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Beauté et solitude par Ernest Louis

Beauté et solitude

                                                     Beauté et solitude

    Armand Kanga attendait impatiemment la fin des cours. Cela faisait deux bonnes heures qu'il piaffait en attendant la sonnerie libératrice. Il avait déjà enchainé une interminable séance de travaux pratiques de biologie, où on lui avait expliqué la composition de l'ADN et la formation des cellules avec des mots de six ou sept syllabes se terminant invariablement par les suffixes -ose ou -ine. La SVT est indépassable pour ce qui est de la complexité de son vocabulaire et de l'ennui qu'entraîne son enseignement. Puis, il était monté au premier étage du bloc G de son lycée pour deux heures de mathématiques, matière qui ne l'avait jamais enthousiasmé outre-mesure.
    Il n'avait cessé de jeter des coups d'oeil à sa montre et maintenant que la fin de son calvaire approchait, il contenait de plus en plus difficilement son impatience. Ses jambes remuaient nerveusement sous la table et son index droit tapotait sur son classeur comme pour marquer chaque seconde qui passe.
    Enfin, la sonnerie retentit. Le professeur demanda qu'on note soigneusement les numéros des exercices pour la prochaine fois, ce qu'Armand ne prit pas la peine de faire. Il enfila son blouson, agrippa son sac de sport et il sortit de la salle de classe alors que ses camardes en étaient encore à chercher leurs agendas au fond de leurs cartables.
    Armand ne passait pas inaperçu dans les couloirs de l'établissement. Avec son mètre quatre-vingt huit et sa coiffure afro très seventies, il détonnait au milieu des jeunes adolescents bien sages. Avec sa démarche ample et rapide et le roulement d'épaule qui va avec, il effrayait plutôt les garçons de son âge. En revanche, son regard clair et malicieux lui valait d'être l'élève le plus courtisé du lycée. A son passage, les groupes de lycéennes étaient parcourus de chuchotements qu'Armand faisait semblant de ne pas entendre. Ce succès auprès des jeunes filles, il l'appréciait mais, à ses yeux, c'était en sport que ses victoires avaient le plus d'importance. L'année dernière, il avait été sacré champion de France cadet sur deux cents mètres. Le lendemain de son triomphe, il avait réussi à accrocher le podium sur cent mètres malgré un départ calamiteux. Sa grande taille le handicapait sur l'épreuve reine mais cela faisait de lui un vireur fabuleux et, sur deux cents, il abordait toujours la ligne droite avec sept ou huit mètres d'avance sur ses poursuivants.
    Avec seulement trois entrainements hebdomadaires et une musculature encore peu développé, on le présentait comme le grand espoir du sprint français, celui qui pourrait un jour rivaliser avec les américains et les jamaïcains. Depuis ce titre, il avait fait son choix, il serait un athlète professionnel reconnu, adulé et admiré par tous. Ses parents l'avaient contraint à poursuivre ses études mais le coeur n'y était plus. Ses résultats scolaires avaient chuté mais il s'était fixé un objectif et il s'y tenait.
    Il traversa rapidement le long couloir du bloc A, tourna à droite et sortit par une porte latérale. D'un bond, il effaça les quatre marches d'escalier et se retrouva sur l'allée goudronnée qui entourait les salles de classe. De sa position, il surplombait le stade et, dès qu'il apercevait la piste en tartan fatigué qui entourait la pelouse, un frisson d'excitation le traversait. C'était à l'entrainement qu'il se sentait le mieux. Il y était respecté, écouté, ses dons de sprinteurs lui avaient apporté une reconnaissance qu'il s'efforçait de préserver chaque fois qu'il franchissait l'entrée du vestiaire. L'anonymat le rebutait, il aimait que les regards convergent vers lui, être le centre de toutes les attentions le rassurait sur sa propre valeur.
    Il dévala la pente qui le séparait de son terrain de jeux favori et, une fois en bas, il tourna la tête à droite pour s'assurer que le petit Basile était bien là. Assis en tailleur, un livre posé sur les mollets, le cadet de la famille Kanga était plongé dans sa lecture et Armand dut l'appeler pour qu'il daigne lever les yeux.
