Publier vos poèmes, nouvelles, histoires, pensées sur Mytexte

JOURNAL D'UN ANCIEN GLOBE-TROTTER - Suite et fin par Justine Mérieau

JOURNAL D'UN ANCIEN GLOBE-TROTTER - Suite et fin

Mais quand on rencontre une femme qui vous plaît vraiment, forcément on stoppe tout, on s'embourgeoise ! Enfin, je ne vais pas cracher dans la soupe... Près de cinq ans de bonheur avec mon adorable Clémence, ça compte plus que tout le reste, et c'est quand même pas rien ! Alors, maintenant, bien sûr, je pense différemment... Par exemple, je me dis qu'il est heureux que les téléphones mobiles existent ! C'est pratique pour tout le monde, mais pour les gens qui s'aiment, absolument indispensable !
Donc, ce soir, au lieu de continuer à m'avachir dans mon fauteuil télé, j'ai filé dans mon bureau sitôt les infos terminées. Et, en attendant impatiemment un coup de fil de Clémence, j'ai sorti d'une vétuste cantine que je trimballe toujours partout avec moi, une sorte d'énorme cahier ; plutôt du genre gros carnet, avec son épaisse couverture cartonnée recouverte d'une légère fibre textile noire, comme on en utilisait autrefois pour la comptabilité... D'ailleurs, je pense que ce cahier me vient de mes grands-parents qui devaient y faire leurs comptes, puisqu'ils étaient commerçants... Toujours est-il que celui-ci était entièrement vierge et qu'il se prête assez bien à la calligraphie, malgré son quadrillage de légères lignes vertes. Et je viens d'y déposer sur la première de ses pages, tout ce qui précède... J'en écrirai un peu de temps en temps, chaque soir si je suis courageux. Comme ça, les nuits seront moins longues... Je peste de ne pas savoir me servir, comme Clémence, de mon clavier d'ordinateur. Elle, elle sait taper avec tous ses doigts ! Moi, avec deux seulement j'y renonce ! Je peine trop, je me trompe sans arrêt, ça n'avance pas assez vite. Retour aux vieilles méthodes... Epistolaires. Après tout, c'est plus romantique ! Sauf que j'écris comme un cochon... Faut que je fasse un effort, sinon, je pourrai même pas me relire !
Après ces considérations dépourvues d'un grand intérêt, il faut quand même que j'entre dans le vif du sujet... Parce que, si je me décide à écrire mes mémoires, ce sont celles d'un temps révolu, et non celles de maintenant. Celles de maintenant, en dehors du fait agréable qu'elles se passent sur une île plutôt attractive avec une compagne que j'adore, sont tout de même à classer dans la série « Métro, boulot, dodo »... Et d'ailleurs, ce ne sera en fait qu'une réécriture... Parce que tout ça, c'était déjà consigné dans une sorte de carnet de route, qu'un beau jour j'ai perdu. Je crois même savoir où... Dans l'avion de Paris qui m'amenait à La Réunion il y a près de cinq ans, où il sera sans doute tombé sous mon siège... C'était un peu avant que je rencontre Clémence. Alors, il faut vite, maintenant que j'en ai le temps, que je me remémore toute ma vie d'avant elle, du moins à partir de mon départ pour le Sri Lanka, fin 1986...
Ce retour au passé va me changer les idées, tout en faisant sûrement ressurgir des choses oubliées. Il est temps, à la quarantaine bien tassée... à l'approche des cinquante piges qui se précisent... Parce que je risquerais peut-être bien ensuite, de ne plus me souvenir de certains détails...
Donc, en 86, c'était l'époque où Dutronc chantait « Merde in France », celle ou Coluche avait créé les Restos du cœur... On dit que ça va mal maintenant en France, mais à cette époque-là aussi. Sans doute que c'était le début, et que ça n'a fait que continuer... Sans Coluche, malheureusement, pour trouver les bonnes solutions tout en nous faisant momentanément oublier, par sa gouaille ironique, la grisaille ambiante. Puisqu'il devait, comme on le sait, se tuer à moto... Chômage et compagnie sévissaient, moi-même j'avais été touché ; et en plus, après deux ans d'un fulgurant mariage, je venais de divorcer... A part ma famille qui se souciait fort peu de ma personne, je ne laissais derrière moi que quelques braves potes, partis eux aussi ailleurs depuis longtemps. Ibiza, Formentera, le Népal, le plus souvent... « Peace and love », « Make love and not wear », l'époque hippie perdurait encore... C'est alors que je décidai moi-même de tout larguer, et un beau jour j'ai pris la route, direction Ceylan devenu depuis Sri Lanka... Façon de parler, d'ailleurs, parce que j'ai d'abord pris un avion à Orly, avec le peu d'argent que j'avais pu récolter de la vente de mes quelques affaires. Plus exactement un charter, pour l'économie... Un avion russe, un vieux coucou de Tupolev, qui, avant que j'en reprenne un autre pour Colombo en passant d'abord par Bombay, m'emmenait directement à Moscou. Epique, le voyage ! Mais un bon souvenir tout de même... J'avais vingt-six ans, et l'aventure, quelle qu'elle soit, me remplissait à chaque fois d'un fougueux enthousiasme. Aller à la découverte d'un ailleurs, m'a toujours paru une perspective autrement intéressante que de stagner des années au même endroit. Mais c'est surtout l'envie des grands espaces, ceux des terres chaudes gorgées de soleil, qui m'attirait.
