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DES PASSANTS DANS LA VILLE par MARQUES Gilbert

DES PASSANTS DANS LA VILLE

Pourquoi les rues apparaissent-elles toujours aussi livides sous l'éclairage public ? Les hommes, gris dans la nuit blanche, passent comme autant d'ombres falsifiées par l'existence du dedans vécue dehors. Les trottoirs, miroirs des hésitations, détruisent peut-être alors par vengeance, l'illusion du rêve des pas les écrasant. Les hommes, tas de chairs molles puant la sueur, devancent précautionneusement l'accident au moyen de préventions austères. Ils tombent malgré tout. Ils ont tout de même mal.

Les rues, spectatrices actives, se dégagent d'un rire silencieux quand les carrefours engorgés crachent des carcasses de voitures froissées par de brusques caresses criardes. Sous le souffle cruel du vent de décembre, elles se mirent dans l'eau des caniveaux, prisonnière aux reflets multicolores figée par le froid hostile. Les vitrines aux regards tristes observent le manège affolé des feuilles mortes fuyant comme des enfants abandonnés.

Les passants semblent pauvres aussi se montrent-ils mutilés de leurs mains enfoncées dans la peau du crime à la recherche d'un peu de chaleur pour paraître belles. Ils ont certainement des soucis ou peut-être évoquent-ils des souvenirs de soleil... Leurs yeux baissés au ras du sol ne laissent rien deviner. Le temps n'est pas propice aux paroles sans conséquence échangées au comptoir des cafés embués. Toute l'action se cristallise dans l'extrême attention diluée dans le brouillard des fins de nuit.

Les passants ne s'attardent pas à flâner. Ils pourraient être fantômes mais n'ont plus aucune prétention. Ils crèvent de trouille tout en vivant à feu continu sans l'avoir réellement désiré. Certains cependant s'interrogent en essayant de savoir s'ils cherchent réellement à survivre. Ils vont obstinément par delà les obstacles, acharnés à détruire par refus de mourir. Les secondes paraissant des siècles se décomposent dans des gestes vains déployés en somme pour rien.

Peut-être que si tous ces gens cessaient de s'agiter, ils vivraient plus longtemps. Ils ne s'useraient pas à brûler leur peau au soleil, à la tanner sous les rigueurs du gel. Ils se consumeraient lentement, sans flamme, sans se cramer. Pourtant, les passants ne veulent rien ou alors, ils ne le disent pas. Ils pensent pouvoir prendre ce dont ils ont envie sans rien demander mais ils n'osent pas. La loi ou... la morale ! Il ne faut pas !!! Prendre sans autorisation signifie voler mais les passants prennent bien leur mouchoir dans leur poche sans pour autant le dérober... Qui sait vraiment ?

Certainement pas celui-là, lâche et fatigué, qui préfère plonger les poings serrés dans les profondeurs de son manteau plutôt que de pousser la porte de la boutique pour se saisir du mouchoir exposé dans la vitrine et partir, comme si rien de rien n'était.

Les passants ne cèdent pas à la facilité. Pour se refuser à le reconnaître, ils ont établi des règles que d'autres gens sont chargés de faire respecter. Ils appellent ça "la police pour maintenir l'ordre". Lequel ? Personne ne le sait plus depuis longtemps mais tous obéissent sans se poser de questions. C'est comme ça, point final !

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Depuis, chaque passant n'est qu'un touriste dans la vie des autres. Seul, il ne représente rien sinon un point d'interrogation posé sur le trottoir des rues citadines. Si demain il disparaît, un autre prendra sa place sans tumulte, presque naturellement. Le nouveau, tout aussi cruel que le précédent, ne se souviendra même pas qu'il marche sur le tracé du chemin d'un autre ou peut-être considérera-t-il que tout ça a tellement peu d'importance que l'histoire ne vaut pas d'être racontée. Il n'a pas conscience de vivre un présent démembré au cours duquel il n'existe qu'un bref instant. Il vieillit avec les rues qui changent d'aspect. Les trottoirs mouillés laissent des traces boueuses sur les carrelages cirés des maisons. C'est une façon pour la ville de se venger de la propreté du dedans puisqu'elle se sait sale dehors, le contraire des passants en quelque sorte.

