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La mémoire consumée (dernière partie) par w

La mémoire consumée (dernière partie)

 

       Le crépuscule avait gagné l’immensité de l’horizon sans que le soleil ne pût rivaliser avec lui. Peu à peu, dans un claquement sinistre, des dizaines de volets se refermaient, ci et là, dans toute la rue. Les stores de l’appartement n’étaient pas baissés et laissaient pénétrer les ténèbres à l’intérieur des pièces.

      Le salon était immergé dans un clair-obscur qui en pût effrayer plus d’un, mais pas Edgar qui laissait vagabonder ses yeux dans l’espace lugubre. Baigné dans l’océan doré d’une flamme de bougie, le rebord de la cheminée était orné de divers bibelots qui symbolisaient un instant essentiel vécu par le vieil homme. Au beau milieu de ce capharnaüm trônait un grand cadre en bois à l’intérieur duquel, sous un voile de verre transparent, se trouvait une feuille de papier altérée par le temps. Des arabesques aux quatre coins, des lettres en écriture gothique, des notes de musique parsemées un peu partout et, au beau milieu de tout ça, une représentation de lauriers d’un vert d’émeraude. Son prix, le seul qu’il ait jamais reçu, son prix d’interprétation lors d’un concours régional. Alors que la grosse horloge fit vibrer dix-huit fois ses cordes vocales en des tintements cristallins, Edgar se mit à entonner sa chanson, « My Love » de Paul McCartney, cette mélodie qui avait bercé son cœur… et celui de l’Autre. Il vit soudain tournoyer les meubles.

       Elle dansait une valse en deux temps, en trois temps, en quatre temps, mais le temps n’existait plus quand Edgar voyait tournoyer la robe légère de cette femme à la toison d’or. Ses yeux semblaient éclairer la salle des fêtes d’un azur onirique. Il avait passé la soirée à la regarder et, à la dernière danse, il osa se lever, les jambes flageolantes, et s’approcher de cette fée à la silhouette enchanteresse. Leurs mains liées, leur pas cadencés, ils plongèrent dans le vortex de la passion. Il lui dit que seule la mort les séparerait ; elle poussa un soupir qui en dit long. Après, ce furent les clichés de l’amour, des clichés qui demeureraient gravés dans le marbre de l’éternité. Une gondole à Venise, la neige de Moscou, les pyramides du Caire, une feuille flottant sur le grand bassin du Taj Mahal, la plénitude de l’océan bordant l’Australie, une biche gambadant dans une forêt du Maine. Et deux corps enlacés dans la tourmente du temps passant. Ils n’eurent pas d’enfants mais s’aimèrent jusqu’au dernier jour, jusqu’à ce que la maladie vint harponner la femme aimée, jusqu’à ce que la mort l’emportât entre ses serres acérées dans l’abîme décolorée. Ne persista alors comme seule lueur d’amour que l’aura estompée de ses souvenirs.

       Les yeux d’Edgar étaient tombés sur le parquet délavé dont les traces grisâtres jetaient une ombre de tristesse dans tout le salon. Les pattes de Paulo laissèrent une trace sur la poussière, une marque de présence dans le désert de la vie du vieil homme. Le caniche jappa à plusieurs reprises avant qu’Edgar ne réagît. Il ramassa une feuille de papier froissé par terre, en fit une boule et la fit rouler sur le parquet jusqu’à ce que le petit chien l’happât dans la gueule. Il remua la queue alertement, poussa un grognement d’excitation et courut jusqu’à la cheminée où il balança le morceau de papier. Le crépitement fut court et bruyant tandis qu’une flamme éphémère rougeoya en un tintamarre aveuglant. Paulo retourna alors auprès de son maître et se pelotonna contre ses jambes. Mais Edgar n’y prêta pas attention tant il était obnubilé par son manuscrit dont il avait repris l’écriture. Entre ses lignes gracieuses se dissimulaient tout son passé, ses amis d’enfance qui avaient égayé sa vie d’orphelin, la joie que tous ces inconnus lui transmettaient et à qui il avait réussi à procurer du travail, les yeux azurés de sa femme qui sut lui donner l’amour le plus grand qui eût jamais existé. Dans sa mémoire jaillissaient les fragrances de jadis, ces senteurs florales qui embaumaient son quotidien d’un parfum enivrant. Il sentit croître en lui un bonheur suprême.

 

       La nuit avait couvert le paysage bétonné d’une étoffe moirée et les étoiles se reflétaient sur les vitres illuminées de chaque appartement. La lune éclatait d’un scintillement argenté dont le nimbe imbibait le cadre de la fenêtre.

       Le faible rougeoiement des braises peignait les murs du salon d’un carmin fantomatique. Une autre lueur se balançait dans la pièce, celle de la flammèche malingre d’une bougie sur la table qui éclairait les pages noircies du manuscrit. Edgar écrivait à en perdre haleine, d’une façon nerveuse, comme s’il effectuait une course contre la montre.

       La grosse horloge sonnait minuit lorsqu’Edgar poussa un cri dans l’immensité du vide qui l’environnait. Il lâcha son crayon de papier et plaça vivement la main contre la poitrine. Il était saisi d’une douleur atroce et oppressante, un mal sans nom qui empira rapidement au point de culminer dans un étouffement angoissant. Les doigts crispés sur le cœur, il saisit son manuscrit dans l’autre main avant de pousser un second cri. Son dernier. Le sang lui battit les affreusement les tempes, les images tournoyèrent à une vitesse prodigieuse, tout devint flou. Sa vie défila devant ses yeux exorbités. Puis ce fut le noir.

       La bougie s’éteignit. Edgar s’affala dans le fauteuil. Il lâcha son manuscrit qui tomba sur le parquet délavé et fit tourbillonner la poussière. Après qu’il eût poussé une plainte aigue, Paulo se mit sur ses quatre pattes et s’approcha du cadavre encore chaud. Il lui lécha les mains, mais les mains ne réagirent pas. Il poussa les doigts de son museau mais les doigts ne saisirent pas un objet pour le lui lancer, comme ils le faisaient d’habitude. Au bout des doigts se trouvait le manuscrit. Paulo se rua sur lui et le prit en pleine gueule. Il se retourna vivement et courut jusqu’à la cheminée. Là, avant de crier toute sa peine, il jeta le manuscrit dans le foyer. Les braises jusqu’alors ternes se mirent à briller d’une façon éclatante. Bientôt des flammes gigantesques léchèrent la couverture usée et croquèrent les pages à une vitesse pharamineuse.

       La biographie d’Edgar se consuma totalement. Personne ne saurait jamais les moments qui avaient égayé sa vie, les rires et les larmes qui avaient jalonné son existence. Edgar retourna à la poussière. Nul ne se souvint de lui.

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Coup de cœur : 10 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : damona morrigan

Comme s'est triste et beau à la fois. Tu nous parles de la mort à ta manière mais il y a énormément de vie dans ton texte ! Immense CDC pour toi mon petit scribe.

pseudo : w

MErci à toi ma damona adorée. Ce texte est un arc-en-ciel de souvenirs. Bien entendu qu'il y a de la vie en lui. Mille bisous à toi. A bientôt.

pseudo : Mignardise 974

Majestueusement bien écrit. Magnifique et puissant !! CDC =D

pseudo : w

C'est gentil de ta part Mignardise. Un texte où la nostalgie se fait prémices à la mort.