Dans l'avion, les sièges étaient étroits, inconfortables et usagés. Ce Tupolev était vraisemblablement un vieil engin datant de Mathusalem ! Au moment de la distribution des maigres et insipides repas, deux hôtesses en blouse nylon bleue s'affairaient derrière leur chariot ; elles étaient presque aussi larges que celui-ci, et ressemblaient davantage à des filles de ferme qu'à des hôtesses... Ou encore, à des femmes de ménage, puisqu'elles opéraient avec ces sortes de blouses de travail dépourvues de toute élégance. Tâchant de réprimer rires ou sourires trop flagrants, durant le voyage je m'étais amusé à lorgner leur énorme popotin, leurs hanches trop épanouies et leur imposante poitrine, que l'immense blouse avait bien du mal à contenir ! Mais le plus drôle demeurait leur visage trop fardé, qui les faisait ressembler à quelque « Poupée russe », tant il paraissait figé et coloré, enduit comme il l'était d'un copieux et outrancier maquillage... Un maquillage qui détonnait, par son contraste effarant avec l'accoutrement vestimentaire. Même maintenant, je m'en souviens encore... Sur un teint blanc rosé, deux énormes taches rondes d'un pourpre violent avaient été plaquées sur chaque joue, formant deux marques trop voyantes qu'on avait immédiatement envie d'estomper ; les lèvres étaient recouvertes d'un rouge agressif qui débordait de tout côté, tandis que les yeux, petits et bleus, montraient surtout d'eux une pâte épaisse et disgracieuse du même ton, étalée en une large couche sur toute la paupière ; ce qui leur conférait un regard de clown inexpressif... Les contempler était à la fois triste et amusant, tellement c'était ridicule et grotesque. Je me souviens aussi que durant le vol, il y avait eu de nombreux trous d'air, surtout un peu avant l'arrivée à Moscou ; où une température de moins vingt degrés venait d'être annoncée... Il faut dire que j'avais choisi le mois de décembre pour partir...
Une mauvaise surprise m'attendait à l'aéroport : cinq heures d'attente, avant de repartir sur Bombay ! Et il était deux heures du matin... Mais une autre surprise, très bonne celle-ci, me permit de patienter sans trop souffrir : malgré mon appréhension concernant le froid ambiant, il régnait dans l'aéroport une chaleur surprenante, une très bonne chaleur... C'était même extraordinairement surchauffé, et j'avais dû retirer mon manteau pour ne pas étouffer. Finalement, je m'étais allongé sur un banc et j'avais réussi à roupiller...
Bon, pour ce soir ça suffit, j'arrête là ma prose... Je suis déçu, Clémence ne m'a pas appelé... Une fois de plus ! Et il est trop tard maintenant pour que je l'appelle... Tant pis ! J''ai envie de dormir, je pars me coucher.

Saint Denis, le 5 janvier 2005

Hier, j'ai pas écrit une ligne... Je suis rentré trop tard, je me suis couché tout de suite... En fait, j'étais rentré comme d'habitude, mais je suis ressorti presque aussitôt. Trop le cafard... Clémence ne m'appelle plus du tout. Elle ne répond pas non plus aux messages que je lui laisse sur sa boîte vocale... Pourtant, elle les trouve forcément... Pourquoi n'y donne-t-elle pas suite ? J'angoisse un maximum ! En y repensant plus à fond, je me souviens qu'avant son départ, je l'avais trouvée un peu bizarre, pas vraiment comme d'habitude... Je n'y avais pas trop prêté attention sur le coup, j'avais mis ça sur le compte de la fatigue. Mais maintenant, je me demande s'il n'y a pas autre chose... C'est pour ça que je suis ressorti, pour me changer les idées. Je suis allé retrouver un collègue redevenu célibataire, et qui dîne tous les soirs dans le même resto. On a mangé ensemble au Palais de l'Orient ; mon copain aime la bouffe asiatique et moi aussi de temps en temps. Ensuite, on a terminé la soirée sur le Barachois, dans le bistrot à la mode, « Le Roland Garros », face à l'océan indien. Bien sûr, on a pas mal bu... Lui, pour oublier que sa femme s'est barrée définitivement en France il y a six semaines, et moi, pour essayer de me rassurer en pensant que la mienne allait me revenir dans une quinzaine. Forcément, on s'est beaucoup faits draguer... Deux mecs seuls, « métros » ou « z'oreilles », ça se remarque ! Les Réunionnaises, surtout les créoles bronzées, nous apprécient tout particulièrement... Si on avait voulu... Mais on n'avait pas la tête à ça, vraiment pas !