    Basile avait toujours préféré attendre son ainé pour se rendre à l'entrainement. Accompagné de la vedette du club, il s'estimait mieux armé pour affronter le mépris sournois que les autres athlètes lui témoignaient quand il entrait dans le vestiaire. Ses performances n'avaient jamais été sensationnelles et tout le monde le connaissait comme « le frère de... ». Il s'était mis à  l'athlétisme dans le sillage d'Armand tout comme il avait intégré l'équipe de volley du lycée où son ainé brillait en attaquant de pointe. Il rendait quinze bons centimètres à son grand frère, ce qui lui donnait une foulée plus étriquée et moins agréable à regarder. Les coachs l'avaient quand même orienté vers le sprint, il était devenu un bon coureur régional mais toujours relégué en équipe B lors des interclubs. Lui n'avait pas la hargne, la volonté et l'exubérance d'Armand, il était plutôt renfermé et sans cesse rongé par le doute. Chez les sprinteurs, l'agressivité et l'envie d'écraser la concurrence sont des paramètres aussi importants que la technique et la puissance physique. Perturber l'adversaire, l'intimider peut vous faire gagner une course avant même de l'avoir couru. Armand excellait dans cet exercice, il était animé d'une foi inébranlable en ses qualités et rien ne pouvait l'empêcher de vaincre. Basile, au contraire, se laissait facilement déstabiliser et, malgré les conseils de son frère, il ne prenait jamais un départ avec la volonté de détruire les autres coureurs.
    Ils marchèrent vers le gymnase pour se mettre en tenue et, une fois à l'intérieur du vestiaire, Armand salua bruyamment chacun de ses camarades, balançant une ou deux blagues à ceux qu'il connaissait le mieux. A son tour, Basile serra les mains de tous les jeunes gens présents, mais lui le fit en silence et dans l'indifférence générale. Puis, leurs survêtements enfilés, les deux frères, accompagnés par quatre autres athlètes, partirent trottiner une vingtaine de minutes en guise d'échauffement.
    Armand prit aussitôt la tête du petit groupe et Basile se laissa glisser en dernière position, connaissant parfaitement le déroulement de ces footings à plusieurs.Les premiers hectomètres se parcouraient toujours à un rythme constant et peu élevé puis, progressivement, sous l'impulsion d'un des protagonistes, la cadence s'accélérait pour transformer, au final, un banal échauffement en une véritable course de championnat. Armand étant le plus rapide et le plus résistant, les autres participants n'avaient qu'un but en tête: éviter l'humiliation en s'accrochant autant que possible à la foulée du champion de France. Car, de retour au stade, Armand ne se gênait pas pour chambrer et moquer ceux qui avaient lâché prise en cours de route. Basile, lui, n'avait jamais cherché à participer à ces joutes où l'on mesurait sa volonté à celles des autres coureurs. D'abord, parce qu'il était bien souvent le plus jeune, les autres garçons ayant l'âge de son frère, voire un an de plus. Mais surtout, il détestait ces confrontations directs où Armand cherchait à faire le plus mal possible à ses compagnons, qui étaient généralement ses amis mais à qui il n'épargnait aucune douleur dans ces moments de course. Basile se laissait décrocher volontairement dès qu'il sentait les foulées s'allonger et les visages se tendre. Il baissait la tête et continuait tranquillement, sans se préoccuper de ces luttes d'égos qui se déroulaient quelques mètres devant lui. Il aimait ces moments de solitude, surtout en hiver, lorsque la nuit recouvre la ville de son voile sombre, et qu'il trottine à la lumière des lampadaires, dans l'atmosphère glaciale et silencieuse d'un début de soirée. A chaque fois, il sentait son corps revigoré par le froid qui tombait, son esprit s'apaisait et l'air qu'il inhalait à pleine bouche revitalisait chacun de ses muscles. Il écoutait le claquement de chaque foulée sur le bitume et, associé à son rythme respiratoire parfaitement cadencé, cela produisait une merveilleuse mélodie qui remplissait les rues désertes de son tempo harmonieux. Il faisait du sport dans cet unique but: sentir un bien-être corporel l'envahir pour qu'il se répande ensuite sur les abords des chemins empruntés et sur les paysages aperçus au loin. Cette plénitude, qui était la sienne dans ces moments, transformait sa petite ville grise en une cité tendrement bienveillante à son égard, remplie de sagesse antique et peuplée de poètes magnifiques qui n'ignoraient rien des mystères de ce monde. Seulement, à chaque retour au stade, tout s'écroulait et il se retrouvait à nouveau plongé dans une ambiance de compétition où chacun essayait de devancer ses partenaires, quelque soit l'exercice demandé.
