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Absence (livre III des flâneries) par FONDEUR

Absence (livre III des flâneries)

 Voici donc déjà quelques longs jours que vous êtes partie.

 Je passe sur ce pont qui enjambe le fleuve dans cette petite ville imaginaire, qui accueille ce matin le marché local artisanal et néanmoins très touristique. Un couple à l'autre bout du pont, côte à côte, se promène tranquillement, ignorant des passants qu'il frôle. Le trottoir humide est un peu glissant, il brille légèrement au soleil.

 Je m'arrête un instant pour admirer le fleuve montrant toute sa puissance. Il gronde sous le pont, s'enroule autour des piles, comme mes doigts le font parfois avec un de vos cheveux délicatement bouclés. L'édifice imposant me paraît soudain si fragile devant cette violence continue, que je m'agrippe d'une main au rebord pour ne pas risquer de tomber. Je sens dans cette force comme une volonté de tout emporter pour se libérer de ce crochet de pierres qui semble l'empêcher de prendre ses aises.

 Mes pensées repartent à nouveau vers vous,  je retrouve cette vague qui, il y a déjà quelques mois, d'un coup, a submergé mon esprit, balayé toutes mes pensées, et n'a laissé, après son passage, qu'un grand vide près à tout accueillir de vous. Je suis venu triste de votre absence, sans nouvelles de vous, et me voici maintenant plus serein. Penser à vous en regardant l'eau couler, sans début, sans fin, a ôté de mon esprit les pensées définitives. Je sens couler dans mes veines, mes nerfs, dans chaque partie de mon corps la certitude que vous reviendrez, que je vous reverrais un jour.

 Ce n'est pas toujours le cas. Lorsque je passe sur les ponts, l'écoulement continu de l'eau me fait penser à la vie qui passe, c'est une image un peu usée. C'est le point de vue de celui qui s'arrête pour regarder la vie en spectateur. Cette impression d'être en dehors du mouvement est agréable, on peut avoir l'impression d'être immortel, d'échapper à l'inévitable. Mais l'envie peut aussi être grande de plonger dans cette eau qui à l'air si fraîche. Etre emporté dans le tourbillon de la vie et voir défiler les paysages à grande vitesse, autant d'images fixes d'instants de vie, qui semblent immobiles, comme étrangement privées de vie. On va si vite dans le fleuve, que tous les détails nous échappent. Puis on prend conscience que le fleuve ne charrie que des objets morts, troncs, bidons, sacs... autant de choses inertes, sans vie. Rejoindre le mouvement hypnotique du fleuve c'est courir le risque de disparaître aussi. On peut y voir un avantage, sauter dans l'eau pour au final s'y dissoudre peut-être, c'est arrêter là les souvenirs, c'est choisir le moment où tout ce qui est bien sera au plus fort pour ne pas avoir à vivre la déception. On veut souvent mourir malheureux alors qu'en conscience il faudrait mieux choisir les moments les plus heureux. Heureusement que l'on espère toujours que le bonheur ne sera jamais atteint et que pleins de coïncidences ;-)) nous attendent, tournant lentement au devant nous, prêtes à nous faire découvrir de nouvelles rencontres. Briser une vie, une histoire, un moment lorsque tout est beau est-ce la solution pour ne garder en souvenirs que les bons moments ?

 Le fleuve a grossi des dernières pluies qui ont arrosé largement les pays en amont, il se sent plus fort et fait les gros bras. Charriant toutes sortes de débris, des troncs d'arbres, des herbes, des morceaux de barrière arrachés aux berges érodées, il les projette avec force sur tous les obstacles à son chemin. Pas une barque, pas une péniche, pas la moindre embarcation ne se risque sur son dos. Aujourd'hui, ici, il paraît  indomptable comme un orgueilleux cheval sauvage.

 J'étais venu pour lui confier un bouquet de belles fleurs rouges à votre intention, acheté au marché à une fleuriste joviale, sa fille, la dernière, se marie bientôt. Elle est si fière qu'elle en parle à tous ses clients comme pour expliquer le maigre choix qu'elle propose, vous comprenez avec tous ces préparatifs je n'ai pas le temps d'aller au jardin. Son mari, en retrait, bougonne, mais on sent bien qu'il partage la joie de son épouse.

 Imaginant faire du fleuve le messager complice de mon amitié profonde pour vous, je l'ai prié de garder intact jusqu'à vous, ces fleurs fragiles.

 Je regarde le Rhône et je vous imagine, là-bas, plus loin vers le sud, arrêtée sur ce demi pont en visite impromptue, le soleil, vos yeux derrières les lunettes, une silhouette masculine comme une ombre vous attache, un trait d'argent à votre main, vous portez un bracelet argenté qui renvoie vers le ciel des rayons d'argent. Je laisse tomber le bouquet, qui file rapidement et disparaît à ma vue en quelques instants. Je devine la suite.

 Le bouquet aurait pris son temps, traversant les villes et les villages, sortant de la monotone habitude les bateliers manoeuvrant les larges péniches tirant des barges alourdies, chargées de sable jusqu'à par-dessus les bords, attirant le regard des pêcheurs tranquilles, et peut-être la convoitise de quelques ruminants attentifs. Au passage il aurait allumé une petite lueur dans les yeux peut-être blasés des femmes, mères, maîtresses et amantes seules au bord de l'eau à surveiller les enfants qui se trempent les pieds. Le fleuve s'est assagi. Une abeille sérieuse y aurait trouvé là quelques gouttes dorées qui, plus tard, surprendront le palais d'un gourmand matinal. Une escadrille de moustiques aurait profité d'une halte bien méritée entre deux attaques de touristes agacés. Quelques poissons chanceux, entre deux vers croquants auraient trouvé au bout des tiges immergées quelques gouttes de sève, nectar précieux dont ils parleront sans bruit durant des décennies.

