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L'homme arbre par reginelle

L'homme arbre

 

Un ciel bas, d'un gris sale déprimant, totalement déplacé au-dessus d'un village de Provence en ce premier jour d'août.


L'homme - grand, au corps aussi robuste qu'un chêne, aussi souple qu'un peuplier, aussi noueux qu'un platane - s'accorda quelques secondes de repos et laissa son regard dériver sur le paysage terni de trop de grisaille. Entre les pins, sur sa gauche, un triangle de plomb avait enchâssé les turquoises marines qui, hier encore, scintillaient d'éclats d'or pur.


Il s'essuya le front à même la peau de son avant-bras, épongeant partiellement les rigoles salées qui lui brûlaient les yeux. Une heure, deux peut-être, et il en aurait terminé ici.


Déjà quelque chose de bien connu s'agitait en lui. Un mal-être, un sentiment d'urgence. Un appel profond et irrépressible.


À quelques pas, juste en contrebas de la maison, la nationale déroulait ses courbes douces. Pas de début, pas de fin visible. Le ruban d'asphalte noire surgissait de bosquets rabougris, courait sur une dizaine de mètres puis disparaissait entre d'autres arbustes.


Deux inconnues... l'avant... l'après...


Il plissa les paupières sous un effort invisible.


Son avant... Rien ne persistait dans sa mémoire des années, des mois, des jours passés. Rien au-delà des dernières quarante-huit heures. Hier, il avait poncé ces mêmes volets ; il avait gratté peintures et vernis écaillés. Depuis quand ? Combien de temps ? Et la crécelle qui résonnait dans sa tête ? Cette voix caqueteuse qui n'en finissait pas de tourbillonner autour de lui, martelant ses tympans d'accords aigus. Il lui semblait l'avoir toujours entendue, subie, haïe, pour la retrouver jusque dans le plus ancien de ses rares souvenirs vieux d'à peine quelques heures.


Son après... il en ignorait tout. N'en prévoyait rien... Sinon ce morceau de route qui déjà l'appelait, qu'il savait devoir bientôt emprunter. Dans un sens ou dans l'autre. Vers les collines, vers l'intérieur confiné des terres ou alors vers le bord de mer, vers un espace ouvert sur l'infini. Ce sera en fonction des signes.


Il se redressa et reprit le pinceau oublié. Il scruta longuement le fond de la boite de vernis coloré ouverte devant lui.


« Bien assez pour en terminer » décida-t-il au jugé.


Il se jucha de nouveau sur le haut tabouret, fesses étroitement calées sur l'inconfortable assise, jambes tendues jusqu'à poser la pointe des pieds sur les dalles roses.


La terrasse... il en connaissait le moindre recoin. Il en avait refait le tour dès son réveil. Renouvelant ses repères, ceinturant son espace vital de certitudes.


La maison lui demeurait inconnue. Il n'y entrait que pour de rapides repas pris sur un coin de la table de la cuisine. Collations frugales et insipides, des instants fugitifs dont il ne gardait que peu d'images au-delà du dernier. Et encore ! Quelques détails seulement. La tranche de jambon, si pâle, si mince, qu'il en frémissait encore de dégoût aux reflets bleutés des pétales de céramique. Comme chair encore vivante, drainée de veines palpitantes. Et la tomate ouverte sur une pulpe sanglante perlée de sel. Sa main avait glissé sur la table repoussant lentement l'assiette loin de lui. Trop de rouge...


La femme l'avait regardé, lèvres pincées, sourcils froncés. Sans mot dire, elle avait ramené le plat vers elle, et, de ses doigts fins et raides, elle avait détaché la couenne pour l'offrir, du bout de ses ongles longs et vermillon, au chien assis à ses pieds.


L'homme avait eu du mal à réprimer un haut-le-cœur lorsque la mâchoire canine avait happé le cordon tremblant de gélatine transparente.


Une nausée qui persistait en lui depuis...


Il trempait consciencieusement le pinceau dans un pot désormais vide, passait de haut en bas, de bas en haut, de droite à gauche, de gauche à droite, une brosse quasi sèche... méticuleusement... veillant à ne pas oublier un seul centimètre carré.


La première goutte lui érafla l'oreille, la seconde s'écrasa sur sa main tendue, une autre encore vint se mêler à celles, salées, qui emperlaient sa nuque.


Juste à temps... Juste ainsi qu'il l'avait pensé... ou senti... deviné. Il en avait terminé avant l'orage. Le premier signe. Ce signe qu'il attendait depuis l'aube... L'eau... Cette eau qui allait le laver des odeurs domestiques, décaper sa peau des sensations accumulées depuis... depuis quand ?


Quand était-il arrivé là ?


Et le ciel ? Plus le même... À son insu, il avait viré du gris au noir, recouvrant l'espace d'immenses plaques opaques.


« Un ciel de fin du monde » murmura-t-il...


