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Nostalgie par tehel

Nostalgie

A une vitesse vertigineuse, la navette filait silencieusement sur sa rampe argentée en faisant reculer le paysage des buildings crevant les cieux.  Une douce mélodie classique émanait des haut-parleurs, et les écrans de télévision, parties intégrantes des dossiers des sièges incurvés, diffusaient de belles images colorées.  Parmi les passagers disséminés un peu partout, Elisa gardait les yeux rivés sur l’horizon qui semblait s’éloigner au rythme que le monorail fonçait.  Elle réfléchissait.  Le carillon, trois notes simplistes d’un xylophone synthétique, retentit pour avertir les usagers du prochain arrêt.  Elisa avala sa salive, c’était la seule manière de pallier aux bourdonnements qui l’assourdissaient, effet désagréable dû à la décompression spontanée de la navette qui ralentissait.  Le sas s’ouvrit et elle descendit.

-Station Est- indiquaient les lettres digitales imprimées sur les murs de verre du métro aérien.

Au même instant, à quelques kilomètres de là, les écrans de contrôle, directement reliés aux caméras de surveillance placées tout au long de la rue principale, se mirent en alerte.

Le vieux Nick se redressa sur sa chaise pour enclencher le bouton de commande du système d’alarme.  Une insupportable sirène se mit automatiquement à siffler dans tout le bâtiment, tandis que déjà, des bruits sourds de pas pressés résonnaient en échos dans les couloirs.  Les hommes se mirent à courir vers le Magasin.

L’homme de faction se pencha davantage vers son écran récepteur et pendant que ses yeux repéraient les moindres détails de ce qui se passait dans la rue, ses doigts pianotaient des informations primordiales, nécessaires pour le groupe d’intervention.

La circulation avait subitement été interrompue par une flopée de manifestants tonitruants s’avançant inexorablement vers le Centre de Restriction des Eaux Potables.  Quelques promeneurs furent bousculés, certains même se rebellèrent, mais ils furent bien vite maîtrisés et submergés par la masse des gens qui fonçaient tout droit vers le fameux Centre.  Plusieurs extrémistes s’étaient bâillonnés le visage de manière à ce que personne ne les reconnaissent, d’autres s’étaient armés de pierres et de bâtons qu’ils brandissaient fougueusement en progressant en rythme.

Un policier tenta de les arrêter mais la marrée humaine eut tôt fait de l’ensevelir.

Quand ces fous déchaînés passèrent à hauteur du Grand Bazar, ils démolirent toutes les vitrines, blessant un client.  Une voiture fut retournée.  Plus loin, un semi-remorque fut incendié et une petite échoppe de pseudos fruits et légumes totalement saccagée.

D’un pas pressé, Elisa arpenta les trottoirs dallés de pierres bleues qui menaient jusqu’à son appartement.  Comme tous les soirs, elle fit un léger détour par les rues commerçantes où les vitrines décorées des magasins chics illuminaient toute l’atmosphère.  La femme sourit, elle se sentait bien et en sécurité dans ce quartier où déambulaient des couples amoureux, des gens comme elle, qui finissaient leur journée de travail, des clients retardataires chargés de paquets multicolores et, par groupe de deux, des agents de la milice, qui saluaient aimablement à chaque fois qu’ils croisaient quelqu’un.

La jeune femme glissa son badge d’identification dans la fente de la porte de sécurité, elle salua le gardien à l’entrée d’un geste machinal et elle monta dans l’ascenseur qui la conduisit jusqu’à son domicile.  Elle composa le code d’accès et la porte s’ouvrit.

Simultanément, les lourdes portes du Magasin se soulevèrent et déjà, une autopompe, munie de boucliers antiémeute s’avança vers le flot des émeutiers.

Instantanément, tous s’arrêtèrent.  Certains avaient grand ouvert leurs bras pour ne plus laisser les autres progresser davantage, d’autres s’étaient mis à hurler de tout stopper, et déjà, quelques uns reculaient, effrayés par les services d’Ordre qui roulaient lentement vers eux.

Un type masqué, à l’allure jeune, vêtu d’une veste de cuir noir, contourna l’épave de la voiture incendiée et d’un geste précis, il lança un cocktail Molotov sur l’autopompe.  La bouteille remplie d’essence se brisa net contre la carrosserie et de diaboliques flammèches hirsutes se mirent à fumer.

Une voix vindicative monta de nulle part.  Les caméras, munies de micros, tentèrent de localiser cette voix amplifiée par un public-adress, mais dans le déferlement des gens qui reculaient, elles ne purent l’identifier.

