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De retour. par P.Rh

De retour.

 

De retour.

 

 

What I have become,
my sweetest friend,
everyone I know, goes away in the end.
And you could have it all,
my empire of dirt.
I will let you down,
I will make you hurt.
Johnny Cash.

I- Le Grand-Nord

 

 

  Mon grand rêve fut depuis toujours d'atteindre El Paso, de faire claquer mes bottines dans ses rues sans noms, et de percer à chaque pas davantage le genoux de mon jean troué. La frontière mexicaine, chapeautée comme il faut d'un large sombrero; une brise torturée qui traîne des pieds dans le désert piqueté de cactus; un lieu dont la réalité aride se palpe sans l'aide des mains, le long d'une goutte de sueur, où l'on claque les portières en sortant des bagnoles. La plupart des gens ont assez de curiosité pour rêver de voyage, c'est très sain pour le monde. C'est très beau d'imaginer des petites têtes qui se lèvent partout aux quatre coins de la planisphère, tournées vers un autre continent avec le désir ultime de se faire transporter. Le visage d'un Vietnamien tendu vers la nuit new-yorkaise, la joue d'une vierge israélienne jaunissante devant l'apparition radieuse d'un archange latin, et les yeux étoilés du tsar russe criblant des cartes postales de forteresses andines, et des guirlandes sans fin sur la terre, ni loi temporelle ; ornement de douces aventures le long des lignes d'aviation.

  Toutes les galères ont échoué dans les fracas des autres siècles. Les Steamers n'ont pas fait long feu. Les charrettes et voitures cahotantes se sont écrasées dans les ravins. Vint le premier décollage, les hublots nous enseignèrent la quiétude. Les voyages ne sont plus des aventures dangereuses. Il n'y a plus de jungle pour dévorer notre curiosité, de moustiques et de maladies pour exalter nos muscles. 

  Planer plutôt que de nager, plutôt que de marcher. Nous - pompeux sans prétentions, gonflés d'air, pollués sous de la soie griffée - sommes fatigués des profondeurs menaçantes et de la faune alambiquée des océans. L'homme sorti des eaux quitte enfin sa queue de poisson, casse ses pattes de fourmis pour déployer les ailes de son reflet aérien. Qui voudrait encore ramer chez les poissons ? C'est l'oiseau qui me plaît d'imiter quand je m'échappe en terre étrangère. Le confort, la paix, le luxe, les publicités des agences de voyage, l'atmosphère spatiale de la cabine, le cuir satiné des accoudoirs, les uniformes haute-coutures des hôtesse de l'air, le bonheur ailleurs, nous poussent désormais vers le lointain.

 

  Pourquoi partir en voyage ? Parce qu'on dépérit chez soi. La pièce froide de l'ennui. On ne croit que ça sera peut-être mieux ailleurs, pour un temps, on veut juste flirter avec un nouveau vide, et que celui-ci soit fastueux. Nous aurons de beaux bagages, et nous enfilerons nos bottes en daim, nos gants du dimanche, nous rêverons de Paris et de la beauté. Et nous accélèrerons, nous gagnerons notre éden dans l'expérience de la vitesse.

 

  La grande erreur du voyageur est de ne jamais voir que tout voyage est un fantasme. Et qu'un fantasme doit s'assouvir dans l'empressement, vite, avant qu'on se réveille, avant qu'une méprise terrible nous astreigne à confonde notre rêve et notre réalité, notre voyage et notre vie, avant qu'on nous glisse ce mensonge à l'oreille : « Voyageur, quitte ta terre. Ton rêve se réalisera. » Mais je suis trop partial. Ces rengaines pleurnichardes qui voudraient donner de bons conseils au futurs voyageurs, ne valent pas tripette. J'ai souffert d'un voyage, d'un naufrage où je perdis un trop cher compagnonnage.

 

  J'habite au Grand Nord, ce pays de chien.

  Je ne comprends pas pourquoi mes aïeux, fameux anonymes parmi les âges, se sont installés dans cette bordure reculée, qui semble échapper à la portée des hommes. Notre terre flotte à l'abandon aux frontières des pôles et de l'atmosphère. Je ne comprends pas non plus le dieu qui l'a fait surgir du néant. Il devait être bien mieux, ce pays, dans le néant. A vue d'œil, il ne ressemble à rien.

 

  Le Grand Nord n'est pas un terrain propice aux ébats de la vie humaine. Nous qui sommes nés ici et qui y vivons depuis toujours, on a plutôt l'air de gros matous mal lunés. On ne fait pas dans l'élégance et la politesse. Ce n'est pas qu'on soit sauvages, mais entre nous on ne fait plus de chichis. Bien sûr, on sait se comporter avec les bonnes manières quand il y a du beau monde qui traverse la contrée. Quand une limousine passe devant chez nous par exemple, on se tient à carreau, sur notre trente et un. Il faut jamais déplaire aux gens qui ont du pognon, sinon ils vous le font payer. Alors, on garde notre rang.

 

  Le Grand Nord ne connaît pas les crises et les révolutions, le peuple est sage comme une image. Tout le monde a un caractère équilibré, il n'y a pas de détraqué, pas de grand fou. Les œuvres patriotiques disent que nous cultivons « l'alliage sérénissime de la sagesse ancestrale des druides et du bon-sens des paysans de la steppe ». Les humoristes tournent notre calme à la dérision, ils disent qu'on est mous comme nos voisins les phoques.

