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l'ultime tentative par wasser

l'ultime tentative

 

L'ultime tentative

 

Il savait que ce ne serait pas facile et même probablement impossible, et de toute façon complètement illusoire. Sa dernière volonté. Son unique souhait était de disposer encore de quelques étincelles pour essayer. Plus rien d'autre ne lui importait. Il était parvenu à la dernière page de son existence et, songeait-il avec cette lucidité qu'on connaît au seuil de la mort, sans doute au dernier paragraphe. Il avait déjà fait ses adieux au monde, à ses amis, à ses proches, à la lumière du soleil, au goût de la brise dans les feuilles des arbres, aux parfums, aux illusions ; tout à l'heure, ou bien hier, ou depuis si longtemps qu'il ne s'en souvenait plus. Cela n'avait plus aucune importance.

Son corps lui évoquait un orchestre que le temps aurait durement affligé : les musiciens étaient morts les uns après les autres, et du chef d'orchestre, du maestro brillant et respecté, il ne demeurait plus que l'esprit et l'enthousiasme dans le souvenir de spectateurs qu'on aurait recherché en vain. Il restait peut-être, attendant dans un coin obscur de la fosse, somnolant et déjà vaincu, la flûte alto dont le bois ne fleurissait plus d'arpèges verdoyants depuis longtemps. Ou seulement l'ombre de ses trilles mélancoliques.

Il fallait essayer, une dernière fois : cela ne lui apparaissait pas comme un exploit ni un défi, ni un acte héroïque, ni un testament ; non, toutes ces belles notions, à la vigoureuse poitrine gonflée d'orgueil, avaient perdu leur sens ; cela ressemblait plutôt au dernier tour de piste d'un clown triste, ou bien au dernier saut d'un trapéziste vieillissant. Ou plus exactement - le vieil écrivain cherchait le mot juste - à une attitude, à une prière, à une place nouvelle qu'il tentait de forer dans son cœur harassé.

Devant lui apparut le tableau noir de jadis, sur lequel l'institutrice méticuleuse avait tracé d'une craie sûre les jambages des lettres : lundi ? mardi ? Jeudi ? Il n'arrivait pas à déchiffrer, ce n'était pas le plus urgent. Il se souvenait seulement de ces aubes studieuses, de la lumière trop forte du tableau qui tranchait dans le sommeil encore accroché à ses paupières d'enfant, comme les ailes invisibles d'un ange, il se rappelait cette impression magique d'être emporté par un tapis volant, vers un univers qu'il allait découvrir, matin après matin, lui, encore fragile esquif de bambin voguant parmi les brumes floues des rêves à venir.

Tout avait passé si vite. Sa vie lui semblait n'avoir finalement représenté qu'une ample virgule ayant pris son envol depuis le tableau noir de l'école jusqu'à ce dernier paragraphe. Il n'entretenait plus aucun doute sur le sort de cette virgule, la mort allait bientôt l'effacer d'un simple coup de chiffon. Pourvu qu'il put former sa dernière majuscule...

Cette ultime tentative, cette dernière carte postale qu'il enverrait en quelque sorte depuis l'au-delà. Son existence avait été aussi lourde et légère qu'une plume ; une vie vouée à l'écriture. Peu importait d'y songer maintenant, peu importait d'avoir été un écrivain célèbre et adulé ou un écrivain demeuré dans l'ombre de l'anonymat ; cela ne faisait pas beaucoup de différence en cet instant. Il avait consacré ses forces à écrire, cela valait la peine d'être mentionné. Et à l'instar de tous les écrivains vraiment sincères, il avait écrit pour cette unique raison incompréhensible qu'il ne savait, qu'il n'avait jamais su écrire. Il en avait toujours été incapable et pourtant, que n'aurait-il donné pour s'envoler plus haut et plus bas, plus terriblement proche de l'éternité, que n'aurait-il donné pour être cet élu des dieux, cet homme déjà plus tout à fait humain car coupé en deux par un souffle divin, cet être moitié ange moitié démon, cet homme qui tient entre ses mains des milliers d'étoiles scintillantes : celui à qui on attribue commodément le titre de poète, faute d'avoir trouvé un qualificatif plus exact.

Pour ce miracle, bien sûr, il aurait tout sacrifié, ces quelques phrases succinctes auxquelles se résumait ce que les autres appelaient son œuvre. Il aurait sacrifié la parenthèse de son passage sur terre, avec tous les noms communs et les noms propres qui y étaient contenus, avec les verbes qu'il avait conjugués avec plus ou moins de bonheur, avec la cohorte tapageuse des compléments, et avec parfois quelques points sur les i qui avaient illuminé son cœur ; oui, ces quelques lunes majestueuses, celles qui l'avaient aimé et qu'il avait aimées.

Et à présent que les couleurs du tableau s'atténuaient et disparaissaient, il se trouvait aussi solitaire que sur son rugueux banc d'écolier, bouche ouverte pour recevoir le baiser d'une étoile filante.

Désormais rien n'était plus impératif que cette dernière tentative, non pas pour essayer une ultime fois de transformer le plomb en or, mais parce que c'était l'ultime et unique quête qui faisait encore battre faiblement son cœur essoufflé.

Ses lèvres desséchées osaient à peine murmurer son ultime désir d'écrivain. Ainsi il était aussi seul que des milliers de générations avant lui devant l'Absolu, devant ce qui ne se pouvait pas. Aussi seul que le peintre dont l'ambition consisterait à ne peindre que le blanc, aussi seul que le musicien dont la musique voudrait faire entendre le silence, aussi seul, en réalité, que le poète devant l'unique et mystérieuse matière qui est la sienne. Seul, au fond, comme il l'avait toujours été.

Il était bien inutile de préciser où il se trouvait, dans une chambre d'hôpital ou quelque part qui fut certainement chez lui, sa dernière demeure comme on a coutume de dire ; ces considérations ne possédaient plus aucune épaisseur. Il s'était déjà élancé dans le vide, ayant saisi d'un poignet tremblant le dernier barreau de son dernier trapèze, n'apercevant déjà plus la foule frémissante d'inquiétude et de stupeur, en bas.

Il y avait devant lui un simple cahier d'écolier et un vieux plumier, qu'il avait dû se procurer d'une façon ou d'une autre. Il avait encore conscience de sa main, sa vieille main ridée et parsemée de minuscules étoiles rousses, et dont les racines saillaient comme celles d'un arbre mort ; ses doigts déjà presque raides, décharnés, tenaient difficilement le porte-plume dont il percevait le crissement familier sur le papier, comme le dernier chant d'un oiseau. Il leva lentement la tête et vit devant lui le tableau noir de la classe sur lequel l'institutrice avait dessiné des lettres élégantes et parfaites ; mais elles n'indiquaient pas la date, non, elles portaient le titre de son ultime devoir. Le vieil homme s'appliqua de toutes les dernières forces qui lui restaient, craignant de se tromper, pour recopier ce qui était écrit : l'encre frissonnait sur la peau vivante du papier, les lettres naissaient laborieusement et maladroitement. On aurait pu lire ce qu'il avait écrit, son dernier épitaphe : « écrire le silence », si, avant qu'il ne rende son dernier souffle, une larme d'argent n'avait coulé de ses paupières pour venir diluer l'encre bleue et effacer le dernier mot qu'il eut jamais espéré : « silence ».

 

 

 

 

 

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