Arnaud et moi, on a plutôt l'alcool triste. Il n'en finissait pas de me raconter pour la énième fois, l'histoire de son couple... C'est justement parce qu'il avait eu un soir une petite défaillance avec une jeune et belle cafrine, que son épouse l'ayant appris avait fait immédiatement sa valise sans attendre d'explications. Eméché, il ne cessait de me répéter, me montrant la table d'en face où jacassaient en riant trois jolies filles métissées qui nous lorgnaient effrontément, l'œil brillant de convoitise : « Tu les vois, ces trois-là, hein ? Ces petites salopes n'ont pas froid aux yeux, elles nous draguent carrément ! C'est exactement comme ça que ça m'est arrivé... Moi, j'ai rien fait. Tu le sais bien, toi, Alexandre, que je suis pas un homme à femmes... C'est elle qui s'est jetée dans mes bras ! Je comprenais pas du tout ce qui m'arrivait... Sauf qu'une vraie bombe de bimbo exotique s'offrait tout à coup à moi... J'ai perdu la tête... T'aurais pu résister, toi ? Moi, j'ai pas pu ! Je suis sûr que peu de mecs auraient pu... J'ai eu beau essayer d'expliquer la chose à Marine, elle a rien voulu savoir ! Et pour une connerie passagère, me voilà maintenant comme un con ! Tu me diras qu'à présent, j'ai le champ libre... D'ailleurs, si Marine ne revient pas, c'est peut-être ce que je finirai par faire... Mais pour l'instant, ça m'en a coupé l'envie... ». Comme il commençait à avoir la larme à l'œil j'essayais de le consoler, lui affirmant que venir sur les îles tropicales représentait justement un danger de ce côté-là pour beaucoup de couples ; et qu'on en voyait d'ailleurs pas mal qui se brisaient, parce que le mari, tout comme lui, Arnaud, n'avait pu résister à l'appel de trop belles sirènes bien bronzées. Mais j'étais mauvais dans le rôle, j'étais moi-même trop soucieux... Et puis, je me rendais compte également que je commençais à avoir des difficultés à parler. Il était temps que je rentre, si je ne voulais pas ensuite me heurter à tout ce que je rencontrerais sur le trottoir... J'ai donc entraîné mon copain dans le même état que moi, et nous sommes sortis assez dignement, sous le regard extrêmement déçu et frustré des demoiselles créoles. Après une accolade, Arnaud et moi sommes partis chacun de son côté. Heureusement qu'on était à pied et qu'on n'habitait pas trop loin du bistrot ! C'est bien d'ailleurs pourquoi on se permettait de boire autant...
En rentrant chez moi, je me suis donc couché directement, et pour une fois je n'ai plus pensé à rien d'autre qu'à dormir. Le lendemain matin, soit ce matin, j'avais une drôle de gueule de bois, qui a eu du mal à s'estomper au travail... Et ce soir, me revoici devant mon cahier en train de ressasser ma peine, continuant à me demander pourquoi Clémence observe à mon égard un tel silence... Y aurait-il eu des choses qui m'auraient échappé avant son départ ? Des attitudes différentes que je n'aurais su voir ? C'est vrai que depuis quelque temps elle me paraissait plus lointaine, moins amoureuse... Mais elle m'avait confié avoir quelques problèmes au boulot, et j'avais mis ça sur le compte du travail. Maintenant, je n'en suis plus certain du tout... C'est évident que je me dis de plus en plus maintenant qu'il se passe vraiment quelque chose, qu'une femme amoureuse ne se comporte pas de la sorte, en laissant son mec sans nouvelles aussi longtemps. Alors, en arrivant tout à l'heure à la maison, la première chose que j'ai faite, c'est de lui téléphoner... Mais comme toujours, personne au bout du fil ! Une fois encore, je lui ai laissé un nouveau message, mais là, pour lui dire ce que je pense et pour lui demander de m'appeler sans faute tout de suite... Seulement, il y a maintenant quatre heures de ça, et toujours rien ! Je ne suis pas idiot, ça sent mauvais pour moi, je le sens... Très mauvais, même ! En attendant, il faut que je continue d'écrire mes mémoires, sinon je pète un plomb !
Donc, j'en étais à Moscou... En quittant Moscou, mon charter s'envolait vers Colombo, mais avec une halte obligatoire en Inde auparavant. L'aéroport de Bombay croulait sous une chaleur d'enfer... Cela vous sautait à la figure dès le pied posé sur le tarmac. A l'intérieur de l'aéroport, en plus des odeurs d'urine et de transpiration, fouille obligatoire, y compris sous les vêtements... Pour cause de terrorisme et de bombes pouvant exploser n'importe où, n'importe quand... Pas très rassurant ni très agréable. D'autant que je fus fouillé par une grosse Hindoue très moche ! En plus, on me confisqua d'office mon fusil harpon, qu'on prit pour une arme dangereuse par méconnaissance de l'outil... Dans ma hâte à remonter dans l'avion trois quarts d'heures plus tard, j'oubliai de le récupérer... Ce qui devait m'empêcher par la suite de me livrer à l'un de mes sports favoris, celui de la pêche sous-marine...
Je me souviendrai toujours de mon arrivée à Colombo... En sortant de l'aéroport, un aéroport vétuste et insalubre, on tombait directement devant un grillage de plusieurs mètres de haut qui l'enserrait entièrement. Après un effet de surprise, les touristes comprenaient vite pourquoi : des grappes d'Indiens plus ou moins en haillons y étaient agrippées, criant sur les voyageurs pour leur réclamer toutes sortes de choses... Certains proposaient leur taxi, d'autres d'être des guides provisoires ou de vous mener dans quelque hôtel, d'autres encore, les plus nombreux, réclamaient argent, vêtements, cigarettes, etc.
Le spectacle était affligeant, et nul besoin de réfléchir plus longuement : on réalisait tout de suite qu'on se trouvait d'un coup aux antipodes de ce qu'on connaissait, qu'on venait de quitter un monde bien policé, pour entrer dans celui d'un paupérisme qui existait hélas toujours en certains endroits du globe. En montant dans un taxi pris au hasard tant il y avait de chauffeurs qui voulaient absolument que je monte dans le leur, je n'étais pas vraiment à l'aise... Dans un anglais à l'accent effroyable, comme s'il roulait des pierres dans sa bouche, le taximan indien me demanda quel genre d'hôtel me conviendrait. Je lui répondis que je souhaitais un hôtel bon marché, et il me gratifia aussitôt d'un sourire jusqu'aux gencives accompagné d'un OK enthousiaste. Je compris qu'il m'emmenait chez quelqu'un de sa famille... Nous avions quitté depuis longtemps l'aéroport et suivions la route du littoral. J'admirais à loisir le paysage côtier, très luxuriant, avec sa profusion de cocoteraies bordant l'océan indien. Une multitude de petites cases en torchis, tôles, et toits de paille coco (fibres de cocotiers tressées) apparaissaient en nombre au milieu de toute cette luxuriance. On voyait de suite qu'il s'agissait pour la plupart d'habitations de pêcheurs, plusieurs barques se trouvaient amarrées sur la plage, face à leurs maisons... Je pouvais même en apercevoir certaines sur l'eau et constatais avec surprise qu'elles étaient très particulières, sans doute typiques au pays : à l'avant, leur coque de bois s'élançait gracieusement en une proue très effilée, et toutes s'ornaient de balanciers, l'un à gauche, l'autre à droite ; ce qui me fit évidemment penser à nos catamarans, mais en version rustique et plutôt rudimentaire... Malgré tout, c'était mieux que de simples barcasses, d'autant qu'elles aussi arboraient de jolies voiles de couleur, même si ces dernières étaient petites.