  Pas pressés pour un sou, on se ballade tous à la surface de notre terre les mains dans les poches du jean, en sifflotant un air qu'on a entendu à la radio et qui nous est resté dans le crâne. On file droit, comme les poissons dans l'eau. Quand on veut virer de bord, on donne un brusque coup de nageoire et on en parle plus. 

  Le problème du Grand Nord, c'est l'ennui, la ratatinade solitaire. C'est très dangereux parce qu'on peut devenir frustré à force. Tout le monde a besoin de dépenser ses nerfs, alors chacun trouve ses propres solutions, mais c'est du domaine de l'intime, du secret. Le gouvernement lutte très fort pour nous éviter la solitude. Les hommes politiques militent pour que les foules soient toujours plus massives. Moi, j'ai toujours cautionné la situation, je l'aime au fond , le Grand Nord.

 

  Les saisons ne signifient pas grand chose chez nous. On reçoit des calendriers pornographiques qui viennent de l'occident, on les accroche au mur quand on est célibataire mais on y pige pas grand chose. Chez nous, les jours se suivent et se ressemblent. J'ai rien à dire sur ce climat là, moi il me va très bien finalement. 

 

  Pour moi la vie est plus facile car j'ai un bon camarade. Dans ma jeunesse, je me disais : « Mon ami n'est pas comme moi. Il craque. Toute la journée, il rêvasse, ses yeux se baladent, cherchent à faire de la lumière dans nos ténèbres. Ca me dérange qu'il ne soit pas heureux avec nous. Je voudrais qu'il soit comme moi, qu'il suive les chemins de neige sans se désarticuler la colonne à contempler les horizons du ciel, les quelques avions qui nous atteignent. La vie nous séparera, il se moque de moi et je soupire pour ne pas lui faire peur. » Je n'avais pas tort, et toujours je douterai qu'il vient du Grand Nord.

 

  Oui, mon ami avait la maladie du pays. Pas le mal du pays, mais la maladie du pays. Alors, ça ne pouvait pas coller fort, ni avec moi, ni avec les autres. Je me suis toujours demander comment il survivrait, qu'est ce qu'il deviendrait. Je me le demande jusqu'à mes vieux jours.

 

  Au début, je l'ai suivi dans son grand délire, parce que j'étais trop jeune. Je ne pensais pas aux conséquences, aux dangers. Ca rend fou de désirer, surtout quand on vient d'un pays d'abouliques primaires. Un jour, il m'a dit : « On gagne de l'argent et on part en vacances en France. » On a gagné l'argent, on est partis en vacances, en France. C'est là qu'on a été séparé, ou un peu après.

 

  Nous avons vécu à Paris pendant deux ans, presque trois. Les choses sont devenues folles. J'ai découvert mon ami comme une nouvelle rencontre. Il existait depuis toujours dans mon pays, mais là je l'ai vraiment rencontré.

 

  Quand on a débarqué à Roissy, tout le monde nous ignorait. Toutes ces choses là se ressentent par les trous des yeux. Au Grand Nord, peu de regards se posent sur vous, mais il y a toujours quelqu'un pour vous décocher une pointe d'amitié dans l'œil. Ici, pas une pupille altruiste, pas de réaction chimique, et pourtant il y en a des tas, des pupilles, vertes, bleues, marrons, noires, grises et que sais-je encore. Elles baissent toutes les orbites vers le carrelage blanc et les grosses valises cuirassées qui font crisser leurs roues entre les jambes impatientes des voyageurs. A la sortie de l'aéroport, j'ai dit à mon ami : « Qu'est ce que le diable nous a foutu là ? ». Mais il n'écoutait rien. La tête ailleurs, je vous ai dit : « cause toujours, tu m'intéresses. ». Si, il s'est contenté de me répondre que j'avais tort, qu'en Europe, on se regardait dans les yeux pour tomber amoureux. Voilà une belle foutaise de poète.

  Moi le martien, la France m'a tout de suite ballonné le ventre. Et les français, un long murmure de rogne depuis perpette jusqu'à l'autre bout de l'autoroute. Avec mon ami, on a pris un train urbain pour se rendre au centre de Paris. Idée fixe en tête : quand nous sortirons du train, nous verrons la Tour Eiffel. Manque de chance, nous apprîmes que la célèbre tour se trouvait dans un endroit vague et lointain. Pour nous éviter la peine, nous avons été directement vers un hôtel pour la jeunesse.

  En deux mois, nous avions un appartement parisien, dans le quartier de Montmartre car mon ami voulait alors devenir un artiste comme Voltaire, Toulouse-Lautrec, Jean Giono, Amélie Poulain et Bernard Kouchner. La coulée croulante des marches en pierre surmontée de lierres, de fils à linge et d'une église en chou à la crème, devait éveiller les perspectives artistiques. Le haut-lieu de l'inspiration. Plus ça grimpe et plus la perspective est belle. Moi, les jambes croisées en l'air, je méditais mon avenir et ma raison d'être. C'est à cette époque de ma vie que je devins philosophe, et créature adepte des stoïciens. Mon premier maître, un étudiant à la Sorbonne, m'avais dénigré cette doctrine par un discours humanitaire à la con. Or, Paris indigeste, son expérimentation malsaine, m'ont imposé des cachets de stoïcisme avec la peur continuelle de la crise aiguë. Quand me viderai-je en entier ? Je veux dire que si je n'avais pas conservé en moi une idéologie lithique et accaparante, je serais mort, pendu par moi-même au dessus de mon chevet. Pauvre lit douillet qui m'a tellement supporté pendant les nuits de sommeils agités.

