldine était morte ? Si. Ah. Non, de toute façon il saurait pas quoi faire.

            La petite dit qu’elle aimerait quand même, qu’elle ne le dérangerait pas, qu’elle l’aiderait à planter les tomates. Oh certainement pas, ça faut être un spécialiste. C’est quoi ? C’est quelqu’un qui s’y connaît, comme lui, pas comme elle, elle était trop petite. Pourquoi ? Parce qu’elle devait avoir huit ans au plus, et qu’à cet âge là on est petit, vous voyez bien Madame, qu’on se comprend pas moi et la môme ! Mais la Madame n’était pas de cet avis, et elle dit qu’elle repasserait avec Lila. A bientôt, vous pressez pas. Il se versa un verre d’eau, et les regarda s’éloigner par la fenêtre de la cuisine. Lila ... il se rappelait même plus son nom.

 

            Le samedi, à midi, alors que le vieux n’en était même pas au milieu de ses carottes râpées, on frappa à la porte. Le vieux mâcha encore une bonne minute avant que les coups ne se répètent. Il posa alors sa fourchette, s’essuya les lèvres d’un revers de main, alla ouvrir la porte. Devant lui, un homme assez jeune, à peine quarante ans, le genre bienveillant, tout sourire, le genre que le vieux flairait mal, lui trouvant une vague parenté avec la dame de l’Assistance. L’homme le salua, et voyant le peu de réaction suscitée par son entrée en matière, décida d’y aller un peu plus franco. Il se présenta comme étant l’instituteur du village, c’était lui qui gérait la classe du double niveau CP-CE1, dans laquelle se trouvait Lila. Et donc ? Ben, il aurait voulu lui parler de Lila. Non, pas possible ! Lui aussi ! Mais y’a pas à tortiller, il la prendrait pas le week-end, en plus... Le vieux regardait l’instituteur avec hostilité, mais l’autre restait planté là. Alors il se recula pour lui signifier qu’il pouvait entrer dans la cuisine. L’instit’ s’assit de lui-même sur la chaise qui faisait face à la table, attendit que le vieux s’assoie à son tour, et commença son histoire. Lila était dans sa classe depuis un an, mais n’avait pas appris à lire. C’était par ailleurs une enfant qui semblait très intelligente, qui cependant pour une raison que personne n’avait réussi à élucider refusait d’apprendre à lire. Elle observait un mutisme buté à chaque fois que quiconque essayait de lui en demander la raison, étant à côté de cela très curieuse, très créative, ne semblant pas borner son enthousiasme à des objets précis, s’adonnant avec plaisir à la peinture comme à la botanique… L’instituteur eut un sourire pour s’excuser d’employer un terme aussi pompeux pour parler des ballades en forêt et des commentaires sur ce que les élèves et lui en avaient rapporté. Le vieux le regarda par en dessous, se demandant quel était le but de sa visite, qu’il supputait quand même assez proche de celui de la dame de l’Assistance. Après ce préambule, le visiteur attendit manifestement que le vieux lui pose des questions, au moins une, mais un silence pesant s’installa. La bonne volonté de l’instituteur ne s’émoussa pas, et il demanda, d’un air concentré :

- Que diriez-vous d’aider Lila ?

            Le vieux, interloqué, vacilla sur sa chaise. L’aider, mais à quoi ? Il se demanda s’il devait révéler à l’instit que lui-même ne savait pas vraiment lire, mais fronça les sourcils à cette idée. Il se contenta de rétorquer que chacun devait tenir sa place, sinon son rôle, et que le sien n’était pas d’apprendre à lire à une gamine. L’instituteur eut un autre sourire, et sembla amusé par cette idée.

- Bien sûr, ça, c’est mon affaire,  dit-il.

            Le vieil homme sembla accablé par cette répartie, car il comprenait de moins en moins où l’autre voulait en venir. Il le regarda plus franchement, et avança :

- Alors, vous voulez quoi ?