Du côté opposé à la mer, nous traversions souvent des quartiers genre bidonvilles, et je me souviens qu'un peu déçu, je commençais à m'inquiéter, me demandant si toute l'île allait ressembler à ça. Parfois, on rencontrait des ronds-points gazonnés et fleuris, et je fus stupéfait d'y voir sécher du linge sur l'herbe, étalé aux quatre coins... « Drôle d'habitude ! , m'étais-je dit, que d'y mettre ses vêtements au soleil en pleine circulation, au milieu de la poussière et de la pollution ! Pas très hygiénique ! ». Apparemment c'était permis, la police laissait faire... Après un parcours d'une vingtaine de minutes, on arrivait enfin dans le centre de la capitale. L'aspect de cette ville autrefois sous dominations différentes, dont anglaise en dernier, me sidéra. Comme dans tout pays ayant été colonisé, Colombo présentait un véritable paradoxe entre ce qu'il fut et ce qu'il était devenu... Toujours ceint par l'ancien fort édifié au 16è siècle par les Portugais, sur le front de mer subsistait le palais du gouverneur, imposant avec ses colonnades blanches ; les vastes pelouses du palais également, sauf qu'elles ne servaient plus à présent ni aux joueurs de cricket ni aux joueurs de polo, ces sports si chers aux anglais qui les avaient créées là tout exprès ; mal entretenues, elles n'étaient plus qu'un lieu de balade comme un autre. J'aimais faire ressurgir dans mon esprit les joueurs de polo sur leurs chevaux, casque colonial sur la tête et maillet à la main, galopant sur ce vaste espace vert pour attraper la balle au bond... On était bien loin d'un tel spectacle maintenant, les autochtones avaient depuis longtemps repris leurs coutumes ancestrales. On voyait surtout la misère et l'insalubrité qui régnaient en maîtresses incontestables des lieux... Les anciennes bâtisses imposantes et nettes des Portugais, Hollandais et Anglais se perdaient dans la masse de constructions inégales, sales et miséreuses. Les rues souvent inondées et pleines d'immondices sentaient l'urine. Une population la plupart du temps en haillons, grouillante, se pressait sur des trottoirs presque toujours défoncés. Ce qui frappait le plus dans cette marée humaine si dense, c'était le nombre de personnes handicapées... Je me souviens particulièrement d'une femme sans âge, qui pour se mouvoir ne marchait pas, mais parvenait tout de même à se traîner sur le trottoir en position allongée, s'aidant de ses deux mains valides : elle n'avait plus de jambes, son corps s'arrêtait au tronc... C'était à la fois poignant et lamentable, que de la voir ainsi se contorsionner à travers une foule indifférente, surtout lorsqu'elle entreprit de monter ensuite dans un bus à l'arrêt : son escalade sur le marchepied dura une éternité, et je fus surpris autant que scandalisé de constater que personne ne lui vienne en aide. Il me vint plus tard à l'esprit que cette femme devait peut-être faire partie de cette caste indienne, que l'on nomme « Les intouchables »...
La circulation dans la capitale semblait à chaque minute être un véritable défi à l'équilibre et à la sécurité... Les rickshaws, ces scooters arrangés à la façon asiatique avec leur trois roues ( une à l'avant, au-dessus de laquelle siégeait le chauffeur, et deux autres à l'arrière au-dessus desquelles s'installaient les clients) ainsi que leur toit bâché leur donnant des allures de mini voiture, fonçaient à une vitesse folle dans les rues, se faufilant partout entre automobiles, bus et minibus. J'eus la peur de ma vie, lorsqu'il me prit l'envie de monter dans l'un d'eux pour visiter la capitale...
J'avais prévu de partir excursionner sur la côte ouest le lendemain. Près de la gare routière où se trouvait également la gare ferroviaire, je prendrais le train qui m'emmènerait vers les trois stations balnéaires que j'avais choisies : Hikkaduwa, Mir Issa et Unawatuna... On y trouvait plein de Guest-houses et de bungalows bon marché, ce serait dans mes prix ! De plus, tout ça était situé en pleine jungle, au bord de magnifiques plages de sable blanc... un peu maculées, hélas, par les nombreuses bouses des vaches sacrées qui errent ici partout en liberté - religion oblige - mais, Dieu merci, foulées également par le pas colossal et majestueux du divin éléphant dirigé par son cornac...
