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L'homme aux sept couleurs par dextroman

L'homme aux sept couleurs

    Ce matin-là, après un réveil tardif, je jetai un coup d'œil par la fenêtre de la cuisine, tout en préparant mon café. Le temps était maussade et de fines gouttelettes de pluie projetées par des rafales de vent s'accrochaient désespérément aux carreaux.

    Le quartier est plutôt calme, entouré de verdure, égayé par la présence d'écoles primaires. Je me surprends parfois à regarder par la fenêtre les enfants qui se rendent en cours le matin, et rentrent l'après-midi, leur cartable sur le dos, en criant joyeusement. J'ai toujours été impressionné par l'insouciance de l'enfance et j'aimerais parfois pouvoir revenir en arrière. Recommencer ma vie à zéro, depuis le jour où je suis sorti du ventre de ma mère, en pointant mon derrière sous l'œil incrédule des médecins. Avoir la chance de repartir d'un bon pied, sans commettre les mêmes erreurs, en tenant compte de mon expérience.
Je me mis ensuite à réfléchir à la manière dont je pourrais agrémenter cette journée, car c'était alors mon jour de congé. Je travaille depuis quelques semaines comme stagiaire dans un centre de fitness, ce qui m'assure un petit revenu et me laisse le temps d'écrire. Tout à coup, une idée jaillit à mon esprit et je décidai de me rendre dans un magasin de brocante situé dans la banlieue de Namur. À deux reprises, je m'y étais déjà rendu, depuis mon arrivée en Belgique, et peut-être y trouverais-je un objet insolite, source d'inspiration pour mes écrits ?

    Une heure plus tard, au volant de ma voiture, je roulai sur la longue route montante reliant Namur à Bouge. La circulation était difficile, et un épais brouillard s'était formé sur la ville. Le ciel était sombre et les grands réverbères diffusaient leur clarté orange à travers la brume. Leur forme allongée faisait penser à des frites géantes fluorescentes. J'étouffai un rire. Ces énormes candélabres ornant les routes et les autoroutes font la particularité de la Belgique. Il paraît même qu'on peut voir ses autoroutes éclairées depuis la lune !
Un peu plus loin, au bout de cette longue route, se dressait une énorme antenne de plusieurs dizaines de mètres de haut. Ses bras métalliques semblaient vouloir se dégager de cet épais rideau de brume. Jean Schultheis hurlait « confidence pour confidence » à la radio. Après avoir bouffé les gaz d'échappement d'un gros camion qui se trouvait devant moi, j'arrivai enfin à « La Trocante », un grand bâtiment en structure d'acier.

  Le magasin comportait trois étages encombrés d'un bric-à-brac invraisemblable : des meubles, des appareils ménagers et électroniques d'occasion, des instruments de musique, ainsi qu'un tas d'autres objets disparates apportés par des particuliers voulant débarrasser leurs caves et leurs greniers.

    Je parcourrai rapidement le rez-de-chaussée et, n'y découvrant rien d'intéressant, je décidai de me rendre au sous-sol. Soudain, au milieu des escaliers, je me figeai sur place, subjugué par ce que je voyais. De nombreux tableaux ornaient les murs, mais l'un d'entre eux retint immédiatement mon attention. De grandeur moyenne, il représentait un homme debout dont les bras et les jambes étaient écartés, un peu comme un cow-boy sur le point de dégainer son revolver. Ses jambes étaient coupées par le bas du tableau, à la hauteur des genoux, et sa tête l'était au niveau du cou. Seuls son buste et une partie de ses membres étaient mis en valeur. Des muscles proéminents jaillissaient du bas de son cou, et ses larges épaules lui donnaient une stature imposante. Mais le plus intriguant c'était son complet trois pièces de toutes les couleurs ! Le gars qui avait peint ce tableau avait usé d'un subtil mélange de teintes chaudes et froides. Du rouge pétant au jaune citron, en passant par le vert et l'indigo.
Il possédait en tout sept couleurs. Les couleurs de l'arc-en-ciel.

    Je décrochai avec précaution la peinture du mur et l'examinai de plus près. La toile était tendue sur un fin cadre de bois, et la signature de l'artiste remontait le long des jambes du pantalon de l'étrange bonhomme.
« Gassman » était-il inscrit.
Le prix affichait seulement douze euros. Heureux de cette trouvaille, je me dirigeai lentement vers les caisses, ne cessant de fixer l'image, bousculant au passage un petit chauve qui déambulait dans le magasin.