Il n’écouta pas vraiment les explications du type, qui parlait d’épanouissement personnel, de retour dans un cadre pseudo maternel (le vieux décida de passer outre cette atteinte à sa virilité, les jeunes de maintenant ne savent plus vraiment de quoi ils parlent), de sécurité affective, d’élément déclencheur. Là le vieux se revit trimant dur dès douze ans, neuf enfants ça bouffe, puis désapprendre petit à petit le peu qu’il avait réussi à écouter sur les bancs de l’école communale, quand il pouvait y aller, car la nature a mis les foins, la cueillette des pommes, celle des noix et le glanage des patates en même temps que l’école, ce qui n’est pas une bonne chose quand il y a tant de bouches à nourrir. Il entendit l’instit’ qui parlait de substitut parental, et revit son père levé avant le soleil, sa mère, grave et peu causante, sans cesse occupée, ses frères avec qui il n’avait pas le temps de jouer. L’autre évoquait l’importance d’un contexte ludique pour contacter le plaisir des apprentissages savants, et le vieux pensa que peut-être, leva un peu la tête, et une question affleura à ses lèvres : s’il avait eu le temps de jouer avec ses frères, aurait-il pu échapper à la honte de ce jour désormais porté comme une blessure ouverte, celui où il n’avait su remplir, alors qu’il était convoqué pour faire ses classes, aucun des formulaires qu’on avait disposés devant lui, tant il lui avait fallu de temps pour déchiffrer les quelques lignes du tout premier paragraphe, et il y en avait des dizaines, de paragraphes hiéroglyphiques comme celui-ci, écrits tout petit, exprès pour emmerder ceux qui n’avaient pas eu le temps de jouer avec leur frère dans la cour de la ferme.

L’instituteur avait terminé sa plaidoirie en faveur de l’insertion des enfants chez les vieux qui n’aspiraient qu’à être tranquilles, et contemplait le vieil homme au regard perdu dans les tréfonds de son passé. Celui-ci se reprit et demanda en quoi consistait exactement son rôle. L’instit respira un grand coup, car simplifier tout ça revenait à le rendre assez simpliste, et déclara qu’il s’agissait de prendre de temps en temps Lila, qui elle-même en avait exprimé le souhait, et que l’on verrait bien si cela pouvait avoir quelque effet sur les apprentissages, enfin sur le désir de lire. Quand ? Le soir en guise d’étude par exemple, le dimanche, le mercredi, quand ça dérangerait le moins. Le vieux passa outre, pensant que ça dérangeait le moins quand elle n’était pas là, et dit que la condition était qu’il accueille, d’accord, la gamine, mais qu’il n’y ait pas de contrepartie, et que si elle n’apprenait pas à lire, tant pis. L’instit se garda de rétorquer que ce n’était pas une condition à proprement parler, mais il garda un silence circonspect, fort d’une victoire dont il ne voulait pas gâcher la saveur. On convint que Lila viendrait dès le lundi, après la classe, et qu’elle rentrerait dans sa famille d’accueil pour le repas. Le vieux devait voir avec l’enfant quand il serait opportun qu’elle revienne, celui-ci ne devant pas prendre ce service comme une charge contraignante. Le vieux décida que ce n’était pas de l’ironie, et que l’instit croyait à sa mission comme un curé croit qu’il faut aimer Dieu. Il ne dit rien, tant il ne faut pas effaroucher ce type d’ingénu.

 

            Le dimanche passa sans suspendre le cours des choses, et le lundi, le vieux se leva en maugréant. Il passa la matinée à se maudire d’avoir accepté et vaqua le reste de la journée à des occupations futiles, qui n’eurent pour but que d’essayer de détourner son anxiété grandissante. Qu’allaient-ils faire, qu’allaient-ils se dire ? Il résolut de se calmer en allant marcher du côté du champ du père Etienne. A son retour, la gamine était là, en tout cas un sac de classe jeté à terre sur le perron signalait la présence de la morveuse. Le vieux fit le tour de la maison, et aperçut Lila sous la petite serre, à genou dans la terre, contemplant une armada de fourmis au travail. Il allait bondir pour que ses semis ne soient pas piétinés, mais la gamine, en se relevant, prit bien soin de contourner les sillons et de marcher sur la planche jetée là exprès. Le vieux de loin la contempla un moment, puis décida de rentrer dans la maison : quand elle en aurait marre, elle pointerait son nez. Effectivement, Lila ne tarda pas à entrer dans la cuisine. Le vieux était dans l’appentis attenant, coupant du bois. Par la porte ouverte, Lila respirait l’odeur des copeaux. De longues minutes passèrent avant que le vieux ne s’aperçoive de sa présence. Il entassa les bûches près du poêle, puis sortit pour remiser les outils dispersés dans la journée. Lila le suivit, l’aida à ramasser la pelle, le marteau, la binette. Elle lui tendait les objets, puis le devançait en regardant avec curiosité où il rangeait tout cela. Quand le vieux retourna sous la serre pour arroser ses plans, Lila demeura dans la remise. Le vieux fut content qu’elle ne tournât plus autour de lui, et finit par l’oublier, préoccupé par la galerie naissante qu’une taupe creusait au dessus du carré des salades. Quand il rentra, la nuit tombait, le cartable et Lila avaient disparu.