Il rassembla tout le matériel dans le panier que la femme lui avait confié à cet usage. Qu'il devait ranger... ranger où ?


Quatre marches unissaient la terrasse au jardin... Qu'il savait devoir descendre pour atteindre l'allée qui le guiderait vers la remise. Cette dernière était fermée par un gros cadenas... Détail dont il se souvenait, mais qui n'avait aucune importance : Sa tâche s'achevait là !


Il repoussa le tabouret contre le mur et posa le panier dessus. Il en avait terminé. Il ne lui restait qu'à réunir ses maigres possessions et reprendre la route.


Satisfait, il regarda les six fenêtres ouvertes, leurs volets... comme neufs.


Son avare mémoire gardait encore les mots de la femme, le nom de la couleur... bleu pervenche... Un bleu qu'il ne connaissait pas. Alors, il avait choisi ce vert. De la nuance exacte des bouquets d'aiguilles de pins qui ombraient le jardin. La crécelle s'était emballée, rageuse, avec des envolées stridentes soulignées par le staccato affolé des sandales de bois allant et venant autour de lui.


« Je ne vous paierai rien ! Vous entendez ! Rien ! Rien ! Rien ! Pas un sou ! Et estimez-vous heureux que je ne vous fiche pas à la porte ! Vert ! Mais qui vous a dit vert ! Je ne veux pas de vert ! Espèce de bon à rien !... »


Il avait continué à peindre, refermé en lui-même, concentré à contrôler le tremblement de ses doigts, à maîtriser la violence naissante de la « chose » sournoise qu'il sentait s'éveiller en lui. Pas ça... pas ça...


Adossé à la balustrade, il se décida satisfait des claires-voies qui se découpaient nettement sur la façade. Bronze mat sur ocre pâle... Tous deux intensifiés par les lueurs plombées d'un ciel d'orage.

« C'est bien ! » Dit-il à voix haute.


Derrière lui, le chien grogna, d'un grognement tendre, pour un amical assentiment.


La pluie inondait son crâne, suivait les lits étroits formés aux rides de son front, glissait le long de l'arête de son nez, perlait à son menton, ruisselait de ses épaules à ses bras, à ses mains, gouttait au bout de ses doigts, détrempait son tee-shirt, son pantalon, collant les étoffes de coton et de toile à son torse, à ses jambes, formant des flaques sous ses pieds nus.


Il n'était pas de vie sans eau... Et il absorbait la vie par chaque pore de sa peau, s'en imbibant jusqu'au plus profond de lui-même. L'eau... Son avant était d'eau... sa seule certitude... et son après ne pourrait être sans eau... Il n'était point de vie sans eau.


« Venez vous mettre à l'abri ! Ne restez pas ainsi sous l'averse ! »


Il sursauta et se tourna vers une voix d'une douceur inconnue...


La femme lui faisait signe de la rejoindre. Elle lui parut plus grande, plus fine, plus élancée. Vêtue d'un long fourreau vert tendre et avec sa chevelure d'un rouge flamboyant, elle lui évoqua un hibiscus géant.


Surpris par cette image, il la fixa quelques secondes, puis refusa son invitation d'un mouvement de tête et reprit sa position première.


Des taches roses, jaunes, bleues, mauves émaillaient l'émeraude des plates-bandes qui ourlaient la terrasse. Délicats pétales de soie multicolore pour d'éphémères coupes, fragiles réceptacles qui ployaient sous une trop abondante manne liquide.


Hier encore taries et poussiéreuses, deux vasques rejetaient leur trop-plein, vomissant feuilles mortes et brindilles, alors que dans la lumière métallique s'estompaient arbres et tonnelles, que choses et distance se diluaient réduisant la réalité d'un périmètre à celle d'une balustrade.


Il huma longuement l'odeur de terre mouillée, suivit du regard les ruisseaux boueux qui se bousculaient au bas des marches, emportant avec eux tout un tas d'immondices ramenées des collines auxquelles s'appuyait la bâtisse.


"L'eau lave tout... le ciel et la terre, bêtes et hommes... tout !" énonça-t-il doucement.


Les doigts fins et raides aux ongles longs et vermillon se posèrent près des siens noueux et forts, écornés et noircis.

"J'ai peur des orages..." murmura la femme d'une voix éteinte. "Et celui-ci est... est... terrible !... Et ce n'en est pas le coeur encore... Ecoutez... Ecoutez comme il tonne... il se rapproche... "


L'homme haussa les épaules, désarmé devant l'aveu d'une crainte qu'il ne comprenait pas.


"Votre nom... vous ne m'avez jamais dit votre nom..." Demanda la femme.

 

Il réfléchit un instant, cherchant dans sa mémoire... Un nom ? "Son" nom ?

 

"Pas de nom..." finit-il pas articuler.