    Après avoir réglé mon achat, je m'empressai de remonter dans la voiture et posai délicatement le tableau sur le siège « passager ». En arrivant en bas de chez moi, je fixai pendant quelques secondes l'immeuble dans lequel j'avais aménagé quelques semaines plus tôt. Il s'agit d'un grand bâtiment blanc, de style hollandais, situé dans un haut quartier de Namur, qui me rappelle le film d'horreur : « l'ascenseur ». Néanmoins, le lift de mon building semblait vouloir se tenir peinard pour le moment, même si je venais de me garer près d'un véhicule de l'entreprise « SCHINDLER ».

    J'ouvris la porte « passager », pris le tableau sous mon bras, et, après avoir franchi le hall d'entrée, me précipitai vers l'ascenseur. Je dus attendre un long moment car celui-ci paraissait s'arrêter à tous les étages. Lorsqu'il arriva au rez-de chaussée, un type maigre, portant des lunettes, m'invita à le rejoindre à l'intérieur. Sa salopette et son badge indiquaient qu'il s'agissait de l'employé de maintenance de l'entreprise « SCHINDLER ».


- Bonjour, quel étage ? s'enquit-il aimablement.
- Cinquième.
- Triste temps ! s'exclama-t-il.
- En effet...répondis-je.

    Je me demandai subitement comment j'avais pu quitter le soleil de la Suisse pour venir suivre ce stage de formation dans ce pays au climat pourri.

    L'ascenseur gravit lentement les étages, et de drôles de bruits de câbles retentirent dans la cage. Je ravalai ma salive, mais l'agent d'entretien ne semblait pas partager mon inquiétude...
Puis nous nous quittâmes au cinquième, et je m'empressai de regagner mon appartement situé tout au fond du couloir. Avant même d'enlever ma veste, j'accrochai le tableau dans la salle de séjour, juste au dessus de ma bibliothèque et de ma table d'ordinateur. Les murs sont jaunes pâles et ce tableau égailla brusquement la pièce, comme un rayon de soleil qui aurait pénétré par la fenêtre. Cependant, il dégageait quelque chose d'étrange, d'indéfinissable. On aurait dit que l'homme qui se trouvait sur la toile était prêt à en jaillir, comme un diable qui sort de sa boîte.
Je secouai lentement la tête et me rendis dans la cuisine afin de réchauffer mon déjeuner.

    Je pris mon repas tout en fixant le tableau du coin de l'œil, puis, après avoir fait la vaisselle, je m'assis dans le fauteuil qui se trouvait juste en face, une boîte de bière dans la main. Une impression bizarre me parcourut à nouveau. Les couleurs semblaient êtres plus denses que lorsque je l'avais vu pour la première fois dans le magasin. Etaient-ce les murs pâles qui ravivaient les couleurs ?
En proie à une brusque lassitude, je fermai les yeux et m'efforçai de faire le vide dans ma tête. Avais-je eu raison de venir faire mon stage de moniteur de musculation ici ? Des doutes s'insinuèrent sournoisement dans mon esprit, et les souvenirs du passé se bousculèrent dans ma tête.
Je restai ainsi un long moment à savourer le silence de la pièce, plongé dans mes pensées.

    Soudain un bruit de claquettes raisonna dans le séjour et j'ouvris brusquement les yeux, terrorisé. L'homme aux sept couleurs dansait avec frénésie sur le parquet de mon salon. Il était d'une taille impressionnante, avoisinant les deux mètres. Son visage carré, qui semblait taillé à la hache, était surmonté de cheveux blonds soigneusement peignés en arrière. Tétanisé dans mon fauteuil, les yeux écarquillés, j'observais cet homme, aux yeux brillants comme des diamants, me faire sa chorégraphie improvisée.
« Bad boy, Bad boy... » chantait-il en se trémoussant de plus belle sur une musique que lui seul semblait entendre. Je remarquai tout à coup ses souliers vernis qui paraissaient démesurément grands et qui se terminaient en pointe. Leurs claquements secs résonnaient de plus en plus fort, de plus en plus rapidement, comme si l'étrange personnage était parcouru d'un courant électrique de forte intensité. Ou peut-être était-il une centrale atomique à lui tout seul ?

