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Mon Histoire Vraie - 2 - Mercredi 21 janvier par L.

Mon Histoire Vraie - 2 - Mercredi 21 janvier

C'est toujours le même banc.

C'est toujours le même parc.

C'est toujours la même scène - toujours le même tableau où le temps n'a pas cours -, et bien que les semaines ne cessent pas de passer, au fond, rien ne passe jamais.

Tous les soirs, elle est là, à regarder le ciel ; et tous les soirs, je suis là à la regarder sans qu'elle-même ne me voie...

Comment le pourrait-elle ?

Comment le saurait-elle ?

Cela fait bien longtemps que nul ne me voit plus, que nul ne sait plus que j'existe, que nul ne sait plus qui je suis. Je n'ai plus de reflet, je n'ai plus de matière, plus de visage et plus de corps. Comme dans un conte de fées, un jour, j'ai souhaité disparaître, et je l'ai souhaité avec tant de force que ce souhait s'est réalisé. Lentement, par petites touches, le monde m'a effacé, gommé un détail après l'autre : insignifiant d'abord, de plus en plus discret, jusqu'à m'évanouir, me confondre au décor... Plus personne pour me remarquer, dès lors. Plus personne pour m'aimer ou me haïr, me tendre la main ou me juger, m'atteindre ou être touché par moi, être blessé ou me faire souffrir. Etre invisible, être à l'abri. Etre là sans l'être. Ne plus être qu'un regard. Ne plus être qu'un fantôme. Ne plus être ni dans le tableau, ni dans l'esprit du peintre. Ne vivre qu'entre les lignes. Regarder, simplement. Apprécier les détails, les perspectives, les imperfections, les jeux de lumière. S'en griser sans que jamais cela ne monte à la tête. Ivre, sans ivresse. Emu, sans émotion. Oublier mon visage, mon identité, mes défauts ou mon âge pour me contenter d'être « moi », quoi que cela puisse être... Comme le vent dans les branches, comme le soupir des feuilles, comme le chant des nuages... Une impression, à peine. Murmure de brise et semblant de frisson. Enfant des souffles et des mirages. Rien à craindre, rien à désirer. Un équilibre.

Toujours le même jour. Toujours la même vie. Toujours le même banc. Toujours le même parc. Toujours le même tableau, et au centre du tableau... Toujours elle, qui regarde vers le ciel, toujours elle qui ne me voit pas, toujours elle qui reste assise là, à attendre quelqu'un qui ne vient jamais, toujours elle qui est tellement, tellement belle, toujours elle qui semble tellement, tellement triste, toujours elle, encore elle... Alors, sous les pluies d'or et de diamants, dans le monde qui s'endort, tranquille, je m'accroupis, je m'assis en tailleur et je la regarde regarder le ciel, tout simplement, et je compte les vœux qu'elle y sème sans oser y penser...

Et puis, sans qu'elle le sache, une fois qu'elle est partie, je les dit à sa place, les murmure ou les crie pour les voir se réaliser. Je la regarde, je l'imagine, je la devine, je m'invente son histoire, je lui donne même un nom et, sans même m'en apercevoir, un jour comme tous les autres jours, je lui donne même mon cœur et tout ce qui l'entoure. A mon tour, j'en viens à rêver, à soupirer, à espérer, à regarder le ciel dans la même direction à la recherche d'une chose que je n'y trouverai pas. Parce que c'est elle, je le sais bien. Parce que c'est toi, que je recherche. Enfin, ne le pressens-tu pas ? Regarde-moi. Regarde-moi. Arrête de fixer ce ciel qui ne change jamais, cesse d'y compter les vœux que la vie te force à garder pour toi. Pourquoi attendre ? Tu n'es pas seule. Je suis ici. En face de toi. Je suis toujours ici. Toujours à tes côtés. Toujours face au même banc, toujours dans le même parc. Ta vie, progressivement, est aussi devenue la mienne. Littéralement. Chaque soir, ma journée terminée, je cours jusqu'ici pour te retrouver, peut-être même y arriver avant toi, pour ne pas perdre une seule minute de nos face-à-face silencieux. Chaque soir, je cours jusqu'à cette place, je bouscule les passants, je me précipite ici avec la même peur au ventre, la même angoisse muette : et si ce soir-là, tu ne venais pas ? Et si tu avais trouvé ce que tu cherchais ? Et si tu ne revenais plus jamais ? Ou alors... Et si nous nous étions manqués ? Si tu étais venue plus tôt, si tu avais changé d'avis, si tu avais changé de vie, si tu avais choisi un autre endroit pour laisser tes pensées dériver au hasard ? Que deviendrait ce tableau, sans sujet ? Qui comblerait le vide que tu aurais laissé, cette place libre sur ce banc usé, cette tache de blanc sur cette toile sans contrastes ?