 

  Au Grand Nord, c'est comme la fonte des glaces, il n'y a pas de philosophie qui tienne en place. Les idées glissent sur la banquise et point à la ligne. On ne veut pas avoir trop d'histoire avec le ministère et à vrai dire, on a aucune histoire avec le susdit ministère. Qui pourrait inventer une littérature rationnelle et idéologique pour nous enseigner l'amour ? Je suis désolé mais, malgré les tonnes de livres, il n'y a que la guerre qui apprend à bien faire l'amour. La guerre implique la réconciliation après une longue absence, entre le guerrier et sa femme, entre deux belligérants qui se haïssent, entre Genghis Khan et X ; Le Grand Nord offre si peu de ressources. Vous ne trouverez rien dans nos bibliothèques nationales. Peu nous importe. Si nous n'avons pas eu de philosophes, c'est que nous ne sommes ni méchants ni malheureux. La simplicité parfois est plus confortable mais vous n'y pouvez rien comprendre tout est devenu si compliqué chez vous. Il y a la Sorbonne qui abrite un cercueil, vous la rénovez tous les dix ans à coup de pelleteuse...

 

 Bref, j'ai connu les deux réalités universelles qui ne se sont jamais rencontrées que dans les livres, dont la coïncidence est restée à l'état de mythe, mise à l'écart dans un coin, sur le paillasson d'une bible, la nature et la culture. Bref, j'en étais aux retrouvailles avec mon ami.  Parce que lui, il est resté à Paris et un jour, j'ai pris l'avion pour lui rendre visite.

 

  Le jour penche vers la nuit. Rien n'a vraiment changé depuis mon dernier séjour. J'ai rendez-vous. Au seuil du bar, j'hésite à pousser la porte. Je suis à la veille de la mort.

 

 Je cherche son visage d'un coup d'œil le long du bar, mais aucune des ombres avachies ne lui ressemble. Il n'est pas là. Rien d'étonnant, me dis-je, il a toujours été en retard. La vie l'occupe. Son temps lui appartient ; c'est la scène traditionnelle de l'homme pressé, mythe des années 1990 pendant lesquelles Sirius a grandi. Il a rêvé devant la télévision d'être un homme d'affaire pour éviter de terminer dans la petite bureaucratie locale du Grand-Nord à laquelle appartenait ses parents. Sirius sait tout, car il possède de superbes théories sur l'existence qu'il a pioché dans des livres et dans des films d'intellectuels. Il n'en démordra pas. Aussi têtu qu'un accro aux jeux télévisés, il préférera jeter un homme dans une poubelle plutôt que d'en démordre. « Je ne te dois rien, m'a-t-il balancé un jour pour se faire comprendre. » Alors m'offusquer de son retard ? Non, jamais je n'oserai. Je m'adapte à ses pratiques égoïstes : l'important est que mon ami profite de sa vie. Tant pis, j'attendrai que les bestioles me démangent, que l'attente se transforme en angoisse d'avoir été oublié par celui qui ne pense qu'à lui. Je l'ai vécu tellement de fois ce scénario de malheur. Ô le drapeau des mirages quand la porte vitrée s'ouvre à rythme régulier et que ce n'est jamais sa silhouette qui s'y glisse. Enfin, il arrivera, et en effet il arrive. Son âme va mal mais son corps va bien, et donc il est heureux de me voir, car je suis son confesseur. Avec la conversation, la grande surenchère commence. Emma cède dans une salle où se célèbre les mariages, mais pas d'officiel pour sceller l'union, pas d'époux qui donnent leur engagement. Epoux : nom commun, au pluriel ringard s'il en est. Qu'importe ? J'ai bien souffert. Comment a été l'existence pour toi depuis notre séparation ? Il parlera comme il parle toujours, la houppette en l'air, la plaie qui sanglote de jus à la fraise.

 

  La France requiert un certain port, une certaine traînée à la robe. Tout du moins, Paris exige l'élégance des jardins et des sculptures. Petit être du Grand Nord devra s'accoutumer au terrible opéra et à ses coulisses sordides, peuplés de séducteurs affables et de comédiennes obscènes. Moi je cherchais des oracles dans mes premières semaines à Montmartre. Une petite servante prête à lever ses jupons dans un coin de ruelle, je n'en demandais pas plus, mais rien ! Rien du tout ! Contrairement aux promesses à l'eau de rose des romans français, Paris ne m'ouvrait pas sa culotte. Ma première tentative fut vaine et je tombais dans une morosité extrême. Je marchais seul dans les rues, ne connaissant personne d'autre que les moulures de mon plafond. Mon manteau noir s'appesantit bientôt sur mes épaules, et m'abaissa petit à petit vers les pavés du trottoir. Mon ami disait : « Le devoir est de saisir ce qui est grand », et moi je ne touchais que des insectes fuyants, des microcosmes qui m'engloutirent. Aux comices agricoles, je remportais le prix du fumier et mon ami lui se déguisa en rose trémière, il monta jusqu'au ciel pendant que je recrachais la terre avalée malencontreusement.