            Le lendemain, Lila ne vint pas, et le vieux se résolut à passer nonchalamment près de l’école, pour sentir l’ambiance : la gamine avait très bien pu ne pas rentrer chez elle, finalement, et il grognait d’avance de se voir attribuer un défaut de surveillance. Mais il l’aperçut qui jouait avec deux autres enfants près du marronnier. Il poursuivit sa route. Ce soir là, il ne rangea pas ses outils, mais les laissa en vrac le long du mur de la remise. Il se coucha tard, et fuma deux pipes assis sur le banc à droite de la porte. Le lendemain, vers cinq heures et demi, Lila reparut. Elle sourit au vieux, jeta son cartable sur le banc, et attendit, plantée devant lui. Le vieux se dirigea vers le jardin où l’enfant le suivit.

            Louis se mit à bêcher, et Lila, après avoir suivi deux minutes l’opération, se dirigea vers le fond de la serre, où le vieil homme avait entassé tout un tas de choses, des cagettes, des tuiles cassées, un cadre de vélo rouillé, des planches. C’était sa petite décharge personnelle, à l’abri des yeux inquisiteurs de la voisine, un petit fonds dans lequel il allait parfois puiser pour réparer la brouette, renforcer la barrière à côté du tilleul, soutenir l’armoire de la chambre. Ce n’est pas sans une pointe d’agacement qu’il vit Lila farfouiller dans le tas, en extraire une boîte, un tuyau percé, les mettre de côté, se faire son petit trésor contre le sien. La gamine y passa une bonne heure, et le vieux ne la regardait plus que de temps à autre, lorsqu’elle peinait à extraire une planche trop lourde. Alors qu’il arrosait les salades, Lila vint se planter devant lui, lui sourit comme on fait un clin d’oeil, et sortit. Quand il eut finit et qu’il rentra, Lila et son cartable étaient partis.

 

            Les jours passaient ainsi, une fois Lila venait, une autre fois elle ne venait pas, personne ne se formalisait, mais les jours où la petite n’était pas là, le vieil homme se surprenait à s’inquiéter, se demandant si elle était malade, ou si elle avait décidé de ne plus venir. Le lendemain, elle revenait, et le vieux se sentait moins vieux, moins con, et la petite retournait à ce qu’elle avait laissé l’avant-veille. Parfois elle le regardait seulement s’affairer, et lui, ça ne le gênait plus comme avant. Une fois, le vieux avait fait des crêpes, et ils avaient ri quand Lila, qui en était à sa troisième, avait dit qu’elle calait, parce qu’en plus, elle avait déjà goûté à l’école. Elle avait dit ça sérieusement, ils s’étaient regardés, elle avec ses mains pleines de confiture de mûre, et s’étaient mis à rire d’abord doucement, puis de plus en plus fort, et le vieux ne se rappelait pas s’il avait déjà eu un fou rire comme celui-ci.

La plupart du temps, Lila se concentrait sur une sorte de construction qu’elle avait commencée, au fond du jardin, avec tout ce qu’elle ramassait. Le vieux ne jetait plus rien d’ailleurs que sur le tas sous la serre, et Lila venait farfouiller, puis repartait avec sa trouvaille. Parfois, il l’oubliait, et elle n’était plus là quand il allait voir ce qu’elle fabriquait. 

            Un soir, il la trouva près de sa construction à une heure avancée. Il la houspilla, de crainte de se faire tancer lui-même, mais lorsqu’elle fut partie, il retourna au fond du jardin. Là se dressait une sorte de sculpture faite de bric et de broc, qui était pourtant cohérente notamment parce qu’elle semblait vouloir s’apparenter à un corps humain : on reconnaissait en tout cas les bras avec les mains, et une sorte de tête où les yeux étaient figurés par des tessons de bouteilles savamment agencés qui formaient comme une sorte de kaléidoscope, ce qui animait étrangement la tête ainsi suggérée. Le vieux scruta longuement l’ensemble. Lorsqu’il retourna dans sa cuisine, il n’était plus le même. Il se sentit soudain un peu plus léger, et pensa à Lila en se demandant ce que la gosse pouvait bien avoir derrière la tête.