 Peu a peu, l'eau aurait eu raison du soin que la fleuriste aurait pris à nouer serré le bouquet avec un joli lien de raphia marron, couleur de vos yeux dans lesquels mon regard se perd. Je lui avais confié, comme un secret, qu'un long voyage attendait son ouvrage, sans lui dévoiler cependant mon idée de transport qui lui eu paru saugrenue sans aucun doute. D'abord l'attache qui se détache attirant le regard neutre d'un gras brochet gourmand, puis quelques kilomètres plus loin le papier craquant, alourdi, qui prend sa liberté et décide de suivre son propre chemin pour se trouver pris, presque aussitôt, dans des racines émergeantes où se cachent des rats d'eau affamés.

 Le bouquet de délite peu à peu. Les fleurs s'éparpillent dans les tourbillons d'écume. Tantôt happée par une hélice, prise dans le filet d'un pécheur d'écrevisses plein d'espoir défiant la pollution, arrêtée au passage d'une écluse, les fleurs fatiguées s'arrêtent les unes après les autres en chemin. La route est longue jusqu'à vous, seule la plus persévérante aura raison du funeste destin qui mettra fin au périple de ces belles compagnes.

 La dernière, la moins ouverte d'entre elles, celle qui a su restée bien fermée le plus longtemps possible pour ne pas laisser paraître ni ses faiblesses, ni les secrets  de son enivrant parfum, épuisée, éparpille ses pétales après avoir touché le fond gravillonné d'un bras du fleuve, entraînée sous l'eau par une petite chute d'eau qui fait des bulles au soleil. On approche de la fin du parcours. Le soleil est haut dans le ciel. On entend sonner au loin une lourde cloche en bronze qui vient troubler le vibrionnant concert des cigales, rappelant à chacun que les bons moments appartiennent tous au passé, le reste étant en devenir incertain.

 C'est l'heure de la sortie de la messe. Une foule envahit tout à coup les rues piétonnes de la ville qui semblait jusqu'alors comme assoupie.  Les terrasses des restaurants et des cafés sont peu à peu envahies.  On trinque aux vacances,  à toutes sortes de bonnes nouvelles, on salut les connaissances d'un grand geste chaleureux. Un petit coup de vent s'amuse des chapeaux en paille des touristes caméléons. Les échoppes se remplissent de curieux, casquette et sac à dos,  qui repartent chargés de toute sortes d'objets plus ou moins utiles mais qui feront la joie, nécessairement, de ceux à qui ils sont destinés. Les passants se font plus nombreux sur le pont historique, le lieu perd un peu de son charme.

 Il est temps pour vous de vous en retourner dans cette probable belle bâtisse où la fraîcheur abrite vos vacances. Les yeux déjà pleins de souvenirs, votre rire accroche quelques notes de musique dans le vent qui souffle doucement de la berge. Vous semblez si heureuse que rien ne doit venir troubler cette tranquille sérénité. Votre appareil photo à la main vous immortalisez quelques paysages, les gens, les couleurs, les vieilles pierres qui portent tant de secrets, de doigts enlacés et de cœurs gravés.

 Tout à coup, au coin de l'œil, un mouvement dans l'eau attire votre attention. Un beau poisson semble prêt à jaillir de l'eau agitée. Une belle photo à réussir si le soleil s'éparpille sur les écailles que vous espérez argentées. Dans ce mouvement de hanche qui vous est si naturel vous tournez votre corps et tendez votre objectif droit vers la cible. Vos cheveux courts, libres comme vous l'êtes, viennent chatouiller votre  petit nez retroussé. Tiens ! de nouvelles tâches de rousseurs ? Ca y est le gros poisson paraît jaillir hors de l'eau comme une fusée argentée. Il essaie d'attraper ce qu'un souffle de vent a soulevé juste devant lui, on dirait un délicat papillon rouge. Votre doigt, bien dressé, déclenche, sans y penser, une série de photos en rafale. C'est sûr, vous aurez bien, parmi tous ces instantanés, une image parfaite. Le poisson retombe à plat, sur le côté, dans une grande éclaboussure d'eau écumeuse, le - ce qui semble être un papillon - dans la bouche. L'eau se referme sur lui, il ne c'est rien passé. Déjà le courant vous fait paraître lointaine.

 Vous ne vous en rendrez compte que bien plus tard, lorsqu'en fin de journée vous vous connecterez à votre ordinateur pour extraire les photos de la carte mémoire, chronique de vos souvenirs. En fait de joli papillon, il s'agit d'un drôle de pétale de fleur rouge que le goulu poisson aura happé. Voici là un beau présent pour Madame poisson qui l'attend au bord, dans les herbes protectrices, prêtes à pondre ses œufs à l'abri des prédateurs qui rôdent non loin.

 Et vous, sans le savoir, garderez au milieu de tous vos souvenirs un cadeau secret  que le fleuve aura bien voulu conduire jusqu'à vous.

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Style : Nouvelle | Par FONDEUR | Voir tous ses textes | Visite : 818

Coup de cœur : 11 / Technique : 10

Commentaires :

pseudo : ficelle

C'est très beau, Fondeur ! Quelle poésie se dégage de ce texte. J'aime vraiment la douceur, la précision des mots et puis bien sûr cette atmosphère dans laquelle tu nous emmènes délicatement. Au fil de l'eau et de tes mots, je me laisse porter, je plonge, je succombe. Merci.

pseudo : Isalou

C'est un texte magnifique, Fondeur, particulièrement recherché et raffiné. Un immense bravo !

pseudo : bijoucontemporain

j'aime cette belle manière de dire la vie et sa douce mélancolie, merci pour ce délice