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l'ordalie par wasser

l'ordalie

 

L'ordalie

 

 

 

Les hommes du village le prenaient pour un fou, les femmes pour un attardé, les enfants en avaient peur ou se riaient de lui. La gendarmerie fermait les yeux, puisque jusqu'à présent, il n'y avait pas eu de drame. De temps en temps, quelqu'un jetait des pierres contre ses fenêtres, mais rien de bien méchant. Le facteur attestait, sur la tête de bobonne, qu'il ne recevait jamais de courrier, et qu'il n'en avait jamais reçu. Au café, les habitués baissaient le ton lorsqu'il lui arrivait de venir boire un ballon, un seul ; puis il repartait de son pas lent et pesant.

On ne savait pas son nom, au village, on avait pris coutume de dire « l'homme de l'autre côté ». Sa maison se trouvait de l'autre côté du vieux pont qui enjambait la rivière qui ne coulait plus depuis longtemps. On ignorait de quoi il vivait, de même on ignorait d'où il venait. Certains prétendaient qu'il sortait de prison lorsqu'il était venu s'installer, il y a des années, les plus vieux s'en souvenaient. Mais comme personne ne lui avait jamais adressé la parole, les langues allaient bon train en supputations. Puis, comme la rivière, les commentaires s'étaient taris.

L'homme de l'autre côté vivait seul ; personne ne lui avait jamais connu d'ami ni de visiteur ni, a fortiori, aucune famille. Il passait son temps à lire des livres, c'était la seule activité qu'on ne l'ait jamais vu accomplir. D'ailleurs personne, au fil des ans, n'avait plus posé de questions.

Sa maison était un ancien mas qui servait jadis de logements aux vendangeurs espagnols. Un cube de pierres sèches qui comportait deux petites fenêtres, l'une donnant sur le pont et l'autre, derrière, tournée vers le sentier de la forêt. L'homme de l'autre côté ne cultivait pas de jardin, n'avait jamais eu ni chien ni chat, ni âne, ni aucune espèce de bestiole, pas même un piaf de compagnie. L'hiver, il chargeait un vieux poêle en fonte qu'il nourrissait des coupes de bois. Si quelqu'un passait par là la nuit, il entendait mugir l'engin qui rougeoyait comme un démon de l'enfer.

L'été, l'homme lisait à l'ombre du figuier devant la maison ; les branches marchaient sur le toit de tuiles rouges, comme il y en a ici. Il sortait dès les premières lueurs de l'aube et demeurait ainsi dans sa médiation livresque jusqu'à ce que les feuilles reçoivent les grains de pourpre du crépuscule. Alors, d'un geste lent, il refermait son livre, contemplait un moment le pont, se levait sans bouger les pieds de ses sandales, empoignait d'une main le dossier de la chaise et rentrait à pas mesurés dans l'ombre noire de la maison.

Personne n'avait jamais pénétré dans son antre, une pièce d'une seule volée, un sommaire carré percé par deux taches de lumière rectangulaires qui se faisaient face, éternel dialogue de sourds entre l'ombre et la lumière. Les murs, même au-dessus de l'antique cheminée au manteau carrelé de galets, étaient pelés d'étagères branlantes qui soutenaient tant bien que mal les innombrables livres dressés fièrement sur leurs tranches dorées ou mitées ; d'autres, vautrés en désordre, en équilibre précaire, offraient le flanc à l'haleine du vent chargée des senteurs de la forêt qui s'invitait quand la porte demeurait béante.

Trônant au milieu tel un autel, la table faite de grossières planches de hêtre posait ses gros pieds sur le dos froid des tommettes rouille dont certaines étaient disjointes et arrachaient à l'homme des jurons à chaque fois qu'il trébuchait.

Un jour, dans une vie dont le livre était refermé depuis longtemps, l'homme de l'autre côté avait trébuché. Une seule fois, il avait franchi une frontière interdite.

Quand il n'était pas occupé à lire, l'homme se tenait à la table, penché sur une liasse de feuillets qu'il remplissait inlassablement d'une écriture irrégulière. Maintes fois la main demeurait suspendue, ou décrivait de grands cercles inutiles dans le vide. Maintes fois, les feuillets étaient froissés et projetés dans la gueule rouge du poêle. Comme une pénitence, l'homme réécrivait sans cesse son histoire, celle qui l'avait amené à trancher les liens avec son passé. Mais il ne se contentait pas d'en peindre le tableau, non, il donnait à chaque version une couleur différente, et imaginait comment chaque variante aurait la vertu de transformer le cours de l'histoire. Il modifiait chaque détail, même le plus insignifiant, et cherchait durant d'interminables heures en quoi ce détail-là changeait l'ensemble ou ne le changeait pas. Pour ce travail d'orfèvre, il filtrait comme un chercheur d'or la rivière des livres de philosophie qu'il relisait autant de fois qu'il lui semblait nécessaire. Seul, à l'écart du monde et des hommes, reclus dans sa cahute silencieuse et sombre, il quêtait la cohérence de la condition humaine.

 

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Style : Nouvelle | Par wasser | Voir tous ses textes | Visite : 1172

Coup de cœur : 14 / Technique : 13

Commentaires :

pseudo : RéGinelle

Une belle approche du personnage et un très bon rendu de ce temps qui passe dans la lenteur des jours. La chute est très intéressante. Ces destins reconstruits sans cesse... si c'était possible... J'ai aimé...

pseudo : Chollet Mikael

J'aime beaucoup ce texte et son style agréable. Moi aussi j'aime bien la chute.