            Lorsque Lila reparut le lendemain, elle trouva à côté de la construction une table et une chaise, et le vieux qui sirotait un verre, assis sur la chaise, les coudes sur la table. Elle regarda longtemps le tableau ainsi formé, et décréta :

- Maintenant, c’est fini.

            Le vieux fronça les sourcils, leva les yeux sur l’enfant. La gosse se dirigeait vers la maison. Il la vit reparaître qui tenait un tabouret, qu’elle traîna jusqu’à la table. Là, elle s’assit et plongea la main dans son cartable. Elle en sortit un livre qu’elle ouvrit soigneusement à une certaine page. Le vieux fronça les sourcils, le livre l’inquiétait un peu. Lila lui sourit, sourit à sa construction, et dit :

- Je vais te lire une histoire. Tu veux bien ?

            Le vieux cligna des yeux. La statue semblait attentive elle aussi.

            Lila commença son histoire : “Il était une fois, à l’orée d’un bois touffu, une famille qui...”. Le vieux scrutait la gamine, se demandant si elle lisait réellement. Ses yeux semblaient parcourir les lignes. Elle tourna une page, signe qu’elle suivait quelque chose : “... mais un jour un prince, qui s’était perdu....”. Le vieux se haussa un peu pour voir ce qu’il y avait d’inscrit sur la page. Au même moment, Lila referma le livre en déclarant :

- C’est fini pour aujourd’hui, merci.

            Le livre réintégra le cartable. Lila se leva, mit son sac sur le dos, et chose qui n’était jamais arrivée depuis que le vieux et la gosse se côtoyaient, elle lui colla un baiser sur la joue, puis s’en fut. Le vieil homme resta interloqué.

 

            Trois jours plus tard, la gamine sortit de nouveau le livre et s’installa à côté du vieil homme. Elle ouvrit le livre, et commença à lire : “La nouvelle fit frémir les enfants qui se tenaient aux jupes de leur mère. L’émissaire, sur son fier destrier, repartit dans un éclair aveuglant, et les villageois restèrent saisis de stupeur : l’angoisse se lisait dans leurs yeux. Pour quelle raison le roi avait...”.

- Tu suis ?

            Le vieux leva les yeux, tourna la tête et s’entendit répondre :

- Et la suite ?

            L’enfant prit un air sérieux :

- Après les villageois sont rentrés chez eux, et ils ont fait leurs affaires, à cause du roi. Mais le fils du forgeron, lui, n’a pas voulu partir, et il s’est battu jusqu’au bout. C’est une chouette histoire.

- Mais le roi, pourquoi il voulait qu’ils partent ?

- Eh ben, parce qu’ils ne voulaient pas payer !

- Mais payer quoi ?

- De l’argent.

            Le vieux hocha la tête :

- C’est quoi, cette histoire ?

- C’est un livre.

            Devant l’évidence, le vieil homme s’avoua vaincu. Il se leva.

- A demain, Lila.

            La petite fille rangea soigneusement le livre dans son cartable, contourna la table, se campa devant sa sculpture, et dit :

- A demain !

            Elle détala. Le vieux se trouva ridicule à contempler la statue. Ce soir-là, il essaya de déchiffrer ce qui était inscrit sur le paquet de nouilles, et mit cinq bonnes minutes à décrypter qu’il fallait à celles-ci dix minutes pour être cuites. Ouais, on le savait.

 

            Lila continua à raconter des histoires au vieil homme et à la statue, puis un jour, demanda :

- Et toi, tu en connais, des histoires ?

            Le vieux eut un sursaut, bafouilla, se reprit et dit :

- Non.

            Lila inclina la tête, fit la moue, et partit vers la remise. Ce soir-là, ils n’échangèrent plus un mot. Le vieux sentait qu’il avait contrarié la gamine, et rien de ce qu’il entreprit ne put lui faire oublier la mine toute chiffonnée de sa petite compagne. Le lendemain, elle ne vint pas, ni le surlendemain. Le vieux se hasarda à roder près de l’école, où il la vit en rang dans la cour, tenant sagement la main d’une brunette avec une natte dans le dos. Une semaine passa sans que l’enfant revienne.