Un magnifique séjour je fis là... Loin du tintouin de la capitale, régnait une ambiance particulière qu'on ne retrouvait nulle part ailleurs. Sauf bien sûr en Inde. C'était l'atmosphère d'India song, si bien dépeinte par Marguerite Duras... Une atmosphère indéfinissable, où l'on se sentait pris malgré soi de langueur, où une certaine torpeur bienfaisante vous envahissait, vous laissant dans un état second ; mais pour moi qui excursionnais, loin d'être ennuyeux cet état m'emplissait de sérénité. Il me semblait clair que tout ceci soit dû au climat chaud et humide, à la mousson ponctuelle qui arrête le temps, à la végétation aux subtilités variées, dont certains parfums, comme l'odeur des frangipaniers, vous prenaient aux narines, vous enivraient délicieusement ; mais surtout, surtout, à l'esprit zen des habitants si chaleureux, à leurs coutumes religieuses, notamment le bouddhisme, avec ses gracieux bonzes tout d'orange vêtus, et dont le visage reflétait en permanence bonté, paix et humanité... En bref, à leur façon de vivre, naturelle et un peu au ralenti.
Me remémorant tous ces souvenirs, je ne peux soudain m'empêcher de frémir d'horreur, lorsque je revois en pensée les images effroyables retransmises à la télévision en 2004, sur le tsunami qui a ravagé tous ces beaux endroits où j'ai vécu un temps... Je me verrais mal retourner là-bas à présent, ça m'attristerait trop. J'avais noué quelques amitiés ici et là, j'aurais trop peur de ne plus retrouver personne...
Bon... J'arrête. Ce sera tout pour ce soir... Avec ces souvenirs-ci, j'ai encore un peu plus le coup de blues ! Et puis, je n'y vois plus clair et ne fais que bailler. Demain sera un autre jour... Et comme je n'ai toujours pas reçu le coup de fil tant attendu, cette fois je suis bien décidé : je vais tout faire pour arriver à parler enfin à Clémence... Quitte pour cela à appeler ses parents ou quelqu'un de sa famille s'il le faut... Parce que ça ne peut plus durer !

Saint Denis, le 6 janvier 2005

Je suis anéanti... dégoûté... écoeuré... Trahi, surtout ! Jamais je n'aurais pensé que Clémence m'aurait joué ce sale tour ! Je tombe des nues...
Ce soir en rentrant, j'ai de nouveau tenté de l'avoir au téléphone. Sans succès, comme d'habitude... Aucun message de sa part sur ma boîte vocale, malgré tous ceux que je lui ai laissés... Alors, très en colère, j'ai composé le numéro personnel de sa mère... Qui me répondit elle-même aussitôt.
Au ton de sa voix, je me rendis compte immédiatement qu'elle semblait très mal à l'aise... Elle savait quelque chose, bien sûr... Embarrassée, elle m'annonça en cherchant ses mots, elle qui parlait toujours très naturellement, avec une grande spontanéité, que sa fille était sortie et qu'elle ne savait pas quand elle rentrerait. Je lui posai plusieurs questions concernant Clémence, notamment sur son emploi du temps, et lui demandai par la même occasion si elle savait pourquoi sa fille s'obstinait à ne plus vouloir me donner de ses nouvelles. Autant de questions qui semblèrent la gêner horriblement. Au fur et à mesure, sa gêne ressortait davantage... Il était évident que tout ça n'augurait rien de bon pour moi, et même si je me doutais depuis longtemps de quelque chose, je commençais à envisager le pire, bien que me forçant à en repousser l'idée de toutes mes forces.
Pendant qu'on se parlait, j'entendis tout à coup des bruits de voix chez mon interlocutrice. Je lui en fis part. « Bon... écoutez... reprit-elle, personnellement, je trouve cette situation idiote, et je l'ai dit à ma fille... Elle doit vous parler... Je trouve ça inconscient de sa part, de pratiquer la politique de l'autruche... Elle vous doit la vérité, même si c'est difficile à dire et à entendre... ».
Là, j'avoue que j'ai tremblé intérieurement, et je savais d'ores et déjà que j'allais souffrir... La mère de Clémence continua : « C'est justement elle qui vient d'arriver... Ne quittez pas, je vais vous la passer... ». Anxieux, j'attendis plusieurs minutes, mais la voix qui se fit entendre n'était pas celle de Clémence : « Bon... désolée... J'ai insisté, mais ma fille ne désire pas vous parler. Je suis furieuse ! Pour moi, elle manque tout bonnement de courage, et ce qu'elle vous fait subir est lâche... Vous savez combien j'ai d'estime pour vous... Que je vous aime beaucoup... Tout ceci m'ennuie terriblement... Seulement, je ne peux malheureusement rien y faire, ça ne me regarde pas... Clémence m'a chargée de vous informer qu'elle vous adresserait un SMS dans la soirée... Je ne sais quoi vous dire de plus, sinon que vous êtes un mec bien et que les femmes sont parfois idiotes ! Je vous fais la bise et vous souhaite bonne chance pour tout. Allez, au revoir, Alexandre ! Et n'hésitez pas à me rendre visite, si un jour vous décidez de revenir en France... Ce sera avec le plus grand plaisir, et la porte vous sera toujours ouverte ». Puis elle raccrocha.
J'en demeurai pantois...
C'est vrai que dès que la mère de Clémence, - une divorcée jolie et pimpante de la cinquantaine - avait fait ma connaissance en venant passer un mois de vacances à La Réunion il y a deux ans, elle avait tout de suite semblé m'apprécier particulièrement. Et ce n'était pas que pour mes qualités d'esprit... Le reste semblait lui plaire encore davantage, ça sautait aux yeux !... D'ailleurs, Clémence l'avait assez taquinée là-dessus, pendant que moi, je bichais comme un petit coq, tout content d'être flatté par mère et fille ! Si j'avais su ce qui me pendait au bout du nez quelques années plus tard, j'aurais été moins fier... Et pour en revenir à Clémence, j'étais sidéré. La douche froide... Je n'aurais jamais cru ça d'elle, je la croyais plus franche. Parce qu'en plus, elle ne voulait pas me parler, même si j'appelais chez elle !