C'est ainsi que, sans m'en rendre compte, pour la première fois depuis des années, pour la toute première fois de toute mon existence, je me surprends à désirer que quelqu'un puisse me voir, à nouveau, que quelqu'un sache que je suis là, qu'elle sache juste que j'existe, que je fais autant de vœux qu'elle sur les étoiles filantes, que ce sont les mêmes vœux - et qu'ils sont tous pour elle, et sans doute rien que pour ses yeux ! -... Hélas, je suis là, elle est là, à deux pas, et pourtant c'est comme s'il y avait tout un univers pour nous séparer. Elle semble si loin. Tellement perdue. Comme si elle s'éloignait exprès, elle aussi, pour mieux se perdre et faire en sorte que nul ne la retrouve jamais, comme si elle n'attendait que pour pouvoir attendre... Au point que j'en viens à me demander si elle me verrait, même si elle pouvait me voir. Sans doute que non. Ou sans doute qu'elle ferait comme si elle ne me voyait pas. Sans doute que ma vue seule l'importunerait, sans doute n'aurais-je pas dit un mot qu'elle se sera déjà levée comme elle se lève maintenant et qu'elle m'aurait tourné le dos pour disparaître dans le lointain, chercher un autre banc où les importuns dans mon genre auraient au moins la correction de rester invisibles...

Non, finalement, tout est peut-être au mieux. Tant qu'elle ne me voit pas, je peux rester près d'elle. Tant que je n'existerai pas vraiment, elle me laissera respirer le même air, regarder le même ciel et faire des vœux pour deux. Non, vraiment, c'est une chance, pas une fatalité. Il n'y a pas de quoi être triste. Pas de quoi être amer. Cela ne me ressemble pas, d'avoir de telles pensées, et c'est d'ailleurs ce que je me répète en te regardant t'éloigner pour tourner au coin d'un chemin que je n'emprunte jamais. Il ne me reste plus qu'à attendre, à mon tour. Il ne me reste plus qu'à t'attendre. Attendre le lendemain, tout en cherchant à me convaincre que si tu me voyais, tu m'ignorerais, accélérais le pas, sortirais de ma vie avant même d'y avoir posé le pied. Tu ne me laisserais pas... T'aborder, t'approcher, t'écouter, représenter quelqu'un ou quelque chose pour toi. Je ne pourrais pas être ton ange, ton ami,ou ton frère... Si tu me voyais, non, non, je ne pourrais pas... T'aimer ? T'aimer ? ! Parce que c'est ça, en fait ? Parce que je t'aime ? Vraiment ? Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment ai-je pu ne pas m'en rendre compte ? J'étais pourtant certain... Disons que je croyais... Je pensais que... Enfin...

L'amour.
Je croyais que l'amour existait seulement dans les belles histoires écrites pour les belles gens, et moi, je n'en suis pas... Je ne suis rien. Je me fourvoie. Ce n'est pas de l'amour. Ça ne peut pas en être. L'amour n'existe pas. Il est l'invention des marchands de rêves, de poètes sans inspiration, de menteurs et de traîtres qui vous vendent la passion pour mieux tout vous enlever. Je ne le sais que trop. Je ne peux pas t'aimer. Je ne veux pas t'aimer. Nous n'en avons besoin ni l'un ni l'autre, alors je veux juste rester là, près de toi, juste te regarder, juste veiller sur toi, juste attendre avec toi que le bonheur illumine ton visage, juste te sourire, juste fixer le même coin du ciel, juste passer ne serait-ce qu'une minute de plus avec toi... Je t'en prie, ce soir, reste. Ne t'en vas pas. Reste une seconde encore. Donne-moi encore un peu de ta présence, pitié ! Attarde-toi !

