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La concierge par Elodie C

La concierge

Madame Champagne grimaça en fermant son poing à cause des engelures. Elle humecta ses lèvres gercées. La peau de son visage était toute tendue, rêche, prête elle aussi à se fendre, elle en aurait pleuré. Quarante-sept ans que ça durait ! Mais ce matin, elle en avait assez. Ce con du sixième, aussi ! Il mettait ses pieds dedans alors qu’elle venait de finir, c’était tout propre. Même pas une excuse, juste ce petit sourire hypocrite que lui croyait de connivence : tu-laves-et-je-marche-dedans-mais-je-m’-excuse-quand-même. Pauvre imbécile. Elle préférait presque M. H, qui passait sans même la voir depuis toutes ces années : lui n’en avait ostensiblement rien à faire qu’elle lave ou pas, il était là chez lui et elle était là comme un dû.

            Elle constata l’ampleur des dégâts, repassa la serpillière et posa le balai contre la porte cochère. Elle appuya ses deux mains sur ses reins, et leva péniblement la tête. Elle vit la rue et ses passants, les voitures, les marrons tombés sur la chaussée, et entendit soudain le vacarme assourdissant de toute cette vie qu’elle côtoyait sans véritablement en faire partie. Elle, elle était en marge, sur le pas de la porte de cet immeuble qu’elle ne regardait même plus. Elle faisait partie du décor, au même titre que l’interrupteur, les fenêtres du rez-de-chaussée, la devanture du teinturier à côté, les marronniers sur le trottoir. Une larme coula sur sa peau craquelée et perla à la commissure de ses lèvres, où elle demeura là, témoignage fluide et transparent d’une souffrance réprimée et trop longtemps contenue.

            Les trois enfants du quatrième se ruèrent soudain dans la rue et son coude heurta le chambranle de la grosse porte. Le balai tomba. Leur mère passa près d’elle comme une fusée, criant aux enfants de s’arrêter. Mme Champagne les regarda s’éloigner les yeux vagues, et se furent soudain de gros sanglots qui secouèrent sa poitrine, des spasmes saccadés, incontrôlables. Elle se recula vivement et resta là, dans la pénombre du hall d’entrée, à pleurer à gros bouillons une vie entière consacrée à se fondre, se confondre, s’anonymer, se nier. L’ampleur de l’imposture lui sauta au visage cruellement. Elle se mit à gémir en se tordant les poignets, se frotta les mains sur le visage comme une folle. Elle eut envie de se labourer tout le corps de coups furieux. Elle se donna un violent coup de poing dans le ventre qui eut pour effet de la faire suffoquer encore plus. D’un coup, elle s’abattit par terre, anéantie, vidée. Pendant une bonne vingtaine de minutes, son corps demeura sur le carrelage glacé.

           

            Elle resta encore assise cinq minutes, abasourdie, avant de se relever péniblement. Elle alla à petits pas jusqu’à la porte de la loge, l’entrouvrit, contempla les onze mètres carrés dans lesquels elle avait passé toutes ces années. Le lavabo qui gouttait, coincé entre le lit et la petite table, la chaise, sa lampe de chevet, l’abat jour plus haut avec son napperon en dentelle. Son visage se crispa douloureusement. Elle attrapa rapidement son manteau suspendu à la patère, jeta rageusement sa blouse à terre, prit son sac et sans réfléchir sortit de la pièce. Elle se jeta dans la rue et se mit à marcher précipitamment, vers n’importe où. Petit à petit, elle releva la tête, croisa des regards qui la surprirent. Ni hostiles, ni obséquieux, des gens de toutes sortes, affairés et pressés, des couples nonchalants, des étudiants joyeux. Calmée, elle s’assit sur un banc, sous d’autres arbres que ceux qui obstruaient de leurs branchages sa maigre fenêtre, et elle resta là, immobile, presque intimidée, comme amidonnée.