    Ce jour-là, Basile rentra cinq minutes après les autres et il les rejoignît sans se presser à l'intérieur du gymnase pour la traditionnelle séance d'étirements. Le petit groupe s'était arrêté juste à l'entrée de la grande salle, à coté des entraineurs et du président qui discutaient du programme de la soirée. Armand et un des ses amis s'étaient déjà assis en position de hurdlers pour étirer leurs quadriceps, les trois autres s'appuyaient contre le mur pour préparer leur mollets à la terrible séance de cent cinquante mètres qui les attendaient. L'entrainement du mardi soir était toujours consacré à  des séries de sprints longs, qui devaient se courir à un rythme soutenu, mais pas maximal, et où chacun devait travailler son placement et sa technique de course. L'enchainement des efforts faisait monter l'acide lactique dans les cuisses et il devenait de plus en plus difficile de garder sa fréquence de foulée et de conserver le haut du corps relâcher. A l'arrivée de Basile, les cinq jeunes discutaient justement de ce qui les attendaient et tous fanfaronnaient, soit parce qu'ils se savaient très forts, soit pour cacher leurs inquiétudes. Ils n'allaient pas tarder à ressortir dans le froid hivernal et à prendre position à côté de la barrière de steeple, sur la vieille piste municipale, faiblement éclairée par les projecteurs du stade.
    Basile attendait toujours  impatiemment ces séries de cent cinquante mètres. Cette distance particulière, il l'appréciait surtout dans sa première partie, la fin de course se réduisant à chaque fois à une bataille terrible contre la douleur. Il aimait par dessus tout sa sortie de virage lorsque, après la phase de poussée initiale, il déboulait dans la ligne droite à vive allure en sachant qu'il lui restait cinquante mètres pour travailler sa position de course, avant les premières montées de lactiques. A ce moment là, bien calé à l'intérieur de son couloir, il se redressait, les joues parfaitement détendues malgré l'effort intense qu'il fournissait. Ses appuis griffaient la piste avec férocité, sa ceinture abdominale remplissait parfaitement sa fonction stabilisatrice qui permettait aux bras de rester dans l'axe du corps et il essayait de conserver le plus longtemps possible une foulée fréquente et agressive. Il ne cherchait pas à concurrencer son frère qui était loin devant mais il tentait simplement de contrôler ses mouvements pour les amener vers la suprême beauté du geste sportif parfaitement exécuté.
    Il avait observé cette grâce sublime dans les séries des grands championnats lorsque les meilleurs spécialistes de deux cents mètres affrontent chacun leur tour des adversaires d'un niveau bien inférieur aux leurs. Dans ces courses du matin, les champions ne puisent pas dans leurs réserves, la marge qu'ils possèdent sur leurs concurrents directs leurs permet alors de se relâcher complètement et de laisser apparaître une gestuelle qui prend toute son ampleur à l'entrée de la ligne droite. Après des milliers d'heures passées à faire et à refaire les mêmes gestes, à travailler sa souplesse, sa puissance, ses placements d'épaules et de genoux, après tant d'acharnements, c'est dans cette sortie de virage que tout ce labeur s'efface au profit d'une fluidité et d'une simplicité du mouvement qui n'est plus seulement efficace mais qui semble contenir l'essence même de la Beauté. Malheureusement, le soir de la finale, ce fragile équilibre est détruit par la volonté de vaincre et la grâce cède sa place à la rage.
    L'entrainement se déroula comme à l'habitude, les cinq grands se disputèrent énergiquement chaque course, reléguant Basile loin derrière eux et le laissant se perdre dans sa quête solitaire.