Malheureusement, il est trop tard : tu as à peine fait quelques pas que tu es déjà loin et la nuit se referme bientôt sur moi. Au moins, demain, reviens. Ne me laisse pas, d'accord ? Je ne t'aime pas, alors, non, ne crains rien. Je ne tomberai pas amoureux, je te le promets si ça te rassure. Cependant, si je ne t'aime pas, alors...

Pourquoi est-ce que je me sens si seul, quand tu m'abandonnes derrière toi ? Et pourquoi la nuit est si sombre ? Et pourquoi le froid est si froid ? Je t'en supplie, je t'en supplie. N'oublie pas de venir, demain. Emmène ta nostalgie, regarde-moi au travers - ignore-moi, même -, mais viens. Viens, ne me laisse pas. Je ne serai pas ca...

Rompant le cours de mes pensées - juste à temps, on dirait ! -, un enfant surgit de nulle part et bondit sur le banc où tu étais assise quelques minutes auparavant. Sans en avoir conscience, il me jette un regard, il me fait un sourire puis il reprend sa course et je rentre chez moi, ravi d'être invisible, ravi de n'avoir ni corps, ni reflet. Invisible, quel bonheur : ni joie, ni peine. Ni douleur, ni regrets.

Comment ne pas s'en réjouir ? !

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Style : Nouvelle | Par L. | Voir tous ses textes | Visite : 463

Coup de cœur : 10 / Technique : 7

Commentaires :

pseudo : Brestine

Si tu es si invisible, c'est que tu es l'ange que tu voudrais être... Non ? Très beau texte. Je l'ai lu deux fois !

pseudo : L.

Merci beaucoup ! Si seulement, oui, j'étais cet ange... Là, je ne suis qu'un fantôme... Me verra-t-elle un jour ?

pseudo : ficelle

Depuis plusieurs jours, je n'ai pas pris le temps de venir "sérieusement" sur Mytexte. ET voilà que ce soir, je m'étais fixé ce joyeux rendez-vous, me disant "j'ai vu que L. a publié qq textes et j'ai du retard de lecture". Alors, crois-moi, QUEL PLAISIR et quel bonheur de te lire ! je ne connais pas ta voix, j'ignore sa sonorité, mais j'entends ton cri, je sens le ton de ton émotion monter de ton coeur, je te "voyais" déclamer ton questionnement si bien fait, je te voyais gesticuler, les mains se levant, passant successivement de ta tête à ton corps, interrogatives, je te voyais te bagarrer avec tes idées, ployer sous les questions, rebondir, t'interroger. Et j'ai adoré ! J'adore te lire...Et puis, cette histoire est belle, la façon que tu as de décrire cette jeune femme sans la décrire, de nous la présenter juste sous l'angle de son regard absorbé et triste, est magnifique ! Je cours lire la suite !

pseudo : Serendipity

Magnifique! Je me retrouve beaucoup dans ce personnage dont tu décris superbement l'invisibilité et sans doute aussi dans ces envolées des sentiments et de l'imagination, dans ces rêves éveillés que l'on dessine autour de cet(te) inconnu(e) qui en ignore tout.

pseudo : L.

Waow. J'en reste sans voix. Que ce que j'écris puisse inspirer de tels élans, ça me laisse... Encore plus rêveur que d'habitude, mais moins mélancolique. Je ne veux pas écrire avec des mots, je veux écrire avec des émotions. Prendre les miennes, comme ça, à deux mains, les réduire en poudre, en encre, en onguent et essayer de les transmettre, d'en faire quelque chose de beau, quelque chose qui parle. Transformer les impressions en images. Les lettres en battements de coeur... Mais je n'espérais pas y réussir ! Merci pour vos commentaires !