Les manifestants se ravisèrent tout à coup, et stimulés par les commentaires belliqueux et vociférants, ils se mirent à charger de nouveau vers l’engin des services d’Ordre.

- Lumières ! dit Elisa d’une voix lasse, bien loin de l’émeute.  Toutes les lampes à impulsion vocale, incrustées avec goût dans le plafond d’isomo, brillèrent d’un vif éclat et elle accrocha sa veste au portemanteau rotatif.

- Musique ! lança-t-elle en passant au salon.  Automatiquement, les petites enceintes acoustiques murales obéirent et se mirent à jouer doucement sa sélection préférée: de vieux tubes du siècle dernier.

- Chauffage, 18 degrés ! ajouta-t-elle en se dirigeant vers la cuisine.  L’écran de la fausse cheminée s’alluma sur les images ocres et pourpres d’un feu de bois artificiel, et la soufflerie électrique des plinthes grillagées propulsa l’air composite porté à une température précise de 18°Celsius.  La femme ouvrit l’unique armoire recouverte d’amiante et elle en sortit le tube qui indiquait: -Fricassée de lièvre-pommes dauphines-chicons braisés-, elle prit une pilule qu’elle laissa fondre lentement sous sa langue.

Elisa pénétra dans la pièce voisine, où elle se dévêtit rapidement.  Elle mit les petites lunettes noires de plastique à branches élastiques sur ses yeux et elle entra dans la cabine.

La porte à miroirs monta du sol, et l’espèce d’aquarium se referma en silence.  Huit tubes au néon clignotèrent deux ou trois fois, puis, comme Elisa leva les bras en l’air, ils se stabilisèrent à une intensité préprogrammée.  Dans une sorte de marée phosphorescente, la luminosité envahit toute la cabine et en quelques secondes à peine, les rayons purifiants désinfectèrent chaque millimètre carré de sa peau.  Les néons pâlirent et, parfaitement lavée, elle put ressortir de l’aquarium.  Elle se frictionna encore les cheveux avec une solution adoucissante et démêlante, puis, elle se peigna patiemment.

C’était la routine, tous les soirs pareil !

Ensuite, la fille s’installa au pupitre du télécom et elle pianota sur le clavier quelques données.  Tandis que l’ordinateur recherchait la liaison, elle vérifia une dernière fois son allure dans le miroir suspendu juste à côté.

L’écran s’éclaira de la photographie d’un homme.

- Norton ?

- Elisa ! comment vas-tu petite soeur ?

- Ca va ! Passe sur direct, je déteste m’adresser à une photo ! dit la femme sur un ton autoritaire.

Norton, le frère d’Elisa, les cheveux défaits, le visage mal rasé, apparut sur le télécom.

- Norton, je te dérange ?

- Non, ce n’est rien, je dormais.

- Déjà maintenant ?

- Oui, que veux-tu, je pars ce soir pour la Lune, alors, j’en profitais un peu !

- Désolée, j’ignorais que tu partais en mission.

- Ce n’est pas grave, alors, qu’est-ce qui me vaut ton appel ?

- Voilà Norton, je t’appelais au sujet de Mamy.

- Quoi, elle est malade ?

- Non !  C’est son anniversaire, tu as oublié je parie ?

L’homme avait secoué la tête, l’air navré.

- Ouais, pardonne-moi, ça m’avait échappé !

- Elle a 80 ans !

- Oh oui, c’est juste, je m’en souviens ! et tu m’appelles évidemment pour son cadeau hein, c’est ça ?

- Exact Norton !

- Ecoute, tu n’as qu’à faire comme d’habitude, et excuse-moi auprès d’elle, je ne pourrai pas être présent.

- Oui, je m’en doute, d’ailleurs, moi non plus je ne pourrai pas y aller, j’ai encore un millier de choses importantes à terminer et, justement, j’avais pensé que cette année, comme elle a quatre fois 20 ans, et qu’elle n’a plus que nous, qu’on aurait pu, heu, ...

- Quoi Elisa ?  Allez, dis-moi à quoi tu avais pensé ?

- Et bien voilà, j’avais imaginé qu’on se serait cotisé tous les deux pour lui offrir une thérapie H.

La fille avait baissé les yeux, une expression de honte empourprait ses joues creuses.

- Une thérapie H ?  Tu te sens bien ?

- Il font des promotions pour l’instant, c’est 5.000 !

- 5.000 ? répéta l’homme abasourdi.

Norton, elle n’a vraiment plus que nous deux ! supplia-t-elle.

Norton semblait méditer, tiraillé entre son égoïsme et les sentiments qu’il éprouvait pour sa grand-mère.

- Bon d’accord, je te verse ma quote-part, comme d’habitude.

- Merci Norton !  Merci pour elle, elle sera si heureuse !