Terriblement angoissé, j'attendis donc son message, les yeux rivés sur mon téléphone mobile... Une bonne heure passa...
Vers les vingt-deux heures, l'appareil s'agita, sa sonnerie m'indiquant que le SMS attendu venait d'arriver. Inquiet, j'appuyais sur la touche adéquate... Etonné, je vis apparaître le texte suivant, on ne peut plus laconique : « Je t'ai envoyé un message d'explications sur Internet ».
Désorienté, déçu, et encore davantage apeuré, je me suis précipité sur l'ordinateur... Elle savait que j'y allais rarement, elle avait préféré m'avertir... A part bon nombre de spams et publicités diverses, dans la boîte de réception de ma messagerie se trouvait bien, et uniquement, le message de Clémence...
Le cœur battant, j'ai donc ouvert celui-ci... Stupeur et indignation furent mes premiers ressentis.
En gros, ce qu'il en ressortait, c'est que j'étais devenu le cocu magnifique !... Sans jamais me douter de rien, en plus, ce qui accentuait la sourde colère qui couvait en moi, atténuant ma peine profonde.
Clémence m'expliquait sans grand ménagement, qu'elle avait rencontré quelqu'un sur son lieu de travail, que cela avait été le coup de foudre réciproque. Qu'elle n'aurait jamais pensé qu'une telle chose lui serait arrivée (merci pour moi !) parce que, ce qu'elle avait vécu avec moi, avait toujours été super (merci quand même !). Que le nouvel élu terminait sa période de quatre ans à La Réunion, et qu'elle avait donc décidé de donner sa démission au boulot pour pouvoir rentrer en métropole avec lui. Elle ajoutait qu'elle n'avait jamais réussi à s'intégrer totalement dans son emploi, où elle avait subi de nombreux problèmes que je n'ignorais d'ailleurs pas, et que l'occasion lui était offerte, en quelque sorte, de donner sa démission. Qu'elle s'était bien plue sur l'île, mais qu'elle n'y entrevoyait rien de positif pour elle sur le plan professionnel. Qu'on passe finalement plus de temps au boulot qu'à la maison, et que ne se sentant pas bien au travail, mal dans sa peau, inconsciemment ou non elle avait eu besoin d'y trouver réconfort. Ce qui s'était produit tout à fait fortuitement, avec quelqu'un dans le même cas qu'elle... Qu'ils s'étaient découverts tous les deux de nombreuses affinités, notamment par rapport à leur âge similaire (nous y voilà ! J'ai dix-huit ans de plus que Clémence...). Et pour terminer, elle se disait désolée qu'il en soit ainsi et me demandait de lui pardonner, espérant que je comprendrais. Venaient ensuite tout un tas d'éloges sur ma personne pour vanter mes nombreux mérites, qui, selon Clémence, devraient me faire rapidement retrouver l'âme sœur... Merci du peu !
Amen, la messe était dite... Ite missa est ! En pleine confusion, j'avais refermé le clavier de l'ordinateur. Glacé, le cœur en déroute, l'âme en détresse, empli cependant d'une colère interne qui me broyait les tripes... En fait, j'étais surtout malheureux comme les pierres, malgré mon désir de crâner !
Au salon, où je tentais de me réconforter en avalant coup sur coup trois où quatre whiskies, j'essayais de déblayer mes pensées confuses... Voilà ce que c'est, que de se laisser séduire par les petites jeunes filles ! Tôt ou tard, on doit peut-être s'attendre à ce qu'elles vous larguent pour des garçons de leur âge... J'en suis la triste preuve... Quand je l'ai connue, elle avait vingt-deux ans, elle en a maintenant bientôt vingt-sept. Et moi quarante-cinq...
En conclusion, je n'ai plus que mes yeux pour pleurer ! Pour employer ce lieu commun... Mais pleurer n'était pas trop mon truc... Même si j'avais très mal... Et Dieu sait que dans ma vie, j'ai eu très mal plus d'une fois ! Comme beaucoup finalement... Il doit d'ailleurs être impossible de passer une vie sans souffrir à un moment ou un autre. Souffrance morale, à défaut de l'autre qui en frappe hélas aussi certains... Je tâchais de me consoler comme je pouvais... La méthode Coué, qui en vaut bien une autre ! Je ne devais pas me laisser aller, je devais réagir...
Oui, je dois réagir ! Mais que faire à présent ? Ma vie à La Réunion tournait autour de Clémence... Rester ici sans elle ne m'intéresse plus. D'ailleurs, cinq ans sur l'île, c'est suffisant... J'en ai fait le tour, j'ai vu tout ce qu'il y avait à voir plusieurs fois. Tous les endroits présentant le plus d'intérêt, tous les sites les plus grandioses... J'ai un album photos rempli de clichés de Cilaos, du Piton des Neiges, du volcan de la Fournaise, du Grand Bénaré, de la Plaine des sables, de Salazie et Hell-Bourg, des Trois Bassins, de la Plaine des palmistes, de Mafate, de la Plaine des Cafres, de Bassin la Paix... Pour ne citer que les plus connus.... J'ai même pris la peine de noter, parce que je les trouve vraiment sublimes, ces quelques vers de Leconte de Lisle, que l'illustre poète réunionnais écrivit à la gloire du Piton des Neiges :
« Jamais le pic glacé n'entend l'oiseau siffleur,
Ni le vent du matin empli d'odeurs divines
Qui rit dans les palmiers et les fraîches ravines,
Ni parmi le corail des antiques récifs,
Le murmure rêveur et lent des flots pensifs
Ni les vagues échos de la rumeur des hommes,
Il ignore la vie et le peu que nous sommes.