    J'étais pris de panique, et je me relevai d'un bond à l'instant où il se dirigea à l'autre bout de la pièce, mais il se retourna et bondit vers moi. Prenant mon courage à deux mains, je le saisis par son veston afin de vérifier s'il était bien réel ou simplement le fruit de mon imagination. Il se dégagea d'un mouvement vif, et l'unique bouton qui fermait son blazer voltigea à travers la pièce. Horrifié, je me mis à hurler et je tombai à genoux par terre, en fermant les yeux. Sa voix métallique martelait mon cerveau comme un écho.
« Bad boy, Bad boy...»

    Au moment où je rouvris les yeux, il avait disparu. On aurait dit qu'il s'était évaporé comme par magie. Haletant, je me redressai péniblement en essayant de recouvrer mes esprits. Mon cœur cognait à tout rompre et, après quelques secondes d'hésitation, je levai les yeux en direction de ce maudit tableau. L'étrange saltimbanque était à nouveau à l'intérieur, mais je constatai avec effroi que son veston était ouvert et qu'il y manquait le fameux bouton.

«Allons, mon petit Florent, ressaisis-toi ! Tu es victime d'une hallucination... »

Je me précipitai vers la salle de bain et passai mon visage sous le robinet d'eau froide.

    Quelques minutes plus tard, d'un pas lourd, je revins dans le séjour en m'épongeant la figure avec une serviette.
L'homme au sept couleurs demeurait toujours dans le tableau. Mais, sacré bon Dieu, il manquait toujours le bouton de son blazer !
J'explorai rapidement la pièce du regard, mais n'y remarquai rien : aucun bouton traînant sur le parquet.

    Les mains tremblantes, je m'approchai du cadre afin de l'arracher du mur, tel un gosse qui avance ses menottes en direction d'une plaque de cuisinière brûlante. Je devais absolument décrocher cette toile du mur et la détruire au plus vite. Une idée jaillit soudain à mon esprit. Je m'emparai du tableau et, après avoir pris les clés de ma voiture, me dirigeai sans tarder vers l'ascenseur. Les quelques secondes d'attente me parurent une éternité, et la sueur perlait sur mon front. Me demandant à nouveau si j'avais été victime d'une hallucination, je jetai un coup d'œil craintif au tableau. Le blazer du type multicolore était toujours ouvert et mon sang se glaça dans mes veines.
Puis le lift s'arrêta au deuxième étage, et j'y retrouvais le technicien de la maison « SCHINDLER ».

- Vous avez la phobie des ascenseurs ? me demanda-t-il en voyant mon visage décomposé.
- Non, répondis-je d'un ton hésitant.
- Vous savez, les risques d'accident dans un ascenseur sont minimes. Vous courrez beaucoup plus de risques au volant de votre voiture...

« Ou en achetant une croûte à deux sous dans un magasin de brocantes... », me dis-je avec dépit.

    Arrivé au parking, je jetai l'abominable tableau dans le coffre de ma voiture et démarrai en trombe. Je roulai comme un dingue jusqu'au centre commercial de mon quartier et me garai, en travers du trottoir, juste devant l'entrée. Je fonçai jusqu'au rayon des articles ménagers et me mis à la recherche d'une bouteille d'alcool à brûler. Mes poings se serrèrent, imprimant des demi-lunes de sang dans mes paumes, lorsque je vis qu'il n'y en avait pas. Je remarquai alors qu'il restait une recharge de combustible pour lampes à pétrole. Je m'en emparai aussitôt et me précipitai vers les caisses. Une vieille dame fouillait dans son porte-monnaie en maugréant, tandis que je brandissais un billet de cinq euros sous les yeux éberlués de la caissière en lui criant de garder la monnaie. Puis je regagnai ma voiture et démarrai en trombe. Il fallait à présent que je trouve un endroit désert pour accomplir ce que j'avais à faire. Dès lors, je décidai de sortir de la ville en longeant la Meuse, fleuve qui sillonne la Belgique et traverse la ville de Namur dans toute sa longueur. Après quelques kilomètres, je quittai la nationale et empruntai un chemin terreux qui s'enfonçait dans un bosquet.
Après m'être assuré qu'il n'y avait pas âme qui vive dans les alentours, je descendis de la voiture et m'emparai du tableau. Je le jetai sur un petit monticule de pierres, tout près d'un grand saule, et l'aspergeai copieusement de pétrole avant de craquer une allumette.


- À nous deux, fils de pute ! criai-je en lançant l'allumette.