Extérieurement, ils portent beau et sentent bon. Intérieurement, ils sont putréfaction et infection nauséabonde. Il faut paraître, cependant... Les existences passent une dernière fois sous les portes cochères, curieuses de toutes leurs vitres, et s'en vont sous les regards envieux les saluant imperceptiblement d'un clignement d'œil peut-être apitoyé mais le plus souvent canaille si ce n'est complice. Les rues se maquillent sous les pas pressés des passants frileux. Ils aimeraient être plaints mais tout le monde s'en fiche. Ils ont leur vie à rythmer d'un talon de chaussure souillant la brillance des intérieurs encaustiqués. Ils ont besoin de toute leur énergie pour ne rien faire. Ils croient naïvement à ce qu'ils nomment le confort mais ce n'est en réalité qu'un désir superficiel de possession. Ils expriment ainsi au moyen de preuves futiles, leur puissance palpable. Elle ne sert à rien sinon à entretenir une satisfaction égoïste dont ils tirent toute leur gloire éphémère. Ils convoitent puis, lorsqu'ils possèdent, s'ouvre un vaste vide réclamant d'être comblé rapidement par d'autres ambitions. Perdus enfin au fond de leurs désirs assouvis, ils essaient de comprendre Voilà pourquoi ils sont condamnés à disparaître et comme il est toujours trop tard, ils se noient dans le doute.

Les rues, les maisons, les vitrines aux trottoirs bousculés, plus rien n'existe sauf cette petite folie qui les oblige à tourner autour d'eux-mêmes et à se déchirer parce qu'ils manquent de place, parce qu'ils pensent n'avoir plus rien à vivre. Ils devraient se contenter de vivoter, repus dans leur satisfaction. En fait, ils essaient de mourir plus vite, le plus tôt possible pour ne pas en être réduit à s'ennuyer.

Les passants passent et trépassent mais les rues demeurent. Ils se jettent à la tête les uns des autres en une éternelle agitation stérile tandis que les égouts constatent les modes comme une modification de leur horizon. Ils n'ont pas l'œil pornographique des hommes, seulement un regard curieux alors que la gueule grande ouverte, ils absorbent tout et n'importe quoi, bouches gourmandes de la ville dans le ventre de laquelle l'univers des passants se dissout.

Les passants continuent d'aller et venir, visitant cet immense champ de goudron et de béton, de verre et d'aluminium. Distrait parfois, l'un d'entre eux presse le pas pour s'achever sous les roues d'un autobus qui en a assez d'obéir à deux mains violentes. Ses pneus souffrent, s'échauffent dans les embouteillages et sa carrosserie meurtrie réclame vengeance. Le premier venu fera l'affaire, tant pis s'il n'est pas fautif. L'autobus ne ressemble pas aux éléphants, il n'a pas de mémoire. Les passants non plus, semble-t-il... Ils piétinent la flaque de sang sans s'émouvoir. Sûr que demain ils recommenceront les mêmes choses constituant les risques de la vie sans tirer aucun enseignement de ce qui a pu leur arriver dans le passé. Ils regardent toujours devant, jamais derrière comme s'ils refusaient de se souvenir, comme s'ils regrettaient d'être né, comme s'ils étaient honteux d'être vivants et... heureux, parfois.

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Les rues ne font pas de sentiment. Elles s'en tiennent à leur rôle utilitaire tout en constatant combien les passants sont versatiles. Durant l'hiver, alors qu'elles se sont recouvertes de verglas et que dans les couloirs qu'elles constituent entre les immeubles, le vent fige la nuit de sa main froide, les passants se montrent hostiles. Ils ont la tronche des mauvais jours, la mine triste, la lippe renfrognée. Ils ne voient rien, ne regardent rien sauf leurs pieds avancer précautionneusement vers un destin de chaleur espérée.

Maintenant que le printemps est passé puis l'été revenu, ils n'en finissent pas de piétiner dans un sens, dans un autre comme s'ils ne savaient plus où aller. Ils blaguent sans cesse, rient à gorge déployée, s'observent les uns les autres à tel point que des couples se forment parfois pour disparaître ensuite dans la nuit tiède.

Les rues ne comprendront jamais les passants même si elles devaient en suer tout leur goudron et liquéfier les pavés qui se cachent dessous. Pour elles, tous les passants se ressemblent et leurs attitudes les déroutent. Elles en perdent leur direction jusqu'à devenir des voies sans issue, piège où se prennent les passants qui n'ont plus d'autre échappatoire que la mort. Pas de retour en arrière possible !

C'est fou, complètement ! La ville ogresse a toujours eu très faim et ses rues ne parviennent pas à la rassasier. Victimes innocentes, les passants n'en sont pas moins obligés de les parcourir à la poursuite de leur destinée.

Inéluctable fatalité...

 

 

MARQUÉS Gilbert

Tiré du recueil Nouvelles citadines

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Coup de cœur : 16 / Technique : 16

Commentaires :

pseudo : obsidienne

joli traité de sociologie poétique !