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Lune de miel sur Eden VI par RéGinelle

Lune de miel sur Eden VI

 

Une perception étrange, déroutante, inconnue.

La légèreté... voilà... une impression d'absolue légèreté.
D'un immatériel soudain palpable, son humaine consistance semblait s'être métamorphosée jusqu'à s'unir à l'impalpable. S'y fondre... S'y mêler...

Une totale plénitude... Son dos éprouvait l'aspérité des éclats de roche qui parsemaient cette couche improvisée dans un repli de terrain. Mais, bien qu'elle lui ait été aussi rude qu'inconfortable au premier contact, elle lui devenait peu à peu aussi douillette qu'idéale.

Ses narines humaient, aspiraient les vapeurs odorantes, lentement... offrant à ses papilles gourmandes tout un bouquet enivrant de saveurs qu'elles dégustaient, dont elles se délectaient... Thym, romarin, lavande, résine de pin... autant d'arômes exaltés sous l'ardente étreinte d'un soleil qui s'imposait sans faiblesse, au zénith de son emprise sur un ciel céruléen.

Il baignait dans une lumière de plein midi, presque perpendiculaire, éclatante, aveuglante. Une clarté oubliée, originelle, telle qu'à la création du monde. Et douce aussi.

Pas la moindre brise pour animer les rares ombres figées dans l'espace immobile, et pourtant il ressentait sur sa peau une invisible caresse, subtile et cajoleuse. Chaque parcelle de son enveloppe charnelle était l'objet d'une incessante et délicate attention.

Une présence... le désert qui s'étendait à perte de vue n'était que présence. Muette.

Pas un seul crissement dans l'aride végétation, pas un seul bourdonnement d'insecte. Aucune vibration ne venait rider la nappe de silence qui l'enveloppait, sinon un bruissement assourdi, lointain, profond... qui naissait et s'épandait à l'intérieur de lui-même.

Il n'osait remuer d'un pouce, béat et serein, de crainte de troubler cette parfaite quiétude.

Il ferma les yeux.

Derrière le fin écran de ses paupières closes, une ombre glissa.

Il se souvint brusquement de ce qui l'avait amené en cet endroit précis.

Il se souvint également qu'il n'y était pas seul. Qu'il connaissait parfaitement celle qui l'avait accompagné dans ce saut vers l'inconnu.

Enfin... inconnu... pas vraiment. Pas tout à fait.

Il s'était promené longuement dans les hologrammes que lui avait envoyés l'agence. Autant de lieux mystérieux, d'époques évanouies, de civilisations disparues. Choisir n'avait pas été aisé. Moins encore de convaincre sa compagne qui, elle, eût préféré un séjour dans un cadre plus à la mode et surtout sans quitter Abilon, leur planète.

Non, ce n'avait pas été sans mal qu'elle avait finalement accepté de le suivre dans cet éden artificiel. Un petit astéroïde qui gravitait aux limites de leur galaxie. Il n'y avait pas plus éloigné de leur monde.

En contrepartie, il avait promis un retour truffé d'escales. Toutes celles qu'elle pourrait désirer. Et même une halte plus longue sur Gëiada, la nébuleuse rose. Ils avaient du temps devant eux, désormais ! N'en avaient-ils pas, tous deux, terminé avec leurs années de rendement technique ? N'étaient-ils pas libérés de la moindre contrainte ? N'était-il pas plus que temps, pour elle, de s'offrir cette « lune de miel » dont elle disait tellement rêver à force d'en lire la description dans les ouvrages d'origine terrienne ?

Et temps, pour lui-même de se rendre au plus tôt sur la légendaire Nourada, où seuls les mâles étaient acceptés !

Les hologrammes sur Nourada ! Quel mal il avait eu à s'en extraire à chaque fois qu'il s'y était aventuré ! Et quelle ruse il avait dû déployer pour ne jamais s'y faire surprendre !

Il entendit un léger bruit... un soupir... sur sa droite. Elle aussi devait s'éveiller, lentement, comme lui.

Il grimaça. Pas d'autre être vivant sur cette masse rocheuse d'à peine quelques kilomètres carrés. Et tout à l'échelle... rivière et vallée, désert et océan, mont, plaine, et même une jungle tropicale.

Il était temps cependant de se secouer.

Il se redressa, tourna la tête, grimant de tendresse ses lèvres sèches.