    La nuit était tombée depuis longtemps lorsque les frères Kanga quittèrent enfin l'enceinte du stade pour rejoindre péniblement la maison familiale. Cette marche nocturne, qui les faisait traverser le lycée puis remonter la longue rue qui menait à leur impasse, permettait à Basile de visionner intérieurement la suite de sa soirée. Et cela lui était particulièrement agréable. La fatigue, qui alourdissait ses pas, allait bientôt être effacé par une bonne douche chaude et surtout par le plat de féculent que sa mère devait être en train de préparer. Ses courbatures, il les savourait en pensant qu'il allait bientôt se coucher sous sa couette pour attendre un sommeil qui ne tardait jamais. Seulement, ses divagations étaient parfois interrompues par son frère, qui cherchait à engager la conversation et, immanquablement, ses douces rêveries s'envolaient de son esprit. Armand avait toujours été gêné par le silence qui s'installait lorsqu'il se retrouvait seul avec son cadet. Il essayait, souvent maladroitement, de combler ce vide en posant une question sans intérêt ou en revenant sur une situation anecdotique arrivée pendant l'entrainement.
    Ce matin-là, les deux garçons étaient sorti de chez eux à sept heures trente pour se rendre au lycée et ils franchirent la porte d'entrée en sens inverse exactement douze heures après. Les deux parents attendaient leur arrivée dans la cuisine alors que Mélissa, la petite dernière, était allongée sur le canapé du salon, totalement concentrée sur la lecture d'une bande dessinée, au point qu'elle ne remarqua pas tout de suite le retour de ses grands frères. C'est en entendant les premiers éclats de voix d'Armand qu'elle referma son livre et se précipita dans le couloir pour venir s'assoir à la table du diner. Elle s'installa, comme d'habitude, face à Basile et commença, pour lui, le récit passionné de toutes les aventures qui avaient émaillé sa journée. Un lien très fort unissait les deux plus jeunes de la famille, la petite fille aimait l'humour et la délicatesse de son frère et Basile s'émerveillait chaque jour devant la gaieté débordante de sa cadette. Seulement, face à l'enthousiasme de la fillette, le jeune homme resta étrangement muet et le faible sourire qui, finalement, s'afficha sur son visage ne parvint pas à masquer son profond désarroi. Il s'excusa de son silence en prétextant une grosse fatigue et, dès qu'il eût fini son plat de nouilles, il fila s'enfermer dans la salle de bain. Il en sortit quinze minutes plus tard pour monter directement dans sa chambre, sans s'installer devant la télévision, où toute la famille était réunie. Il s'assit devant son bureau, attrapa le carnet posé au-dessus d'une pile de livres puis se saisit d'un des nombreux stylos à bille éparpillés sur la surface de travail. Le matériel réuni, il posa ses paumes de mains contre ses tempes et il réactiva sa mémoire pour faire remonter à la surface toutes les réflexions qui l'avaient traversé durant la journée. Il se devait de mettre de l'ordre, de classifier chacune de ses pensées s'il voulait ensuite les exprimer d'une manière limpide. Cette première étape de clarification n'enlevait pas toutes les incertitudes, loin de là, et chaque idée était réécrite, retravaillée jusqu'à ce que sa matérialisation sur le papier donne satisfaction à son auteur. Cela faisait peu de temps qu'il s'attelait à cette besogne mais, quand la journée s'avérait spirituellement riche, il s'acharnait à retenir jusqu'au soir chaque remarque qu'il s'était faite, et l'apaisement ne venait qu'au moment où ces dernières prenaient vies sur les pages de son carnet à spirales. 
    La lumière de sa chambre était encore allumée lorsque son père monta se coucher mais Basile n'entendit même pas l'escalier grincer sous le poids paternel. Il conserva une bonne partie de la soirée sa position d'écriture, la main gauche sur le front et l'autre qui griffonne, rature, reformule telle ou telle phrase maladroite. Il se battait littéralement avec les mots pour faire apparaître la quintessence de ses réflexions journalières et ce combat s'acheva, ce soir-là, aux environs de minuit. Il lâcha son stylo pour faire reposer un poignet éreinté par le travail nocturne, il déplia son dos trop longtemps courbé et le soulagement d'avoir atteint son objectif put enfin l'envahir. Il respira profondément, puis cédant à l'envie de boire un grand verre de lait frais, il se leva de sa chaise et se dirigea vers la porte de sa chambre. Tout était calme à l'étage. Il traversa le couloir sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller sa famille endormie. Puis il attaqua les premières marches d'escalier avec une infinie lenteur mais sa descente provoqua tout de même quelques grincements. Arrivé dans le bureau qui jouxte le salon, il tendit l'oreille pour vérifier que son passage n'avait pas été remarqué et, ne percevant aucune activité dans la maison, il fila sans bruit dans la cuisine.