            Sans qu’elle sût en déterminer la cause, une petite excitation la parcourut du bas du ventre jusqu’à la poitrine. D’imperceptibles frissons électrisaient sa peau excitée par la promesse d’une liberté nouvelle. Elle reprit sa route, et bientôt sentit monter en elle une euphorie jamais ressentie. Elle monta dans un bus au hasard, qui la débarqua sur une place paisible où les quelques tables d’un café disputaient l’espace à une fontaine. Elle commanda un Lillet blanc. L’alcool apaisa quelque peu son esprit, mais elle eut tout à coup une angoisse. Elle prit la mesure de son geste inconsidéré : la loge fermée sans explication, le locataire du premier qui attendait son colis, qu’elle n’avait d’ailleurs pas réceptionné, le balai encore à terre, les escaliers poussiéreux, le message de M. Emile, à remettre d’urgence. Elle eut un tremblement nerveux. Elle pourrait toujours s’inventer une cousine malade l’ayant fait appeler... Elle se rendit compte au même instant qu’on ne peut avoir une cousine du jour au lendemain lorsque celle-ci n’a jamais donné signe de vie pendant toute une vie. Une anxiété sourde commença à cheminer en elle insidieusement. Elle se leva, paya et reprit sa course pressée, sans but cependant. La nuit commençait à tomber. Chacune des rues qui débouchaient sur l’avenue qu’elle parcourait déversait un vent coulis de plus en plus glacial. Elle remonta son col, accélérant le pas. Bientôt, il n’y eut de chaque côté de l’avenue que des maisons de ci de là, avec des jardins de plus en plus vastes. Les lampadaires se firent rares. Elle se retrouva sur une route. La nuit était devenue noire. Elle s’arrêta, et écouta les bruits alentour.

            Au bruissement des feuilles, à celui du vol des oiseaux, aux mille petits gémissements de la nature, elle se rendit compte qu’elle était ici moins seule que dans la grande ville. Elle avançait prudemment, n’ayant pour horizon que la cime des arbres au loin. A l’orée du bois, elle fit quelques pas sur un chemin de terre, tâtonna un peu et s’assis contre le tronc d’un gros chêne. Elle était fourbue et commençait à avoir faim. Cependant, un incroyable sentiment de liberté l’habitait maintenant. Elle décida d’en faire son repas. Elle rassembla quelques feuilles sur ses jambes, s’adossa au tronc et ferma les yeux. Des odeurs incroyables affluaient vers elle : celle de la terre chaude qui décantait pour la nuit, une odeur de champignon, d’humus. Elle sentait dans son dos les solides nervures du tronc, frotta pour mieux les éprouver sa tête contre celles-ci. Elle ouvrit grand la bouche pour happer les odeurs mêlées au souffle de la nuit. Elle mit ses mains sur le tapis de feuilles qui l’entourait et malaxa doucement la terre, les petites branches, les cailloux. Elle se recroquevilla, s’allongea de côté, plaça une main sous sa tête, de l’autre continua à caresser la terre. Elle se mit à lui parler. Elle passait de temps à autre ses mains terreuses sur sa figure pour mieux éprouver et sentir cette matière si sensuelle. Elle ne sentait plus ni le froid ni la faim, concentrée sur son dialogue avec la terre. L’esseulée se confia à elle comme on entre dans la mer, avec détermination et des petits cris de joie ou de surprise à constater que l’eau est froide par endroit.