 

  Nos retrouvailles dans les entrailles d'un fantôme, dans les ruines de Lutèce sentaient le passé foireux. L'odore me causa un mauvais spasme, sans pourtant réussir à me faire tout gerber. Les étoiles se perturbaient, voilées d'un nuage, d'un regret. Un silence à cause d'un blocage. Ces choses que nous ne parvenons pas à dire car elles tanguent encore, à l'état fœtal, dans notre esprit. Mon ami s'en foutait de tout ça, il voulait faire de nouvelles rencontres dans le bar où nous étions. Je lui rappelais que nous venions de nous retrouver après des années de séparation. Je veux passer du temps avec toi, dis-je du regard. Il s'en foutait. Il voulait rencontrer d'autres gens, car son temps n'appartenait à personne, ni aux amis retrouvés, ni aux amis d'un soir. Dur, l'homme à l'ère du rock, frappant sa pinte dans un bar. Le rockeur est un motard, un solitaire, un zonard. J'ai vu la haine que se porte les membres des groupes de rock sur les scènes de concert. Si on remplaçait leurs instruments par des mitraillettes, ils n'attendraient pas le temps d'une chanson pour s'entretuer.

  Etre aimé, c'est ne rien avoir à demander. La voix perlée de Nora me ramène au vrai. Je parle à un monstre et je le sais depuis longtemps. Je rends visite à un lion homicide dans sa cage, à un serial killer.

 

  Quand on vient du Grand-Nord, quand on vient crécher ailleurs que chez soi, il faut garder son esprit pour soi. Les bilingues c'est comme les licornes, il n'y en a pas beaucoup. Moi je ne peux rien dire qui vaille le coup dans une langue si je ne la maîtrise pas totalement. J'ai besoin de tout dire, ou de ne rien dire ; alors si le type ne parle que le javanais, je ne dis rien, et je me confine dans ma solitude intérieure. C'est pour ça que la vie en France a été difficile pour moi, parce que je n'arrivais pas à me livrer aux autres par la parole. Pas d'interlocuteurs qui puissent te cerner. Certes, je baragouinais la langue à Molière, mais n'empêche que je n'arrivais jamais à en dire autant que Racine. Tout ça parce que, j'en bégaie de regret, c'était pas ma langue, qu'on ne m'avait pas appris à parler comme ça. Donc je mettais une croix sur les oreilles, et je me disais : « Bah, il te suffira d'être un peu plus superficiel. » Mais alors très vite, la superficialité ça m'a bien vite emmerdé. Ca sert à quoi de passer le plumeau quand il faudrait tout déterrer à coup de rateau ?

 

  Ces retrouvailles avec mon ami échouèrent pour moi. J'en attendais beaucoup, je n'ai senti que du vent. Pas d'histoires, pas de contes comme autrefois. Les fées lointaines bâillonnées. Mon ami a regardé sa montre et m'a dit : « Je vais y aller, tu m'appelles bientôt ». Et dire que j'avais traversé les océans pour un tel naufrage...

  J'aurai pu le rappeler « hé, laisses moi t'offrir un autre verre » ? Mais non... Ma fierté est trop forte. Quel rempart aux émotions ! L'orgueil de sa race permet toujours à la marquise de dissimuler son amour. Je tiendrais mon rang, ma foutue place (comme Annie Ernaux). Je ne vais pas quémander un peu d'attention. Avec mon ami, j'ai déjà donné dans le pathétique. Suppliant, à genoux, je hurlais à voix haute pour qu'il m'écoute. Dans le temps de notre jeunesse, je larmoyais pour lui faire signe vers moi. Que nenni. Là je suis devenu un adulte. Je peux faire cavalier seul, les êtres se perdent sur le bord du chemin. L'un veux accélérer, l'autre veut prendre le temps de capturer les papillons. Alors le premier compère prend le pas de course; et quand l'autre se retourne, son épuisette à la main, il est pris à son propre piège. Impossible de suivre éternellement les autres quand on veut réaliser toutes les possibilités de nos vies. Mais, en quittant à nouveau mon ami, aurais-je le droit à ma chasse aux papillons ? Mon orgueil, c'est lui le moteur de ma vie, qui m'empêche de sombrer dans l'esclavage. Il me sauvera de mon ami, comme il m'a déjà sauvé de la paresse. Je suis trop fier pour me laisser choir. Pas de genoux à terre, mon ami n'aura plus rien de ce qui confortait sa personne, je ne lui renverrai plus jamais l'admiration qu'il a de lui-même. Que Moi, le miroir de son assurance se brise. Que lui, l'assurance décomposée, s'émeuvent alors de la valeur inestimable de ces éclats irrécupérables. Que se tourne mon regard sur moi-même, pour que ma lumière se réverbère; qu'il tourne sans cesse désormais, pour éclairer le monde plutôt qu'un seul homme au masque hideux; et qu'il ne se fixe plus jamais sur mon mauvais ami. Plutôt se jeter à l'eau que de finir comme une terrasse. 

 

  Je ne ferai rien de tout ça. Je suis devenu une terrasse. Avec une vue imprenable sur l'océan.

 

  Quelques jours après les retrouvailles avec mon ami, je voulais prendre l'air. Le but originel de mes vacances en France avait été de le revoir, et de revoir Paris ; mais j'avais vite fait le triste tour de ces images passées. Une carte postale aurait suffit. Et puis la colère m'interdisait de m'émouvoir devant les beautés de la ville, jusque devant le rayon de soleil qui se brise parfois sur la Seine, et qui est le charme suprême de Paris. Je le voyais bien, ce rayon, mais je ne cherchais pas vraiment à comprendre les motivations de son atterrissage forcé. Pourquoi se scratcher là en mille morceaux sur le fleuve ? Je ne me posais pas la question.