"Tout le monde a un nom... Mais si vous ne voulez pas me donner le vôtre... ça vous regarde !" cracha la femme en retrouvant des accords de crécelle.


"Pas de nom..." répéta-t-il...


Il était, cela suffisait. Il respirait, buvait, mangeait, se mouvait, ressentait. Quoi que soit ce nom que désirait connaître cette femme, il ne lui apporterait pas davantage.


Il plissa les paupières, affûtant le regard pour scruter au plus profond les rideaux liquides ondoyant devant lui, tout autour de lui... cherchant l'issue. Un passage. Celui qu'il allait bientôt devoir emprunter. Le prochain signe. Il releva le front, regarda au-dessus de la maison.


"Je vais là-bas !" déclara-t-il soudain.


"Où ? Où partez-vous ? Pas maintenant ! Pas déjà !" cria la femme d'une voix étranglée. "Ecoutez les collines, les arbres, qui craquent, se tordent, bougent, s'écroulent, glissent, dévalent..."


Près d'eux, le chien s'ébroua vigoureusement, essorant son pelage, puis s'éloigna jusqu'à se mettre à l'abri à l'intérieur de la véranda couverte qui prolongeait la cuisine.


"Et je n'ai pas votre argent... je n'ai pas eu le temps de le retirer, et il n'est pas question que j'y aille maintenant ! Vous devrez attendre... attendre que la pluie cesse..." s'emporta la femme.


L'homme ferma les yeux, tendu soudain, tous ses sens en alerte. Argent ? Un mot qui ne lui rappelait rien...


Sans répondre, il fit demi-tour et se dirigea vers la véranda où gisait un sac à demi rempli. Il regarda autour de lui, détailla quelques vêtements, les rangea dans la besace qu'il ferma soigneusement avant de la déposer au pied du matelas relevé contre le mur de briques d'argile. Là où il allait, il n'en aura pas besoin.

Il se redressa et jeta un coup d'oeil autour de lui puis posa une main pesante sur la tête du chien qui l'observait gravement, et qui gémit comme s'il avait conscience de recevoir sa dernière caresse.


Il était temps... L'eau l'appelait, et la terre. Il chancela ... déjà ivre, de trop d'odeurs, d'effluves, d'arômes. Il les goûtait, les savourait, allait de découverte en surprise.


Il savait désormais où il devait se rendre, quel endroit l'attendait.


Oui... Il était plus que temps de se mettre en route, ses membres s'engourdissaient déjà.

Il leva la tête, fixa un point au-dessus du toit, un lieu de roches affleurantes et de buissons et se mit en marche.


La pluie tomba durant trois longues journées, sans discontinuer. Trois jours interminables durant lesquels la femme se terra entre les murs de la maison aux volets comme neufs. Elle pleurait, tremblait, criait, à chaque fois que le ciel lançait ses bordées de coups de semonce, à chaque ébranlement du sol, à chaque roche qui dégringolait de la colline...


Puis, enfin, le calme revint, sans se faire annoncer mais dans une débauche de lumière, de trilles d'oiseaux, de bourdonnements d'insectes. De tous ces bruits qui font un silence.


Ce fut joyeusement que la femme se précipita à l'extérieur, et son coeur se serra devant son jardin dévasté. Bouche bée, elle avança vers les bordures défoncées par la force aveugle des ruisseaux, les bosquets déchiquetés par les rafales meurtrières d'un vent enragé, les pelouses englouties par les glissements de terrain. Elle se tourna vers sa demeure, redoutant déjà le pire, calculant par avance le montant des dégâts occasionnés au toit, aux murs, et se rassura aussitôt en constatant que si quelques pans de la colline avaient été emportés, l'essentiel avait été préservé, et que pas une seule tuile ne semblait avoir souffert des éléments déchaînés.


Et elle se figea, étonnée, découvrant au coeur d'un paysage mille fois détaillé un élément nouveau. Dans un lieu qu'elle avait toujours connu dénudé, juste au-dessus de la maison, un lieu de pierres et de broussailles, se dressait un chêne énorme à l'épaisse frondaison, aussi fermement que profondément ancré au flanc raviné, recouvrant et retenant terre et roches entre ses puissantes
racines.


À deux pas d'elle, le chien agita la queue, heureux, et s'élança tout en aboyant, comme courant à la rencontre d'un ami qu'il croyait à jamais perdu.

 

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Coup de cœur : 12 / Technique : 9

Commentaires :

pseudo : Minotaure

De superbes descriptions pour une allégorie forte servie par une écriture puissante. Merci. (L'expression "ses possessions" m'a un peu gêné, semblé incongrue ou mal choisie).

pseudo : Motus

J'ai compris l'histoire mais j'ai eue un peu de difficulté avec certaines phrases et certains mots... Peut-être que mon esprit n'est pas encore assez développé pour ce genre d'oeuvre...^_^.. Et au fait,''ses possessions'' me semble approprié!