            D’abord, elle lui conta sa pénible solitude, cette vie de labeur sans autre but que de vivre pour le travail, une existence vaine dont la vacuité l’étouffait aujourd’hui sans qu’elle en connût la raison. Ces mille et une petites brimades qui n’avaient pour autre objet que de lui rappeler sa condition d’opprimée, d’ombre froide. Elle eut un sanglot violent à la pensée qu’elle avait elle et elle seule construit sa prison, de petits enfermements en petits enfermements. On ne pouvait s’en prendre à Dieu, qui s’il avait existé aurait éprouvé tous les humains de la même façon, ou alors alternativement, enfin, pas au hasard, comme ça, injustement. Elle se remémora les fadaises auxquelles elle avait bien voulu croire un temps, toutes ces bonnes paroles destinées à endormir la souffrance des affligés, à endiguer toute possibilité de révolte. Elle eut envie de blasphémer à voix haute, mais la peur était encore là, des années après, insidieuse : on ne pouvait pas insulter Dieu, ça ne se faisait pas. Elle versa des larmes de rage en s’entendant penser qu’il y a des choses « qui ne se faisaient pas ». Quelle idiotie ! Qui empêchait à qui de faire quoi, finalement ? Une caste de puissant empêchait les autres de faire ce qu’ils se permettaient pour eux-mêmes, au nom d’un dieu tout puissant, figure grossière de leur propre domination. Elle sourit amèrement en pensant que toute la finesse du stratagème consistait à faire croire que ce dieu maudit appartenait à tous, qu’il en était le représentant. Mais quelle bêtise ! Que l’homme est aveugle de croire qu’il peut aller en enfer, alors qu’il y vit déjà ! Pour quelles raisons avait-elle cru, elle eut du mal à se remémorer.

            Bien sûr, elle s’est enthousiasmée comme d’autres naïfs à l’idée que la religion chrétienne pouvait véhiculer un message d’amour, incarné dans un dieu qui n’avait même pas le courage de se montrer lui-même - elle hoqueta une sorte de petit rire crispé -, quelle mascarade ! Envoyer son soi-disant fils sur la terre pour le représenter, au nom de quoi d’ailleurs ? Elle en voulut soudain férocement à ce Jésus qui avait bien sûr monté l’affaire tout seul, le malin, on n’est jamais si bien servi que par soi-même ! Répandre sa bonne parole, voilà qui est astucieux. Elle eut un remords en pensant qu’il avait quand même bien payé, elle n’aurait pas voulu mourir de honte sous les quolibets. Elle s’exaspérait à penser autant à une affaire qu’elle aurait voulu classée, celle de tous ces mensonges et autres mesquineries de la religion toute puissante. Elle livra à la terre toute son amertume, lui raconta ce qui l’avait poussée à demeurer sceptique. D’abord, ce furent les paroles venimeuses de cette grande femme, si dévote à l’intérieur mais tellement méchante au sortir de l’église, qui ne savait que médire avant de bâfrer le gigot dominical. Qu’avait-elle eut besoin de la rabaisser, alors qu’elle sortait elle-même si bien vêtue, pour faire honneur pensait-elle à l’époque, au Seigneur et à sa Bonté. Oui, sa robe n’était pas de l’année, et un peu courte, mais sa mère mettait un point d’honneur à ce qu’elle soit d’une blancheur immaculée, et que le noeud soit repassé nettement. Oui, ses chaussures étaient un peu déformées, elles avaient déjà été portées avant elle, mais elles étaient propres si elles n’étaient pas vernies !

            La honte l’avait poussée à s’enfuir devant tous ces garnements qui avaient ri de la plaisanterie (« la petite chiffonnée », elle s’en rappellerait toute sa vie). Oh, elle s’en était encore voulue d’avoir douté de la mansuétude du Seigneur, et s’était flagellée toute seule d’avoir pensé un seul instant que Dieu l’avait abandonnée, lui qui voulait seulement mettre à l’épreuve sa vanité naissante, car elle avait eu un instant le sentiment d’être belle à l’église, dans sa robe blanche. Mais aujourd’hui, elle s’avouait nettement une haine profonde pour toute cette comédie.

            La vieille femme desserra ses doigts crispés et inspira profondément. La fraîcheur de la nuit la fit suffoquer un instant, et la ramena à elle.