  Las de mes errances dans les creux de moi-même, je me résolus à partir en province pour occuper le reste de mon séjour en France. Je connaissais un couple de retraités parisiens qui possédait un petit appartement aux Sables d'Olonne, une station balnéaire de Vendée. Mon dernier séjour dans ce lieu m'avait barbé, mais je voulais y retourner, j'avais besoin de me barber pour comprendre, pour réfléchir à ma solitude. Loin de la montagne. Que Montmartre s'écroule...

 

  Arrivée en Gare des Sables d'Olonne. Une aire typique de la modestie provinciale, le terminus de la ligne. J'embarque ma valise pour rejoindre l'appartement. Je traverse des rues silencieuses, je scrute les boites aux lettres vides et les murs travaillés par les battements du vent marin. Et puis, de gros édifices vulgaires réservés aux aoûtiens et à leurs jeux de familles, leurs châteaux de sables et leurs pelles en plastiques. Quel silence en leur absence ! La mer, oui, je l'aperçois. « Le premier qui voit la mer a gagné, dit-on pour calmer les enfants pendant un long trajet en voiture ». J'aurais peut-être gagner si je parviens à trouver le bonheur en terre étrangère.

 

  L'air marin, l'emmerdement transféré dans les poumons. Je m'ennuyais. La solitude ne sert à rien, j'aurai dû le savoir. Au Grand-Nord, on nous enseigne les vices de l'isolement. On nous briffe -notre classe comme une meute de chiens en élevage- pour ne jamais se perdre tout seul dans le désert de banquise. L'école du Grand-Nord surveille les audacieux. Le maître reprenait toujours mon ami. Le bonnet d'âne tombait comme une couronne sur sa tête de mioche rêveur. En France au contraire, loin de la prohibition, je pouvais m'enivrer en solitaire sans risquer les yeux réprobateurs de la police et des voisins. Pourtant, je n'en levais que de piteuses récoltes, de tièdes nausées dans le bidon et un cœur qui se serre. Mes yeux se brouillaient de ne plus se fixer sur les contours d'une silhouette-amie et un bourdonnement d'excitation sourde tambourinait dans mes oreilles à la place de la sonorité douce et naturelle de la voix humaine. Non, la solitude n'a rien de bon. J'aurai dû m'en douter. Ne parlons pas de la solitude du lit -la pire- qui me broie le sexe et la main. Un âne lui-même rechigne à quitter son troupeau. Le solitaire est pire qu'un égoïste, car on peut être égoïste et sociable à la fois. Le solitaire ne se préfère pas à autrui, il l'ignore. Mon ami est à la fois solitaire et égoïste, eau et feu, un tempérament qui vous déséquilibre, vous fait chuter, il vous recueille et vous enferme dans sa fosse, vous voilà prisonnier de mon ami. Aveugle des autres, mon ami je t'ai tendu la main sans réponse. Ainsi tu resteras idiot dans ta pérégrination car tu as des rideaux de pierre à la place des yeux.

  Pourquoi ai-je voulu retourner en France ? Pour retrouver mon ami ; qui a fait profession de solitude et d'égoïsme. Pire qu'un âne. Alors, le moins qu'on puisse dire, c'est que j'ai raté mes vacances. J'aurai dû partir en voyage organisé, il paraît que ce n'est pas si mal, et qu'on rencontre plein de gens. Mon ami aura été tellement cruel, qu'il aura réussi à me faire sérieusement envisager le Club Med... Quelle folie, moi le doux aventurier.

 

  Me voilà prêt à oublier mon ami, à le perdre. Je songeais aux caravelles des siècles passés, amarrées dans une vase sous-marine sur le territoire des sirènes. Oui, le temps est venu de garer quelque part cette figure de ma vie, dans un endroit mythique du monde où je pourrais le faire chanter à nouveau, dans mes rêves et dans mes poésies. Je place son portrait sous la porte des Lions à Mycène, je l'habille d'une tunique et le couvre du masque d'Agamemnon. Il sera bien à ce poste de roi tout-puissant, sur le pieds de guerre, et dont les amours malheureuses ont fait couler le sang d'un peuple et d'une femme.

  Me voilà prêt à la rencontre, dans les bistros serrés comme des sardines en boîte dans le vieux port. Les vieilles sardines qui puent l'huile de conservation, et les autres bien fraîches qui remontent des eaux profondes dans des voiliers auxquels je ne comprends rien car je n'ai jamais vécu au bord de l'océan. Je ne suis pas parfait mais ce matin mon esprit est clair.

  Je suis prêt à tourner une page.

  Pourtant, je n'ai pas pu me défaire de mon ami. Très vite, il apparu dans les conversations de comptoirs qui m'environnaient. 

 

 

II- Sirius

 

-  Oui j'ai connu un type qui s'appelait Sirius, me répondit-il en regardant sa bouteille.  Il jouait aux cartes souvent, sur le port de plaisance, avec les habitués. Il jouait tous les jours et puis il a disparu. Il est revenu une fois pendant quelques semaines, mais depuis aucunes traces de lui aux Sables d'Olonne. C'était une tombe, il ne parlait jamais, même pas pour faire une belle phrase... car il avait l'air intelligent. Tout le monde sentait qu'il était intelligent. On ne saura jamais s'il l'était vraiment mais en tout cas, il se faisait passer pour.

-  Où logeait-il ?