Et calme spectateur de l'éternel réveil,
Drapé de neige rose, il attend le soleil. »
Oui, je vais partir... Donner, moi aussi, ma démission... Reprendre la route. J'ai un copain qui vit en Nouvelle-Calédonie, ça fait longtemps qu'il me propose de venir m'y installer. C'est le moment où jamais ! Puisque cette occasion malheureuse m'en est donnée...
Allez, profitons-en pour mieux faire passer l'amère pilule, ce sera toujours ça de gagné ! Il faut bien trouver des solutions pour ne pas se laisser abattre... Et faire apparaître le côté positif sur ce qui nous arrive de catastrophique...
Ce soir, pour la dernière fois ici, je vais refermer ce carnet... Qui, avec mes vieux souvenirs de voyage, contient maintenant mon énorme déconvenue. Je l'emporterai bien sûr avec moi... A cause des souvenirs qui y sont consignés, mais également parce qu'il restera à jamais l'unique témoin de mon amour pour Clémence. Un amour bafoué, certes, mais un amour qui a réellement existé entre nous les premières années. Finalement, ce sera comme si j'emportais un peu d'elle avec moi...
Seulement, ce carnet, il ne faudra surtout pas que je le relise trop vite... Cela attiserait forcément ma souffrance, et je risquerais de le détruire sur un coup de tête !
Allez, adieu cher cahier, adieu ma vie ici ! Et vive l'aventure nouvelle !
Mieux vaut crâner que pleurer...

Et ainsi s'achevait le mystérieux carnet... Il n'avait à présent plus de secret pour moi.
J'étais entrée par hasard, et bien involontairement, dans la vie privée d'autrui. Je me fis soudain l'effet d'une voyeuse, et me sentis d'un coup légèrement mal à l'aise. Pénétrer aussi brutalement dans l'intimité de gens inconnus, surtout lorsque celle-ci dévoile une sorte de drame intime, représente quand même quelque chose d'assez délicat...
Un peu étourdie et bouleversée par cette lecture, je restais quelques minutes au fond de mon fauteuil à méditer sur cette malheureuse histoire. Je demeurais partagée... A la fois je comprenais la jeune fille, tout en me mettant également à la place de ce pauvre Alexandre. Des histoires d'amour qui finissent mal, ce n'était pas nouveau, ça n'avait rien d'extraordinaire, rien de surprenant. J'en savais hélas quelque chose... Non, ce qui était surprenant, c'était que je me retrouve avec un carnet qui ne m'appartenait pas. Que j'avais ramassé sous un banc, sans savoir ni pourquoi ni comment il avait pu atterrir là... Et je me posais des questions.
Le dénommé Alexandre écrivait dans ses dernières lignes, qu'il lui viendrait peut-être l'envie de détruire sa prose s'il la relisait trop vite... S'était-il tout de même relu, et avait-il jeté volontairement le témoin de son infortune ? Dans ce cas, s'il tenait vraiment à s'en séparer... Et cela aurait eu lieu au Jardin de l'Etat ?... Mais quand ? On était le dix-huit janvier 2005, et son journal indiquait le six janvier comme dernière date... Questions auxquelles il me sera à jamais impossible de répondre, j'en ai bien l'impression...
En attendant, c'était moi qui détenais ce carnet... Quoi en faire ? Le restituer, mais à qui ? Son auteur l'avait peut-être tout bonnement égaré ?... Il semblait coutumier du fait. Seulement, j'ignorais tout de lui et ne pouvais donc le lui remettre... D'ailleurs, s'il s'était finalement décidé à quitter l'île, ce n'était plus la peine que je cherche à le retrouver... Et quand bien même ? Je me verrais mal lui rendre un carnet intime, qui en plus dénonçait ses malheurs... Je me trouverais plutôt dans une sale position... Il se douterait forcément que j'ai tout lu... A moins que... A moins que je me rende un soir sur le Barachois, au Roland Garros... Je risquerais sans doute d'y glaner quelques infos sur ledit Alexandre ou encore sur son ami Arnaud par des connaissances à eux... Peut-être même d'y rencontrer cet Arnaud, puisque c'était un habitué des lieux... Et ainsi me débarrasser du carnet encombrant, en le remettant à quelqu'un...
Je ne vais quand même pas garder un morceau d'une vie qui ne m'appartient pas !

*


J'y suis allée... Hier soir. J'avais d'abord dîné dans un petit resto où je me rends quelquefois. Et vers les vingt-et-une heures passées, je me suis retrouvée assise sur l'une des banquettes du Roland Garros... Une heure après, je commençais à trouver le temps long ; rien ne se passait d'intéressant concernant ce qui m'amenait là... Je baillais comme une carpe, l'envie de dormir me gagnait. J'étais prête à lever le camp, lorsqu'une idée me vint... Je fis signe au barman. Je le connaissais un peu, j'étais déjà venue dans le bistrot plusieurs fois avec des amis. Il s'avança à ma table avec un grand sourire. J'entrais dans le vif du sujet :
« - Bonsoir... Je suis venue là, pensant y trouver Arnaud ou Alexandre... Ce sont des habitués, je pense que vous les connaissez ?...
- Un peu seulement... Et comme je viens juste de revenir de congés, je sais pas s'ils viennent toujours ici... Mais si vous voulez, vous pouvez aller demander à l'un de leurs amis... Celui qui se trouve là-bas, à la table près de la fenêtre... ».
