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La mémoire consumée (première partie) par w

La mémoire consumée (première partie)

 

       Des gazouillis légers déposaient un voile léger sur le quartier de la vieille ville qui était tout auréolé par le chatoiement de l’aurore. Du pourpre et du carmin se diffusaient à travers les rideaux et créaient une toile incendiaire dans tout le salon. La grosse horloge en bois de sapin résonna lugubrement, il était six heures du matin.

       Edgar referma son vieux cahier d’école dans lequel le papier à musique jauni déclamait son poème nostalgique. Il tourna le dos à la fenêtre et marcha à petits pas aussi loin que ses jambes purent le porter, c'est-à-dire jusqu’au fauteuil. Il s’assit sur l’étoffe râpée dans un craquement d’os assourdissant. Mais c’était un autre bruit qu’il entendait, le son mélodique d’un autrefois à présent mort et enterré. Il prit une vieille photographie sur la table, posa sa nuque contre le dossier et laissa les images du passé le submerger en des flots immenses.

       Ils étaient là. Tous. Lucien le chapardeur, Louis gros sourire, Gérard la malice et Jules la baudruche. Ils avaient émaillé sa vie d’un éclat de joie dans la tourmente d’un monde extérieur grisâtre. Il était un orphelin, sa mère l’ayant abandonné juste après sa naissance au seuil d’une église en une nuit sans étoiles. Il ne connut pourtant jamais le goût acre de l’absence grâce à ses quatre amis auquel il était attaché comme Excalibur à son rocher. Ils s’étaient surnommés « les inséparables » et faisaient les quatre-cent coups dans cette grande maison sinistre et triste qu’était le siège départemental de la DDASS. Chaque jour qui passait peignait d’une touche de gaieté le tableau de leur enfance. L’insouciance se fit soudain vapeurs, l’innocence évanescence, il n’y eut plus que l’opacité.

       Edgar lâcha la photographie en noir et blanc qui voleta quelques instants avant de se déposer sur la fine pellicule de poussière qui couvrait le parquet délavé du salon. Un aboiement fluet se fit entendre à quelques mètres de là : Paulo, le petit chien, venait de se réveiller. Le caniche accourut aux pieds de son maître qui se mit à le caresser longuement. Edgar se pencha ensuite d’un coté du fauteuil, ramassa un vieux crayon de papier qui trainait par terre et le brisa en deux. Il lança l’un des deux morceaux en l’air que Paulo rattrapa en plein vol après un bond surprenant. Il le saisit dans la gueule, jappa entre ses crocs, puis se rua vers la cheminée dans le foyer de laquelle il le jeta. Un crépitement léger se fit entendre. Une flammèche orangée luit un instant dans la pénombre du salon. Ne resta bientôt plus que des braises. Edgar souleva la couverture cartonné d’un manuscrit avant de prendre l’autre morceau de crayon et d’en appuyer la mine sur le papier. Il traça une lettre, puis un mot, puis une phrase ; toute une histoire pleine de rires et de larmes, son histoire.

 

       C’était un soleil d’hiver, une boule de feu par-delà les cimes bétonnées des immeubles du quartier. L’astre avait atteint son zénith et jetait ses rayons tièdes sur le manteau de neige qui recouvrait l’asphalte. L’opalescence du sol se reflétait sur les carreaux ébréchés de chacune des fenêtres de l’appartement.

       La lumière du jour pénétrait à flots puissants dans le salon, ce qui donnait vie à tous ces meubles qui gisaient sur le plancher délavé depuis tant d’années. Edgar déposa les mains sur le clavier usé du piano et fit étinceler deux accords mineurs dans l’immensité de la pièce. Il jeta ensuite un regard perdu sur la fenêtre avant de se lever du tabouret et de se rendre lentement vers le fauteuil. Il s’assit en poussant un soupir profond qui se dilua dans le vacarme de la grosse horloge qui annonçait l’heure de midi. Il avança ses mains vers ses yeux et observa longuement ses doigts qui avaient tenus si souvent un stylo, un stylo qui avait tracé, mot après mot, le destin de tant d’êtres. Il se souvint.

       La grisaille des murs n’avait jamais assombri sa bonne humeur, une bonne humeur communicative qu’il distribuait à toutes les personnes qui se trouvaient en face de lui, là, dans le stress et l’angoisse. Il fit toute sa carrière professionnelle à l’Agence Nationale Pour l’Emploi sans jamais ambitionner un autre poste que celui qu’il occupait. Inlassablement, jour après jour, il recevait des hommes et des femmes en souffrance qui cherchaient vainement – croyaient-ils – un emploi. Il les écoutait exprimer leurs plaintes et leurs détresses sans jamais se dépeindre de son éternel sourire qui avait fait sa réputation. Lui, le nom qu’on allait forcément oublier, se donnait corps et âme dans le labeur qu’il s’était fixé, cette quête sans fin, trouver un travail coûte que coûte à chacun de ses interlocuteurs. Et il y parvint souvent, après de longs efforts. Quelle bouffée d’énergie indescriptible lorsqu’il voyait naître un sourire et pétiller des yeux dès lors que la chose était faite, que la personne en face de lui avait pu trouver un emploi. Il avait procuré tant de bonheur à tant d’êtres humains, sans jamais recevoir le moindre merci. Mais ces sourires et ces yeux flamboyants étaient pour lui la plus grande des gratitudes. Les couleurs se fardèrent de noir, la lumière se tarit, ne demeura plus que le vide.

       Les mains d’Edgar étaient retombées sur le dossier, ses yeux étaient clos, un doux ronronnement s’échappait de ses lèvres. Paulo s’approcha de son maître tout en émettant des petits cris plaintifs. Edgar leva les paupières et observa son caniche avec une tendresse rare. Il baissa son bras et prit une buchette d’un panier en osier. Paulo y planta ses crocs sur le champ, puis se rua vers l’âtre dans lequel il laissa tomber le morceau de bois. Les braises rougirent instantanément, décuplèrent leur chaleur, finirent par embraser la buchette qui craqua durant près d’une minute. Edgar s’avança vers la table, prit en main sa moitié de crayon et se remit à l’écriture. Ce n’était pas de simples mots balancés dans la fureur du néant, il s’agissait de clichés pris dans le vif de sa mémoire, des instants de vie qui l’avaient marqué à tout jamais.

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Style : Nouvelle | Par w | Voir tous ses textes | Visite : 732

Coup de cœur : 11 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : damona morrigan

Ton Edgar est un être attachant, on a envie de le connaître mieux. Je vais donc lire la suite sans attendre... CDC

pseudo : w

Tu es gentille ma petite sorcière bien-aimée. C'est un personnage qui a eu une vie riche et qui s'en souvient à présent qu'il se trouve dans la misère du quotidien.