- A l'hôtel, je ne sais plus lequel. Vous savez, maintenant, avec le tourisme, il y a tellement d'hôtels qu'on ne fait même plus gaffe où les gens dorment. On est perdu dans ces trucs-là. Mais Sirius, il devait loger dans un truc correct. Il était chic. Il en jetait parfois. On causait sur ses costumes de mafieux mais tout le monde trouvait qu'il avait de la prestance. Il y avait des femmes qui le regardait. C'était un peu dégoûtant.

-  Il n'avait pas louer un appartement ? C'est plus tranquille, même pour un court séjour.

-  Je suis sûr qu'il était à l'hôtel car c'était pas le genre de type qui s'installe. Suffisait de le regarder, assis sur sa chaise comme une mouette, un voyageur pour sûr. D'ailleurs personne n'a été surpris quand il s'est envolé. On a juste dit : « tiens, Sirius n'est plus là, étrange ce type ». On ne s'attarde pas avec ces gens là. Ils laissent des souvenirs dans la tête des autres mais ils ne jettent jamais l'ancre. Tout le monde s'en foutait plus ou moins de sa vie. Pour sûr qu'il vivait à l'hôtel, il aimait se faire servir, les pieds sous la table. Incapable de rien faire d'autre de ses mains que de jouer au carte, un aristocrate de la belle-époque.

-  Mais il ne parlait à personne ?

-  Ah non. Et ça c'est rare. Comment on peut rester sans causer comme ça ? Faut avoir de bonnes raisons... mais moi, je n'ose jamais juger ces affaires là. Des fois qu'il y ait des situations difficiles là-dessous. Qui je suis, moi, pour dire à ce monsieur qu'il devrait être un plus bavard avec ses copains du bistro ? Non, non, c'est pas mon genre.

-  Etrange, en effet...

-  Bah oui, mais il faut de tout pour faire un monde... On ne peux pas s'accouder au bar tous les jours avec une pêche d'enfer. Regardez les vieux qui viennent ici : ils font la gueule six jours sur sept... moi je demande pas aux gens de me faire des sourires à la noix. Je dis Gérard, si tu fais la gueule, c'est pas grave, c'est ton droit. En France, on a le droit de faire la gueule et on s'en prive pas. Je sais pas comment c'est chez vous mais ici on boude quand on veut, et ça fait pas de mal aux mouches.

« Il faut de tout pour faire un monde » : combien de fois me suis-je répété ce proverbe français pour apaiser mon insatisfaction des autres ? Sirius jouait donc aux cartes pour occuper son temps. Je n'aurai jamais pensé qu'il put tant s'ennuyer, il a toujours l'air si pressé quand je le rencontre. Les cartes pour passer le temps. Passer du temps avec sa solitude. Jouer aux cartes, c'est toujours jouer avec soi même. Je suis intrigué par ce goût du jeu, du jeu populaire. Aurait-il laisser tomber Montmartre pour le café du commerce ? Je le croyais si élitiste...Mes sentiments varient à son égard, je le vois comme sur un vitrail, en morceaux au milieu d'un décorum créé de toute pièce, comme un jeu de carte étalé sur la table, une image démultipliée, dans une équivoque totale.

  Sirius est son nom de famille. On le prénomme Edgar. La fugue d'Edgar a heurté notre petit cercle de parents et d'amis. Un homme de moins au Grand-Nord. Il est parti sans trop s'apitoyer sur les au-revoirs, à peine a-t-il embrasser son frère, il est parti sans se retourner. Et puis, au grand-dam de ceux qui l'aiment, il ne donne jamais de nouvelles. Pourtant, il y a internet. Quand tout est trop facile, Edgar complique toujours la situation. Il doit trouver qu'il n'y a rien de romanesque dans l'internet. Comme s'il connaissait quoi que ce soit en informatique... l'ignorant passéiste. La seule chose que je sais de lui, c'est qu'il est un âne des siècles passés, la mule de Don Quichotte. Il ne veut pas faire comme tout le monde, l'intrépide petit garçon. L'absence d'Edgar a engendré un manque dans mon âme. Quand on a un bon copain, qu'il soit un coursier ou un âne, c'est du pareil au même. Je sais qu'il est bête mais je pardonne facilement à la bêtise ce que je refuse de pardonner à la méchanceté. Mon retour au Grand-Nord m'a plongé dans une profonde mélancolie. Je regrettais le Paris d'Edgar, ses grandes ballades que nous faisions et qui nous semblaient aussi dépaysantes qu'un voyage en Inde. Perte et solitude, le départ est une chose terrible qu'on n'oublie qu'après être repartis. J'ai envoyé quelques lettres à Edgar, sans réponses aucunes. J'ai laissé tombé l'encrier. Les supplications et la mendicité, non merci. Ami de merde. Mais pour sûr, il faut de tout pour faire un monde.

   

  Les Sables d'Olonne ne m'aident pas beaucoup. Ville d'impasse à la vendéenne. Des brioches bienheureuses dans les vitrines, alors que je ne mange plus que des mystères. Mon questionnement sur Sirius ne s'interrompt pas. Il me hante davantage qu'il ne me possède. Ma raison a pris le dessus sur mon amour, un récif fort et contemplatif devant l'inconstance de la mer. Ma raison n'est plus dirigée par une greffe de la volonté de Sirius, incrustée par un chirurgien malade à l'intérieur de moi. Je ne suis plus tributaire d'une fumerolle de velléités échappée bien malheureusement des fureurs volcaniques de mon ami. Les voitures téléguidées sont pour les enfants, on finit toujours par grandir et par conduire soi-même un formidable carrosse. Pourtant, l'histoire n'est pas finie : je ne pourrai pas retourner au Grand-Nord sans résoudre l'énigme de Sirius, de son destin. Je ne veux pas lui téléphoner pour le questionner. Non ; je ne veux plus avoir de contacts avec lui. Mes adieux sont définitifs mais... je suis gêné de l'avouer, ma curiosité de lui n'a pas cessé. Sa vie m'appartient aussi, je suis son ami. Je dois tout savoir. Je m'adresse au vent de l'océan, qu'il me donne le secret de Sirius, qu'il me le fasse voir dans une boule de cristal, et que peut-être, dans un bonheur suprême, je puisse me faire sorcier et le diriger tel un pantin avec des fils et des baguettes. Etre le maître de guignol et lui administrer tous les coups de bâtons que méritent ses vices et son inconstances, lui rendre la dureté du vide qu'il a laissé en moi.