    Des flammèches de toutes les couleurs se mirent à danser sur la toile, avant que l'image de l'homme multicolore ne disparaisse dans une sorte de distorsion floue et bizarre. On aurait dit qu'il me prodiguait sa dernière danse avant de tirer sa révérence.
Je restai ainsi de longues minutes à regarder le tableau se consumer jusqu'à ce que les dernières flammes s'éteignent et laissent place à un petit tas de cendres rougeoyantes.

    Ma sinistre besogne accomplie, je me dirigeai lentement vers ma voiture, en proie à un fou rire inextinguible. Cela m'apprendra à écrire des histoires sordides qui font peur aux gens !
Puis après avoir retrouvé un semblant de self-control, je regagnai tranquillement mon quartier. La brume s'était levée et le crépuscule tombait doucement sur la ville. Le soleil couchant illuminait mon immeuble, le nimbant d'une clarté rosâtre qui lui donnait un aspect presque irréel, un peu comme dans les films de fiction, juste avant le générique de fin.
Après avoir franchi la porte de mon appartement, je me rendis directement au salon, en proie à une forte appréhension. Le mur était nu, mis à part le crochet auquel j'avais suspendu le tableau quelques heures auparavant. J'allumai mon ordinateur pour consulter mes e-mails, puis me rendis dans la cuisine afin de me servir à boire. Au moment où j'ouvrais la porte du frigo, des bruits de claquettes retentirent dans mon dos, et mon cœur fit un bond tandis que je poussai un hurlement. D'un geste vif, je me retournai et vis avec horreur que l'homme aux sept couleurs se tenait à l'entrée de ma cuisine.
« Bad boy, Bad boy... »

    La monstrueuse apparition baissa la tête pour franchir l'encadrement de la porte et se dirigea vers moi en dansant. Ses horribles souliers vernis claquaient de plus en plus fort, et ses yeux, brillant comme des diamants, me fixaient avec insistance. La peau de son visage faisait penser à la matière synthétique d'un mannequin de grand magasin, et son costume devenait de plus en plus lumineux, comme fluorescent. Sa voix cristalline, résonnait de plus en plus fort, et je plaquai mes deux mains sur mes oreilles en reculant vers la fenêtre qui était restée entrouverte. Puis, tel un fauve enragé, l'homme aux sept couleurs bondit sur moi.

Quelques jours plus tard

Perplexe, l'inspecteur Carpentier, un solide gaillard d'un mètre quatre-vingt, portant une moustache et des lunettes teintées, sortit de la cuisine.


- Je me demande ce qui a bien pu pousser ce type à se jeter par la fenêtre de sa cuisine....
- Pas la moindre idée, répondit son adjoint, un petit homme replet aux cheveux frisés.
L'inspecteur Carpentier remonta la ceinture de son pantalon et reprit:
- Le plus étrange, c'est qu'il n'y a aucun signe d'effraction et la porte de l'appartement était fermée à clé.
- Peut-être a-t-il invité quelqu'un de malveillant chez lui ?
- Qui aurait ensuite refermé la porte en laissant la clé à l'intérieur ? Non, ça ne colle pas !
- Alors, ce gars-là s'est tout simplement suicidé !
- Peut-être, mais ce qui m'intrigue c'est que les voisins ont entendu des cris et quelqu'un chanter....
- Peut-être prenait-il de la drogue ?
- C'est possible. J'ai tout de suite vu que ce type n'était pas net, lorsque je suis venu le voir pour faire le constat de domiciliation. Il est arrivé ici, il y a un peu plus de deux mois.
L'inspecteur désigna une petite table et un siège à l'entrée du séjour.
- Son appartement était pratiquement vide, lorsque je suis venu. Et je me suis assis sur cette chaise pour remplir les formalités d'usage. Il semblait plutôt nerveux, et il m'a dit qu'il écrivait des bouquins...
- Des bouquins ? Quel genre de bouquins ?
José Carpentier se gratta frénétiquement l'oreille.
- Des bouquins de fiction je crois... D'ailleurs ils sont là, sur l'étagère.

    Au moment où le plus petit des deux policiers s'approcha de la bibliothèque, ses yeux s'écarquillèrent.


- Inspecteur, regardez ça !
- Quoi ?
- Ce tableau...
- Eh bien, qu'y a-t-il ?
- J'ai vu le même dans l'appartement d'un homme qui est décédé à Bouge, il y a environ deux ans...
- Et alors ?
- Eh bien, ce type s'était également jeté par la fenêtre !


                                                 Fin


Note de L'auteur : Ce tableau existe réellement, accroché au mur de mon salon.

 

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