 

            Elle avait dû s’assoupir car la nuit avait une autre odeur, plus suave. Elle entendit des battements d’ailes. Elle referma les yeux et oscilla entre la volonté de ne plus penser et celle de prendre la mesure de sa situation. Qu’allait-elle faire ? Rentrer ? Non, mon Dieu, non ! Elle se ramassa sur elle-même comme pour se protéger d’une éventualité si brutale et tellement odieuse. Que faire alors ? Partir ! Elle partirait, n’importe où. Elle avait envie d’avoir envie, envie de voir le monde qu’elle s’était si longtemps interdit. Elle voulait vivre enfin, car il est des vies qui n’en sont pas, et elle, elle en voulait une, tout de suite. Une vie où elle pourrait sentir, éprouver, agir, s’enthousiasmer, jouir enfin ! Elle en était sûre maintenant, une telle vie était accessible, possible, et il fallait la connaître, sous peine de mourir de ne pas avoir vécu, ce qui est un comble, elle sourit en y pensant. Comme elle s’en voulait d’avoir perdu son temps jusque là, à gagner une vie qui n’en était pas une ! Quelles justifications se donnait-elle, au juste ? Servir, être utile ? Mais ce qu’elle faisait ne lui servait à rien, à elle, sinon peut-être à dormir au chaud, et encore ! Quelle idée judéocrétine que de croire qu’il faut pour vivre le faire pour les autres ! Mais quelle connerie ! On n’a qu’une vie, pourquoi serait-elle pour les autres ? Avec eux, oui, mais pour eux ? Elle s’en voulut profondément de ne pas avoir tenu ce raisonnement plus tôt. Pourquoi certains ne se posent-ils pas tous ces problèmes ? D’où vient qu’ils sont tout de suite libres, et que d’autres, comme elle, sont entravés dès le départ ? Et Il parlait d’égalité ! Encore une monstrueuse imbécillité ! Quelle horreur ! Sa vie n’était donc pas la sienne, mais quelle affreuse découverte !

Son coup de sang lui tint chaud, et elle s’assoupit de nouveau, vaincue par tant d’efforts.

 

            L’aube la trouva un peu décontenancée, mais heureuse. Elle éternua, s’étira et se leva. Le petit matin était radieux. Elle sortit du bois, prit à gauche et continua la route sur laquelle elle avait cheminé la veille. Elle était guillerette, marchait d’un pas vif malgré les courbatures qui se faisaient sentir, rapport à la position et aux conditions dans lesquelles elle avait passé la nuit. Tudieu, sa vraie nature se faisait sentir ici ! En elle montait une sève inconnue riche de promesses et de joies. Elle se mit à tourner sur elle-même, comme une folle. Alors la terre se mit à tourner aussi, et elle s’affaissa en riant aux éclats dans le fossé, dont elle ressortit toute crottée. Elle se mit à courir un peu, mais rapidement, reprit une cadence normale, le souffle court. Elle dépassa un pommier sur lequel elle se retourna : elle attrapa une pomme un peu blette mais encore mangeable, dans laquelle elle croqua avidement. Le trognon y passa. Une camionnette la dépassa, puis ralentit, pour enfin s’arrêter, et reculer.

 

 

            Des années plus tard, elle repensa avec nostalgie à cette équipée étrange, un peu irréelle. Dans la loge vétuste, elle avait collé soigneusement un grand poster, la photo d’une forêt très verte. Elle avait dit non au chauffeur de la camionnette qui se proposait de la déposer quelque part. Elle avait dit non car elle ne savait pas dire où. Elle avait marché encore une journée, pour finalement accepter qu’on la dépose dans le centre de Paris. Une autre camionnette, un boulanger qui faisait sa tournée. Elle avait affronté les regards sombres des habitants de l’immeuble, qui s’étaient sentis trahis, et la vie avait repris son cours. Le robinet de l’évier gouttait toujours. Elle s’était dit qu’on n’échappe pas à son destin, et elle avait trouvé que le sien était nul, tellement nul. Mais quand elle sortait sur le boulevard et que les marronniers perdaient leurs feuilles, elle savait qu’ils avaient une famille, loin, hors de la ville, et elle les contemplait avec passion, comme des frères exilés et contraints, et se sentait alors un peu moins seule.

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