    Le rez de chaussé baignait dans l'obscurité et le silence qui y régnait appelait au recueillement quiconque pénétrait cette atmosphère. Basile se servit un verre de lait puis il alla se poster devant la fenêtre qui donnait sur la rue. Ses pieds nus reposaient sur le carrelage froid et, dehors, tout était calme, comme si une gelée nocturne avait anesthésié les maisons alentour. Il but une première gorgée. La fraîcheur du breuvage réanima son palais desséché et il le sentit descendre lentement jusqu'à son estomac.
    Basile aimait contempler le silence de la nuit. Il réfléchissait parfois à sa vie dans un monde immobile, où lui seul pourrait se déplacer et où il serait libre d'entreprendre tout ce qui lui passerait par la tête. Mais cette vision se heurtait à chaque fois à sa peur de la solitude et il se disait qu'une telle existence devait être bien ennuyeuse, sans rencontre, sans échange d'aucune sorte. Certes, les gens qu'il croisait lui avaient toujours inspiré de la méfiance, de la crainte et, mise à part sa petite soeur, il n'avait jamais ressenti de profonde affection pour un être de chair et de sang, quelque soit sa beauté ou son courage. Seulement, se retrouver continuellement en face de soi-même lui semblait une idée absurde car il avait conscience de la pauvreté de sa personne et surtout il avait gardé une fois inébranlable en l'homme. Malgré toutes les humiliations qu'on lui avait infligé depuis sa naissance, il n'était jamais parvenu à se ranger derrière ceux qui voyaient l'être humain comme une incarnation du Mal absolu. Chaque existence était d'une complexité insondable et l'entrelacement de chacune de nos vies avec des milliers d'autres ne facilitait pas la tâche de ceux qui cherchaient à ranger les hommes dans des catégories soigneusement définies. Basile était fasciné par la fragilité qui nous rongeait et que nous exprimions tous d'une manière différente. L'infinité des identités que nous créions et l'immensité de notre pouvoir imaginatif le bouleversait. Chaque fois qu'il essayait d'embrasser l'humanité dans son ensemble, il se perdait dans les dédales de son esprit enfiévré.Le peuple humain lui apparaissait comme une masse désordonnée qu'il était impossible de rassembler derrière une cause commune et il en concluait que son espérance de vivre un jour en harmonie avec les autres hommes était un rêve à jamais impalpable.
    Ce raisonnement tournait en continu dans sa tête et, cette nuit-là, devant sa rue figée par l'obscurité glaciale, la mélancolie le gagna.
    Il vida le fond de son verre mais il eut des difficultés à avaler les derniers millilitres de lait tant la tristesse lui nouait la gorge. Puis, sans s'en rendre compte, il changea légèrement de position et se retrouva face à son reflet, auquel il n'avait pas accordé un regard depuis qu'il était entré dans la cuisine. Il observa son double à travers la vitre et, en scrutant son propre visage, il n'y découvrit aucune expression, comme si le vide de la nuit s'était imprimé sur ses traits. Certes, il se sentait triste, mais cela ne se lisait pas sur sa figure. Ses yeux ne reflétait pas son désarroi intérieur. Cédant à la colère qui le gagnait, il eut envie de faire apparaître un franc sourire au milieu de cette neutralité affligeante qui lui faisait face. Il y parvint avec une grande facilité. Ses lèvres s'allongèrent et se courbèrent avec grâce, ses joues se plissèrent légèrement au niveau des pommettes et des rides se dessinèrent sous ses paupières. En observant le résultat de sa grimace à travers la vitre, il découvrit le contraste entre ses yeux sans vie et son rictus forcé. Il conclut à l'absurdité de son attitude. Il relâcha finalement la partie inférieur de son visage et se perdit de nouveau dans la contemplation de cette nuit d'hiver. Il resta encore de longues minutes prostré face au monde extérieur qui semblait dormir d'un sommeil si profond que l'on avait peine à croire qu'au lever du soleil, la vie reprendrait ses droits sur ce territoire mortellement silencieux.
    Puis, l'esprit embrumé et le coeur déchiré, Basile posa son verre dans l'évier et retourna se coucher.
      

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