 

  Retour à Paris. C'est au café qu'on apprend tout, place de la Sorbonne, le centre du savoir et de l'information. J'avais donné rendez-vous à une ancienne connaissance. Cosette, une jeune fille qui me hait mais qui prend un malin plaisir à me fréquenter pour me signaler mes carences. Sans intentions, elle ne cherche même pas à se rehausser. Me rabaisser purement lui suffit. Elle sourit beaucoup trop pour dire la vérité. Ses mimiques sont trop apprêtées à l'image d'une maîtresse d'école qui prononcerait chaque jour devant sa classe le texte de la dictée avec les intonations caverneuses des vieilles actrices. Bref, rien ne me plaisait chez Cosette, un personnage tout à fait commun, qui devait m'apporter des renseignements sur Sirius. Personne n'est plus difficile à faire parler que les êtres au sens-commun. Justement, parce qu'ils ont le sens le mieux partagé du monde : l'intelligence insensible, qu'on appelle aussi la cruauté.

  Je savais par avance que la tâche serait ardue : aucun être avisé n'aime montrer qu'il connaît et qu'il aime Sirius, au risque de passer pour un naïf ; car chacun sait que Sirius n'aime personne et se moque de tout le monde. Si un innocent confis vous dit « Je suis très ami avec Sirius », vous riez sous cape en pensant à la manière dont Sirius a encore joué avec les cordes sentimentales d'un candide. Chacun évite donc de parler de Sirius en public afin de dissimuler son intérêt pathétique pour le personnage. En effet, rien de plus ridicule que de se montrer solidaire de quelqu'un qui vous méprise. Il ne faut jamais montrer qu'on aime ses ennemis, même si on les adore. 

  Suis-je trop timide ? On peut dire que je manque de confiance en moi, que cela entraîne et amplifie mes aigreurs. On peut dire que je suis paranoïaque, que je trouverais de la méchanceté dans chaque brin d'herbe. Je pète donc un coup, afin d'être parfaitement serein. Quel que soit mon degrés de partialité, personne n'osera me contester avec sincérité sur ce point : parler à Paris est un danger pour la santé, l'équilibre et l'intégrité. Les hommes ont inventé les robots pour les remplacer dans les discussions parisiennes, mais aucun savant n'est parvenu à fabrique une machine vivante dont la résistance permette de supporter un interlocuteur parisien. Nous passons ici le seuil de l'extra-humain, qui explique peut-être la tendance des parisiens à se prendre pour Dieu en personne, corrompus de la tête au pied par tout l'apparat du palais céleste.

   Avec Cosette, la dissimulation avait enfilé son heaume. La félonie déclarée maîtresse du palais, repoussait par les assauts mesquins de sa police tous les bons sentiments, la gentillesse et le transparence. A Paris, les discussions sont rarement des échanges. Parler revient plutôt à ne rien dire. Je ne fais pas de racisme ; mais je voudrais tout de même notifier, pour éviter les confusions universalistes, qu'au Grand-Nord, la conversation tressent des harmonies entre les hommes, que nos voix sont claires pour ceux qui les entendent. En France, je dois me tordre le cou pour ne pas perdre la face. Parler à Paris, c'est grimper au sommet d'une montagne par le versant ouest et tenter de redescendre par l'est. Dur d'y parvenir, surtout quand il faut aussi jongler avec une tasse de café et une grille de mots-croisés pour contrefaire le clown désintéressé ; et les français prévoyants en ont tiré une expression fameuse : « Je suis complètement à l'ouest » qui signale une défaite, un dépôt des armes avant le début du combat. A l'idée de la lutte et de l'harassement qu'imposent une conversation, mieux vaut rester ignorant d'un secret en passe d'être dévoilé, et dire poliment « Désolé, ce matin, je suis complètement à l'ouest ». Il faut donc lutter avec son interlocuteur pour finalement obtenir la réponse aux questions subrepticement posées depuis le début de l'entretien. Je confesse : j'adore ces joutes hypocrites. Pourtant, ma discussion avec Cosette ne m'annonçait pas de divertissement oratoire. Nerveux, carnivore, qu'elle me découvre Sirius ou je pleure.

  Cosette, à son habitude, est très heureuse. Je lui ai « manqué », elle est « enchantée » de me revoir. Moi, je me sentais humilié. Pleurnicher devant une féministe... une féministe du mardi-gras. Cosette, à son âge, vouait une amitié féerique à ses « copines », avec tout le folklore attenant : les soirées-pyjamas, les comédies romantiques, les réveillons de noël, le mec qui lui a fait un clin d'œil au bar, ces salauds avec des petites bites, etc... pauvres fillettes.