Elle était assise et l'observait. Il se raidit un peu devant les pupilles inexpressives, le visage extrêmement pâle. Bien davantage que sa peau de blonde ne le paraissait d'ordinaire.

Le choc du passage des barrières temporelles, ou bien celui de la téléportation. De plus, c'était son premier voyage, sa première expérience au-delà d'un périmètre sécurisé par mille habitudes, par une routine laborieuse.

Il tendit la main, qu'elle regarda quelques secondes avant d'y poser la sienne. Ils se levèrent ensemble, dans un même élan. Elle ébaucha un premier sourire, ranimant un reflet rose sur ses joues.

La gorge bizarrement nouée, incapable d'articuler un son, il indiqua d'un bref mouvement du menton le chemin qu'ils devaient suivre, une sente suspendue à flanc de colline, rocailleuse et abrupte. Invitation qu'elle accepta d'une tendre pression de doigts.

Et son cœur s'emballa, inquiet de ce qu'il s'apprêtait à commettre.

Là-haut, pas très loin, à une centaine de mètres environ, une cabane les attendait. D'un confort rudimentaire, à peine deux pièces. Bien suffisant pour eux !

Il aurait pu choisir une résidence d'un standing un peu plus cossu, mais à quoi bon écorner davantage leur réserve de crédits ?

Lui-même n'y séjournerait pas assez longtemps pour souffrir d'un décor aussi spartiate que rustique. Un frisson hérissa les poils de sa nuque. Une insidieuse vague d'effroi bien vite refoulée. Il devait se contrôler, ne laisser aucune prise à la panique, à l'impatience, à la moindre fébrilité. Surtout ne pas commettre d'erreur, n'alimenter aucun soupçon, n'afficher qu'une sereine impassibilité.

La silhouette de la petite construction de bois se dressa subitement au coude du chemin. Inconsciemment il hâta un peu le pas. Il ne lui restait plus guère de temps.

Juste assez pour faire le tour des lieux, en prendre possession, découvrir leurs provisions, les ranger. Ce qui serait vite réglé vu qu'elles avaient été évaluées pour deux jours, alors que leur séjour, lui, était programmé pour durer deux mois entiers. Bien le plus difficile à obtenir du directeur de l'agence, passablement intrigué par une telle incohérence. Le seul problème qu'il n'avait su résoudre qu'en évoquant le désir d'en revenir aux temps ancestraux, à cette époque préhistorique où leurs prédécesseurs devaient chasser pour se nourrir !

Ils y étaient enfin ! Il lui suffit d'une simple poussée sur la porte, sans poignée ni serrure ainsi qu'il en avait décidé, pour qu'elle s'efface devant eux. Il cligna des yeux sur la pénombre qui régnait à l'intérieur, fraîche et accueillante.

Il guida sa compagne jusqu'à la chambre, jusqu'à la couche large et moelleuse.

- Tu devrais te reposer encore un peu, ma chérie, l'invita-t-il d'une voix passablement enrouée. Pendant ce temps, je vais voir où sont nos bagages. Je n'en ai pas pour longtemps.

Il se pencha vers elle alors qu'elle se posait docilement sur le bord du lit. Il caressa de ses lèvres le front lisse à peine baissé et se redressa très vite. Puis il quitta la chambre, traversa rapidement l'autre pièce, se précipita à l'extérieur et aborda enfin le chemin, regard tendu vers le point lumineux qui flottait entre les collines dominant la vallée.

Sous un ciel déposant sur les creux et les bosses une couverture crépusculaire, il s'élança au pas de course... « Encore quelques instants et je serai loin, en route vers Nourada ! » répétait-il. « Quant à elle, elle n'aura pas le temps de trop comprendre » et, sans remords aucun : « Fragile, sans défense, livrée à elle-même... Dans deux mois, lorsque la navette reviendra, Eden VI n'en aura gardé nulle trace ! » se rassurait-il, haletant.

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Le petit vaisseau stationnait à une altitude moyenne. Le pilote inséra adroitement dans le lecteur adéquat la puce sur laquelle étaient mémorisées les coordonnées de leur vol de retour, pendant que son assistant pianotait allègrement les codes du programme défini par les vacanciers d'Eden VI.