            Le dimanche, au marché, il croisa l’instituteur qui le salua courtoisement en lui demandant s’il allait bien et comment ça se passait avec Lila. Le vieux hésita à lui dire qu’elle ne venait plus, mais se ravisa et répondit que tout se passait au mieux, la gamine ne le dérangeait pas, elle jouait dans son coin. Il allait ajouter qu’il ne voyait pas très bien à quoi servait tout cela, mais il eut honte d’avoir pensé cela et salua la compagnie. Il lui sembla que l’instit’ avait eu un drôle de sourire.

            Le lundi soir, vers les cinq heures, il se rendit à l’école. Lila était assise sous le marronnier. Quand elle le vit, elle tourna la tête. Le vieux poussa la grille et gauchement traversa la cour. Il dit bonsoir, et, voyant que Lila ne répondait pas, lui dit :

- J’ai une histoire.

            Quelques secondes passèrent. La gamine leva les yeux vers lui :

- Avec une princesse ?

- ...

- Avec une princesse ?

- Oui.

            Lila se leva, prit son cartable d’une main, de l’autre celle du vieil homme, et ils rentrèrent ainsi, main dans la main, d’un pas égal, silhouettes singulières dans la fraîcheur du soir. Ils allèrent s’asseoir près de la statue. Le vieux commença son histoire. Au début, il eut du mal à démarrer, parce qu’il avait seulement entendu les récits de Lila, et essayait de se conformer à ce qu’il avait compris du principe : il était une fois, une princesse, quand soudain. La gamine était attentive, le regard fixé devant elle. Quand le vieux s’embrouilla et oublia que le prince devait inévitablement venir délivrer la princesse, elle l’arrêta d’un geste et demanda ce qu’attendait celui-ci. Le vieux se détendit. Il commençait à sentir son récit prendre forme. Le prince arriva sur son fier destrier, et les villageois purent enfin retrouver leur liberté.

            Lila s’était appuyée sur l’épaule du vieux. Celui-ci se sentit une importance nouvelle. Quand il eut fini, Lila dit :

- Mais est-ce qu’ils eurent beaucoup d’enfants ?

            Le vieux se reposa pour lui-même la question, répondit que oui, bien sûr. Alors, Lila, tout doucement d’abord, puis de plus en plus bruyamment, se mit à sangloter, les épaules secouées de soubresauts réguliers. Le vieux ne savait que faire. Il prit la petite fille par les épaules et la serra contre lui. Au milieu de ses sanglots, il entendit l’enfant hoqueter :

- Mais à quoi ça sert, si c’est pour les abandonner ?

            Le vieil homme la serra plus fort, conscient qu’il devait trouver une réponse. Le problème, c’est qu’il n’en avait pas, de réponse. Lui, il n’avait pas d’enfant, et il avait maudit plus d’une fois celle qui avait abandonné Lila. Il savait bien qu’il y avait des raisons qui vous poussent à faire cela, cependant par paresse, il n’avait pas voulu les considérer plus longuement. Il pensait juste que c’étaient des choses qui ne se faisaient pas. Mais la gamine pleurait et ça lui remuait le ventre. Il articula lentement :

- Ce prince et cette princesse, ils ne vont pas les abandonner. Et même, ils n’en ont pas eu assez, alors ils en ont adopté d’autres que leurs parents ne pouvaient pas élever.

- Pourquoi ? renifla Lila.

- Parce que presque tout le monde peut faire des enfants, mais tout le monde ne peut pas les élever.

- Pourquoi ?

- Parce que, heu..., parce que, pleins de raisons, je sais pas moi !

- Et toi, tu as des enfants ?

            Le vieux sentit son coeur faire un bon.

- …

- Tu as des enfants ?

- Oui et non.

- C’est quoi, oui et non ?

- J’en ai pas, mais...

- ...

- ...mais je t’aime bien, comme gosse.

- Moi aussi, je t’aime bien.

            Lila et Louis se serrèrent l’un contre l’autre. De grosses larmes gouttèrent sur les mains noueuses du vieux qui écrasaient les menottes de l’enfant.

Ce soir là, le vieux était un roi, et Lila une princesse.

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Coup de cœur : 15 / Technique : 17

Commentaires :

pseudo : chollet mikael

C'est beau, c'est touchant, un petit côté suranné qui fait monter l'émotion dans le coeur.