  Charnue, nourricière, moralisatrice, elle me décrit ma mauvaise mine. Dommage pour un vacancier. Mais Cosette, peu portée sur le métaphysique, avait-elle déjà passé des vacances en enfer ? Pouvait-elle me comprendre ? Non, j'étais contraint de crayonner mes propos pour parvenir à mes fins sans me ridiculiser dans la transparence. Cosette connaissait mes coloriages grossiers et se moqua de moi. Le problème avec Cosette, c'est qu'elle était une pure chiante, à la fois conne et intelligente. J'étais toujours aussi obsédé par Sirius, c'était triste pour moi, elle m'avait pourtant dit de lâcher du leste... Pauvre Cosette, qui perçoit les grandes lignes du paysage sans en soupçonner la profondeur. Je fis donc sacrifice de moi-même, acceptait l'humiliation pour avoir ces foutues nouvelles de Sirius.

  « Bah moi, j'ai pas de nouvelles de lui, non plus. »

  Je quittais le café avec déception. Rien, Sirius ne laissait-il donc jamais de traces derrière lui ? Sur quoi marchait-il ? Sur des nuages ? J'admirais sa capacité à rester insaisissable pour les manchots du commun. J'essayais de me convaincre que moi, je l'avais mieux connus, que j'en savais long sur lui, que nous avions partagé une véritable amitié, peut-être même la seule qu'il ait été capable d'assumer. Foutaises. Je devais arrêté de me parler à moi-même avec la voix réductrice d'une gamine qui écrit un journal intime. Le Grand-Nord me paraissait si lointain, étais-je devenu un français dans l'esprit ? Ma langue natale n'avait plus d'emprise sur mes rêves. Je songeais en français, j'écrivais en français, je souffrais en français. Ma bonté, ma recherche de l'aventure douce, se brouillaient. J'avais perdu la pureté de mon langage pour adopter un dictionnaire de brouillon. Quel déshonneur.

  Mon duel avec Sirius continua pourtant sur toutes les grandes places de Paris. Il me fallu sortir dans les bars de nuit, partager des cocktails avec des corsaires dangereux pour siroter les indices précieux de ma chasse au trésor. Pourfendeur de rue, paysan de Paris, j'empruntais bien volontiers la rue des martyrs. Sirius, l'idole, l'alcool, que je buvais dans le monde pour m'estimer. Je doutais encore tant de mon mérite, raccroché au seul bruit des verres échouant en farandole sur le zinc, les stimulations célibataires devant les rougeurs d'ampoule, les artifices des bars ; quel champ de betteraves, quelle morne beauté qui ne s'apprécie que dans d'atroces délires de type paumé. J'avais encore tant besoin d'un mentor, dans mes faiblesses nocturnes, dans les sous-sols, les caves, les yeux mis-clos à ramer au fond des cales. J'ai honte de raconter ces beuveries sordides. Je ne m'en rappelle que par flashs de flou cramoisi, comme un fond de bouteille, comme un mal de mer, peut-être les lumières des boîtes de nuit. Il y a dans ma jeunesse, toujours quelque chose que je cherche à oublier en boîte de nuit et que les vapeurs de cigarette me rappellent, un relent d'émotions refoulées m'oppressait dès que je passais les barrières d'une discothèque. Quel goût de vomis même quand je faisais des efforts pour faire la joie, quand je m'enrobais de cravates, de vestes soyeuses, de plumes dans le cul. Que le Grand-Nord était loin... Un viol de jeunesse m'avait sûrement désenchanté. Je connaissais les réponses, mais ne pouvais pas les dire, comme ses personnage de téléfilms policiers qui reçoivent des menaces anonymes pour les empêcher de parler à la police. Restait plus qu'à vomir, dans un coin sombre d'une rue discrète en contre-bas de la discothèque. 

  La France m'avalait à nouveau. Et derrière le drapeau tricolore, la bouche méchante de Sirius ricanait quelques énigmes sur sa probable magnificence. J'aurai tout donné pour savoir.

  Ainsi donc j'honorais Sirius d'une pensée pure et constante dans ses prières. S'il était Dieu, j'aurai été un saint-homme, peut-être même le pape. Quelle figure avait Sirius ? Je tentais de redessiner les lignes de son visage qui m'échappaient pourtant toujours dans leur perfection. Mon désarroi à ne pas posséder son image dupliquée dans le crâne s'accompagnait d'une indicible sensation de son corps, de sa silhouette rassurante. Dans une minute de clairvoyance, je me disais que l'idéal aurait été d'avoir une statue en pied, là posée devant le lit, couverte d'un rideau afin de pouvoir dénuder la pierre selon mon envie. Soudain, je haïssais le Créateur d'avoir donner le souffle et la vie à cet être malfaisant, à cette tentation sur patte. Pourquoi les anges sculpteurs ne lui avait-il pas planté une queue de diablotin dans le cul ? Insuffisant, même Dieu ne peut rien contre le Diable.

  Mes recherches étaient infructueuses. Personne ne semblait assez courageux pour me donner un récit authentique, une vérité ; même une vérité infime sur mon ami. Un jour, affamé, on voulu pourtant bien m'offrir une maigre pitance. Au tripot. Pourquoi n'y avais-je pas été dès le début ? Car j'avais peur de rencontrer Sirius, de me retrouver nez à nez avec lui et de céder une fois de plus à ce désir destructeur d'amitié avec le diable. Je ne suis pas farouche, je me laisse berner, je ne peux lutter contre, alors j'esquive le danger. Il faisait une chaleur à creve

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