Ce dernier en avait terminé avec les quinze jours prévus de fournaise, de sécheresse, avec les deux semaines suivantes tonnantes d'orages, de foudre et de grêle. Encore quelques dizaines de microts et il pourrait appuyer sur le petit bouton rouge qui clignotait à l'extrême droite du clavier transparent.

Il jeta un coup d'œil sur le cadran qui luisait doucement à son poignet gauche, compara l'heure indiquée avec celle qu'affichait l'horloge spatio-temporelle du tableau de bord et, visiblement satisfait, il tapa les derniers chiffres.

- C'est O.K. ! Tout est paré ! déclara-t-il avant de poursuivre dans un murmure songeur : quel drôle de couple, quand même !

- Pourquoi ? demanda son compagnon. Nous en avons vu déjà de toutes sortes. Je ne les ai pas trouvés davantage bizarres que d'autres.

- Ce n'est pas ça du tout ! Tu connais la politique de la maison : « En cas de conditions particulières jugées trop extravagantes, il est indispensable d'avoir l'accord des deux parties.»

- Oui, je sais !

- Eh bien, du fait que l'épouse de notre client avait omis de signer l'un des articles du contrat, elle a été contactée et invitée à passer au bureau pour régulariser cet oubli et ainsi valider l'ensemble. Ce qu'elle a fait. Sauf que, d'après ce que j'ai entendu dire, cette femme n'était pas du tout emballée par ce voyage.

- Là, je la comprends !

- Sûr ! Donc, je suppose qu'elle a sauté sur l'occasion pour se débiner. De plus, comme nous avions reçu l'ordre d'attendre au-dessus d'Eden VI au cas où l'un des deux changerait d'avis, elle a dû craindre que sa défection n'amène son époux à renoncer à ce séjour auquel il tient absolument, et elle a aussi annulé cette consigne.

- Mais alors... ? Là, en bas... avec son mari... c'est... ?

- Un robosex femelle du groupe III. Hé, hé ! Un sosie parfait. Ah, ça ! Elle a bien fait les choses et veillé au moindre détail pour qu'il ne soit en rien déçu ! Déçu... là, je ne sais pas ! Ce dont je suis certain c'est qu'il ne va pas être à la fête avec les options sélectionnées dans nos brochures !

- Et elle le laisse ici avec cette machine ! Par le grand Ordonnateur ! Il paraît que certains hommes ne peuvent plus s'en passer ensuite !

- Eh bien, apparemment, cette femme est quand même prudente, s'esclaffa le co-pilote. La batterie de sa rivale électronique n'est conçue que pour durer quelques jours. Son bonhomme ne devra l'utiliser qu'avec parcimonie et à bon escient !

- Triste compensation sachant que sa femme de chair n'a pas eu le cran de le suivre et a préféré rester sur Abilon !

- Ah... mais non ! Elle, elle a pris la navette pour Gëiada avec le robosex mâle dans ses bagages et une batterie supplémentaire rechargeable ! Je crois qu'elle va se payer du bon temps pendant que ce fou va tâter de la préhistoire. Tu es prêt ?

- Oui... on peut y aller, déclara le pilote après un dernier regard sur les instruments autour de lui.

- O. K. ! C'est parti alors, annonça son compagnon en appuyant d'un doigt ferme sur le petit bouton rouge qui cessa aussitôt de clignoter. En tout cas, ajouta-t-il, ironique, j'espère que ce type sait courir ! Dans dix microts, loups et tigres seront lâchés. Exactement comme exigé !

Dans un feulement imperceptible, le petit vaisseau glissa sur son aile arrondie, dessina un demi-cercle, tourna complètement le dos à l'astéroïde qui luisait aux derniers rayons d'un soleil couchant artificiel et, d'un simple éternuement de ses réacteurs, s'enfonça dans l'espace ouvert devant lui jusqu'à y disparaître.

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Style : Nouvelle | Par RéGinelle | Voir tous ses textes | Visite : 1009

Coup de cœur : 11 / Technique : 11

Commentaires :

pseudo : Justine Mérieau

J'ai pris plaisir à lire cette nouvelle à rebondissement... En principe, la SF ne m'attire pas, mais vu de cette façon, c'est plaisant, parce que c'est original et bien écrit. Amicalement.

pseudo : Chollet Mikael

Pour l'amateur de SF que je suis, c'est plutôt réussi.