- Je l’espère ! dit-il encore sur un ton mitigé.

- Bon, faut que je te laisse, je dois encore achever un travail ! trancha Elisa.

- Je t’embrasse petite soeur !

- Au revoir frérot ! et elle prit immédiatement contact avec l’hôpital.

Le toit de l’autopompe s’ouvrit lentement dans des soubresauts mécaniques presque indécis lorsque déjà les premiers révoltés se mirent à lancer toute sorte de projectiles dans cette direction.

Des coups de feu éclatèrent.  Plusieurs impacts de balles explosèrent sur les boucliers.

Une petite tourelle blindée, armée de canons dirigés aux quatre points cardinaux, monta d’une traite hors de l’autopompe, renversant l’homme plutôt agile qui y était grimpé.

En un clin d’oeil, le véhicule de sécurité fut englouti par la marée humaine.

Nick sourit quand les épaisses volutes de fumées roses se mirent à sortir des canons.

Les insurgés tentèrent de faire vaciller le véhicule, le faisant tanguer dangereusement, tandis que les premières vapeurs roses retombaient en paquets étouffés sur les manifestants un peu plus à l’écart.

Un groupe de vaporisés se mit à danser; plus à l’arrière encore, un couple d’homme s’embrassa, celui qui avait caché son visage sous un foulard l’avait ôté pour le faire tournoyer dans les airs sur un rythme endiablé se moquant éperdument de son anonymat ainsi perdu; une jeune fille retira son T-shirt et les seins nus, elle se mit à rire aux éclats; tout une série de manifestants qui avaient lâché les grosses pierres qu’ils s’apprêtaient à lancer, avait formé une espèce de farandole amusante en entonnant des chants joyeux; les canons continuaient à pulvériser leur fumée rose.

...

- Madame Storm ?

- Madame Storm ? l’infirmier tout en blanc s’était penché au dessus du lit à air chaud de la vieille dame.  Elle semblait morte.  Seules ses narines remuaient en cadence avec sa respiration profonde.

- Madame Storm ? à présent, l’homme la secouait délicatement pour tâcher de la réveiller.

- Mhmmm ? la femme avait remué.

- Madame Storm, j’ai une bonne surprise pour vous !

- Quoi ?

- Ha, enfin !  Joyeux anniversaire Madame Storm !

- Anniversaire ? elle avait froncé les sourcils, l’air inquiète, déboussolée et perturbée.

- Oui, c’est votre anniversaire aujourd’hui, vous avez 80 ans !

- Ah ?  C’est possible...  Depuis le temps, je ne compte plus !

- Allez, je vous emmène !

- Vous m’emmenez ?

- Oui, c’est une surprise !

- Une surprise ?

- De la part de vos petits enfants, Norton et Elisa ! criait l’homme assez fort dans le microappareil qu’elle portait à l’oreille gauche.

- Ils sont là ? les yeux ridés de la femme s’étaient soudain éclairés d’une lueur d’espoir indescriptible.

- Non, ils n’ont pas pu venir, mais ils vous embrassent, allez, laissez-vous faire !

- Où m’emmenez-vous ?

L’homme l’avait soulevée hors du lit et il l’avait assise dans une chaise roulante.

- C’est une surprise Madame Storm, une surprise de la part de vos petits enfants.

- J’aurais préféré qu’ils viennent me voir, cela m’aurait fait plus plaisir ! ronchonna la vieille en fixant le vide droit devant elle.

- Chut !  Taisez-vous et laissez-vous conduire, petite veinarde va !

Ils défilèrent le long des couloirs blancs de l’hôpital.  A chaque fois qu’ils passaient devant une porte, celle-ci s’ouvrait et la tête du locataire apparaissait systématiquement, le visage métamorphosé en une double expression de curiosité et d’envie.

La rumeur, fidèle à la tradition, s’était propagée partout dans l’établissement, tout le monde savait, tout le monde était au courant et tout le monde voulait voir, apercevoir ou entr’apercevoir l’heureuse élue qu’on conduisait à la salle de Thérapie H.

Les magnifiques portes de bois naturel, celles-là que tant de patients avaient espéré voir un jour s’ouvrir pour les laisser entrer personnellement, pivotèrent automatiquement en silence, et l’infirmier poussa la chaise roulante à l’intérieur.

- Voilà, nous y sommes !

Tous les membres du personnel de l’hôpital qui n’étaient pas de garde ce jour-là étaient présents.  Ils s’étaient rassemblés en cercle au centre de la pièce richement illuminée.