Trop contente, après avoir remercié, je filai tout droit voir l'ami en question. Assez gênée quand même, ne sachant comment m'y prendre, ni par où commencer... Finalement, c'est le plus simplement du monde que j'ai menti avec aplomb. Affirmant qu'Arnaud et Alexandre faisaient partie de mes connaissances, et que je m'étonnais de ne plus avoir de leurs nouvelles... Prêcher le faux pour savoir le vrai, s'est toujours révélé être une bonne pratique !
« - Eh bien, chère demoiselle, sachez que nos deux oiseaux se sont envolés à jamais ! L'un a fini par aller rejoindre en métropole sa chère dulcinée qui ne voulait plus revenir à La Réunion, et l'autre, dont la sienne l'avait laissé tomber, comme vous le savez peut-être, a tout largué sur un coup de tête... Il a pris l'avion, direction la Nouvelle-Calédonie. A l'heure actuelle, il doit s'y être installé... Eh oui ! Nos deux amis nous ont quittés, nous ne les reverrons plus ! Pas ici en tout cas, c'est fort probable... ».
Eh voilà... La boucle était bouclée ! Etre venue ici n'avait servi à rien... Du moins, pas pour ce que j'aurais voulu. Cependant, j'en savais maintenant un peu plus et c'était le principal.
Après avoir remercié mon interlocuteur de ses informations, je déclinais son invitation à boire un pot en sa compagnie. Je n'avais nulle envie de m'attarder. S'il m'avait posé davantage de questions sur mes soi-disant relations, j'aurais été mal... Et puis, ce gars ne m'intéressait nullement, ce n'était pas mon genre. Je tournais les talons, m'apprêtant à
sortir du café, lorsqu'il me rappela pour me dire :
« - Au fait, vous êtes au courant, pour Clémence ? Interdite, je revins sur mes pas et lui demandai :
- Non... Il lui est arrivé quelque chose ?
- Si on peut dire !... Elle est revenue... Vous saviez, je suppose, qu'elle avait quitté Alexandre et qu'elle était repartie en France ?... Eh bien, ça n'a pas gazé avec son nouveau copain... Alors, sa mère et elle ont débarqué à La Réunion il y a deux jours, pensant retrouver Alexandre chez qui elles se sont tout de suite rendues. Malheureusement pour elles, il n'était plus là, il avait déjà pris l'avion pour la Nouvelle-Calédonie... Elles ont dû se trouver bêtes, évidemment ! C'est certain qu'elles ne devaient pas s'y attendre... Mais après tout, à chacun son tour de se faire avoir ! Ce n'est que justice. Enfin, c'est ce que je pense personnellement... Alors, elles sont allées à l'hôtel... Elles y sont d'ailleurs toujours. Elles se sont octroyées deux semaines de vacances. Et d'après ce que j'ai cru comprendre, c'est la mère de Clémence qui offre le voyage. Elles repartent en fin de semaine prochaine... Sûr que Clémence doit l'avoir mauvaise ! Elle doit amèrement regretter son coup de tête. Ou plutôt, son coup de foudre ! Ah, ces coups de foudre... La plupart du temps, ce ne sont que des feux de paille !
Revenue de ma stupéfaction, je répondis :
- Eh bien dites donc, alors ! Quelle histoire... Je n'en reviens pas ! Elles sont à Saint-Denis ?
- Ah, non... Tant qu'à faire, elles ont préféré les plages... Elles ont choisi le Novotel de Saint-Gilles. D'ailleurs, j'y vais demain leur rendre une petite visite. Si vous voulez venir, je vous y emmène avec plaisir...
- Merci... C'est très gentil, mais demain c'est impossible. Je verrai ça un autre jour. Maintenant que je sais où elles se trouvent... ».
J'étais prête à m'en aller, cette fois pour de bon, lorsque l'idée, la bonne, la seule du reste à avoir dans mon cas, me fit lui lancer d'une traite :
- Sauf qu'en ce moment j'ai un boulot monstre, et que je ne crois pas que je pourrai me rendre à Saint-Gilles avant longtemps... Or, il se trouve que j'ai quelque chose à remettre à Clémence... Comme vous allez la voir demain, je souhaiterais que vous lui remettiez, si ça ne vous dérange pas... Je vous en remercie d'avance ! ». Et en même temps, je sortis rapidement le gros carnet de mon sac...
Pour éviter toute indiscrétion, j'avais pris soin de l'emballer et d'en faire un paquet. Je le déposai aussitôt sur la table de l'ami de ceux que je ne connaissais pas, sous son regard empli à la fois d'étonnement et de curiosité. Puis, comme j'avais peur qu'il n'ouvrit la bouche, je me suis sauvée vite fait ! Après tout de même, un au revoir enthousiaste, et de nouveaux remerciements... Suite à quoi je me suis sentie vraiment soulagée !
Et c'est donc de la sorte que je me suis débarrassée de souvenirs qui ne me concernaient pas... Tout était maintenant dans le bon ordre, ils allaient revenir à la vraie destinataire. A celle qui avait déclenché la rédaction de ce journal. J'imaginais sa tête en le recevant... Elle n'y comprendrait rien, et ne saurait sans doute jamais qui était la mystérieuse femme qui le lui avait fait parvenir... Et moi, je ne saurai sans doute jamais non plus ce qu'elle en ferait, ni ce qu'elle déciderait après l'avoir lu...
Souvent, lorsque je repense à cet épisode de mon existence, je ne peux m'empêcher de constater en grimaçant une sorte de sourire un peu amer, que c'est bien en effet une véritable « Comédie humaine » que l'on vit tous les jours ! Avec ses « Jeux de l'amour et du hasard »...
Mais que serait donc la vie sans cela ?

"Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"

Style : Nouvelle | Par Justine Mérieau | Voir tous ses textes | Visite : 926

Coup de cœur : 14 / Technique : 11

Commentaires :