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Les petits enfants par Elodie C

Les petits enfants

La vieille dame déplia le napperon et le regarda en transparence, face à la vitre de la fenêtre du salon. Aucune tâche, si toutefois ses yeux usés y voyaient encore assez pour être aussi péremptoires. Elle le posa sur le petit guéridon qui était à côté du bon gros fauteuil, celui où elle aimait s’asseoir après la sieste, quand la lumière est encore pleine, pour crocheter, ravauder, coudre et repriser les mille et un bouts de tissus qu’elle sortait de l’armoire, celle qui était dans sa chambre. Mais là, elle avait fait une folie, comme depuis longtemps elle ne se l’était pas permis ! Eh bien, ce napperon, il était tout neuf, oui, tout neuf, de chez Bringart. Mais si, la maison Bringart, vous connaissez, enfin, ne faites pas vos petits modernes, même les grands magasins font encore cette marque. Elle en avait tâté, du tissu, avant de se décider. Elle en avait effleuré, de la dentelle, avant de la choisir pour celui-ci, parce que c’est lui qui irait bien sur son guéridon, et pas un autre, elle le savait, elle le connaissait quand même, son guéridon !

            A petits pas, elle prit du recul pour contempler son plaisir, sa petite folie. Elle chaussa ses lunettes et hocha la tête, c’était tout à fait l’effet escompté. Elle ne s’attarda pas plus longtemps, car rien n’était prêt, elle n’avait plus l’habitude. Cinq ans qu’ils n’étaient pas venus la voir. Les petits qui étaient grands maintenant devaient dévorer, et elle avait épluché de quoi faire deux fait-tout de pommes de terre. La première fournée était cuite. Elle réserva, mit la seconde sur le feu, s’occupa du poulet. Vider, masser d’un peu d’huile, d’olive s’il vous plaît, une bouteille toute neuve exprès pour l’occasion, c’est pas si souvent, un peu de gros sel, du poivre. Un gros poulet, ma foi. Elle qui ne mangeait presque plus de viande. Les dents. Bon, en fait, surtout les sous. C’est cher, la viande, et mille neuf cents trente-six francs et soixante seize centimes, c’est peu. Elle pensa qu’il était trop tard pour se plaindre, et puis ça n’y changerait rien : pourquoi assombrir ce jour si bleu en jérémiades inutiles ? Elle se voulait forte, gaie pour ses petits enfants. Qu’allaient-ils penser d’une vieille dame grincheuse ! Allons. Elle l’enfourna.

            Elle eut chaud soudain, à s’affairer si vite, sous le coup de l’émotion. Elle se concentra sur ce qui serait sa bonne surprise, le dessert. Simple, mais juste, presqu’un peu snob, en tout cas efficace, et de saison : un gratin de fraises et sa crème fouettée, qu’elle servirait avec un vin doux, conseillé par le monsieur du supermarché, avec sa blouse elle lui a fait confiance. Elle, ça faisait longtemps qu’elle ne buvait plus de vin, c’était trop fort, mais les jeunes, ça boit. Elle avait ouvert la bouteille qui attendait sur un coin du buffet, “Faut qu’ça décante un vin comme ça Madame !”. Elle réunit autour du moule tous les ingrédients nécessaires à un gratin digne de ce nom, pour être sûre de ne rien oublier : les fraises, la crème, les oeufs, le sucre...

            Elle mettrait au four pour le faire dorer quand ils croqueraient la salade de mâche, c’est bon la mâche, surtout avec un peu du vinaigre de framboise qu’ils vendaient avec l’huile d’olive, dans une petite fiole qui pourrait toujours resservir pour ses gouttes à elle, par exemple. Elle s’assit un peu, le coeur affolé par tant d’énergie dépensée. Elle resta là quelques minutes, l’estomac serré comme quand elle attendait le verdict de la cliente, il y a si longtemps : “ça va Madame Suzanne, je la prends”. Midi moins deux. Ils arrivaient à midi et demi, “une heure moins le quart mémé, y’aura peut-être des embouteillages”. Elle n’avait pas osé penser qu’ils ne retrouveraient pas la maison, tout avait tellement changé en cinq ans. Quand même, c’était la seule qui était partagée en deux, après tout, une cuisine, un salon et une chambre, ça suffisait bien pour elle toute seule !

            Elle sortit avec peine les assiettes du buffet, et la ménagère si lourde, puis la carafe, et les grands plats pour mettre le poulet et les pommes de terre. Elle mit la table, disposa les bouteilles apéritifs achetées elles aussi tout exprès. Elle les avait vidées chacune un peu, pour faire croire qu’elle avait parfois du monde, enfin qu’elle recevait, quoi. Les enfants boiraient du jus d’orange. Vu la taille du rayon, c’est ce que tous les enfants boivent, c’était sûr. Elle disposa trois verres sur le napperon du guéridon pour être certaine qu’il soit admiré. Elle ne pensa pas qu’il ne puisse pas l’être, tant elle le trouvait fin et délicat, un modèle du genre, comme elle n’en avait pas exécuté depuis trente ans. Midi vingt. Elle mit les chips dans un ramequin. Elle n’avait su se décider entre les innombrables paquets de biscuits qui encombraient le rayon. Elle s’était fiée au coup de main assuré de deux jeunes gens, qui avaient attrapé sans presque le regarder le même paquet que celui qu’elle venait d’éventrer. Ils avaient à peu près le même âge que ses petits enfants : c’était donc ce qu’ils mangeaient.

            Tout était près. Il était midi vingt cinq. Elle alla éteindre le gaz sous les pommes de terre. Le fumet du poulet qui grésillait dans le four emplissait la pièce d’une odeur chaleureuse. On frappa à la porte, et au même instant le téléphone sonna. Surprise, elle se cogna lourdement dans la poignée de la porte du salon en voulant atteindre le combiné précipitamment, avec dans la tête le tableau que formait sa petite famille debout derrière la porte. Son coeur s’affola. Elle mit le combiné contre sa poitrine et dit “entrez !”.

            Quand elle raccrocha, elle resta longtemps debout, les yeux fixés sur le guéridon, qui devint flou d’un coup derrière le voile de ses larmes. La voisine, interdite, se découpait dans le jour de la porte, un journal à la main.


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