Dans la rue principale de la Métropole, ceux-là qui tantôt s’étaient mis en tête de renverser l’autopompe, s’étaient accoudés comme de joyeux drilles et frappaient dans leurs mains au rythme de chansons paillardes, adossés contre les boucliers; le petit groupuscule de ceux qui avaient essayé de pénétrer dans le véhicule, s’était tout simplement assis par terre, les jambes croisées pour faire comme s’ils jouaient aux cartes, mais sans carte !

Les canons s’arrêtèrent de cracher leurs fumées, la tourelle rentra lentement à l’intérieur de l’autopompe et quelques secondes à peine suffirent pour que les vapeurs roses disparaissent complètement.  Certains manifestants revenaient déjà à la réalité.  Ils avaient fait demi-tour et rentraient chez eux, tranquilles et éberlués.  Ceux qui étaient toujours en état d’euphorie, regardaient bêtement quelques uns de leurs camarades être emmenés vers le poste de contrôle où ils allaient être jugés pour l’exemple; l’autopompe retourna paisiblement vers le Magasin, suivie d’un modeste cordon de vigiles casqués de masques à gaz, traînant derrière eux quelques rebelles qui riaient en jouant stupidement avec les menottes qui leur entravaient les poignets.

Les haut-parleurs de l’hôpital susurraient la mélodieuse complainte des chants amoureux de cétacés aujourd’hui disparus, bandes sonores de grande valeur, vestiges de siècles passés.  Les gens applaudirent d’une salve d’honneur pour accueillir la vieille dame éberluée et désappointée.

La température ambiante avait été portée à 20° et toute l’atmosphère embaumait de mille parfums artificiels qui rappelaient à Miss Storm des effluves marins délicats.

On poussa encore la chaise roulante sur quelques mètres, puis, deux infirmières déshabillèrent la très digne madame Storm.

- Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en s’adressant à tous ceux qui la regardaient tendrement avec bonté.

- Thérapie H ! lui lança amicalement un médecin attendri.

- Thérapie H ? répéta-t-elle, l’air dubitatif, doutant d’avoir correctement entendu.

Ils s’écartèrent tous à la fois et lui montrèrent.

Dans le carrelage à damier noir et blanc, un trou parfait avait été agencé.

Un trou rectangulaire dans lequel on descendait via trois marches recouvertes de marbre rose.

Un trou qu’on avait rempli d’eau.

- Un bain ?

- Oui Madame Storm dit un infirmier plus âgé !

- Un bain !  Un véritable bain ! Ha les chers petits ! de l’eau, de l’eau comme autrefois, de l’eau ! divaguait-elle, au comble du bonheur.

On l’aida à descendre l’escalier et tous l’admirèrent tandis qu’elle s’enfonçait délicatement dans l’onde calme.

Tout le monde se tu.  C’était un véritable cérémonial, seules les baleines continuaient inlassablement d’appeler leurs compagnons, à l’infini...

Miss Storm s’allongea et elle fut complètement engloutie par une douce sensation de bien-être depuis longtemps oubliée, c’était comme si elle ressuscitait.

- De l’eau, de l’eau véritable ! répétait-elle sans cesse en s’adressant à elle-même, tandis que tous respectaient son bonheur immense que certains partageaient avec nostalgie.

Dans le fond de la salle, un tout jeune stagiaire s’adressa au médecin Chef.

- Combien ça coûte ?

- 5.000 !

- 5.000 heures de travail ? lança-t-il, le souffle coupé - et c’est quoi au juste ?

- De l’eau mon ami, de l’eau ! dit le médecin Chef, enthousiaste.

- De l’eau ?

- Vous ne pouvez pas comprendre, vous êtes trop jeune, taisez-vous et regardez !

Nick replongea dans le creux de son siège ergonomique, la sirène d’alarme s’était tue, les troubles étaient terminés, l’incident était clos.

En lettres surimprimées sur l’écran, le message suivant apparut:

 - UN BLESSE LEGER;

- PAS DE MORT;

- ESTIMATION DES DEGATS PROCHAINEMENT DISPONIBLE;

- 173 LITRES D’EUPHORIA PROPAGES;

- COUCHE D’OZONE ATTEINTE, POLLUTION LEGERE

- PERTE EN H2O: NIHIL

 Le vieil homme sourit tendrement et il expira la fumée de sa cigarette en marquant de son exécrable écriture dans le carnet des événements, comme il en avait maintenant l’habitude, depuis que l’eau potable était devenue une denrée très rare:

R.A.S.

FIN.

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Coup de cœur : 20 / Technique : 18

Commentaires :

pseudo : Appolline Mars

Je me suis régalée à lire cette nouvelle. Bravo. Immense CDC

pseudo : damona morrigan

Excellent, j'ai aimé te lire. Big CDC