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Les amants par Zarathoustra

Les amants

   Dans le froid de l’hiver, au milieu des volutes de fumée de cigarettes à la sortie d’un bar, les gens sont souvent anonymes. Le regard se pose une fois sur eux et puis, on les oublie. Il est impossible de savoir le nombre de regards que l’on croise au cours de notre vie et encore plus, sans doute, de connaître le nombre d’occasions manquées. Ou de non-dits. Puis un soir, on fait une rencontre fortuite. Au détour d’une parole, d’un frôlement de corps. Et parfois, nous croisons quelqu’un. Sans intentions, sans arrière-pensée. On a juste besoin d'une personne. C’est pourquoi il y eut, ce soir glacé de décembre, au centre de temps de froideur, un peu de chaleur grâce au hasard que peuvent provoquer les rues la nuit.

   Certes, ils avaient peut-être un peu trop bu chacun de leur côté. Elle venait de sortir du travail. Il était tard. Il faisait nuit et elle avait dû terminer ce dossier que son patron lui avait transmis à la dernière minute. Fichu patron. Il lui avait fait rater son rendez-vous. Personne ne l’avait invitée depuis au moins 2 ans et il fallait que ce soir, Le soir où un homme qu’elle avait croisé dans les couloirs de son bureau, bel homme qui plus est, lui proposait de dîner; il fallait que son patron l’en empêche par un dossier quasiment achevé. Mais même presque terminé, ce dossier l’avait mise en retard et elle n’avait aucun numéro de téléphone pour le joindre, ni de nom. Il lui avait simplement dit qu’il la rejoindrait sur place. Elle avait alors décidé d’aller dans son pub préféré et de commander Gin Tonic sur Gin Tonic. Elle n’aimait pas vraiment l’alcool et le Gin était ce qu’elle pouvait supporter de plus fort mais elle se disait qu’elle pouvait bien faire une exception de temps en temps. De plus, elle avait ses raisons. Elle allait boire un bon coup, avoir les idées en complet désordre, voir, sous l’effet de l’alcool, le monde se transformer et se dissiper autour d’elle. Puis, elle irait se coucher.

   Lui n’avait plus de travail. Il s’était mis à son compte depuis longtemps. Il n’aimait pas qu’on lui donne des ordres. Il était artiste. Pas encore reconnu mais il espérait que ça viendrait avec le temps. On lui avait déjà dit qu’il avait du talent mais personne ne voulait exposer ses photographies. Il aimait le noir et blanc; selon lui, l’âme des gens et des lieux s’en dégageait plus. Ce n’était pas un homme sûr de lui et il lui avait fallut longtemps pour savoir ce qu’il voulait faire de sa vie. Il avait tout quitté du jour au lendemain: sa femme, qu’il avait épousée pour que sa famille cesse de l’ennuyer sur son célibat à long terme, et son travail, son poste minable dans le marketing où son supérieur ne cessait de le rabaisser. Il voulait vivre de ses passions. Il avait l’argent pour. Il voulait savoir si la vie devait être une exaltation permanente ou simplement une durée que l’on se devait de prolonger dans le calme et la routine.  La dernière solution le dégoûtait. Alors il était sorti prendre un verre, dans un endroit qu’il ne connaissait pas, pour changer. Il venait d’essuyer un nouveau refus d’exposition et cela le frustrait. Il faisait pourtant de son mieux. Un jour, il serait reconnu, se disait-il en marchant d’un pas assuré.

   Elle était sortie un instant pour prendre l’air. Le pub était bondé et elle détestait les endroits surpeuplés. Un peu d’air frais lui ferait du bien. Dehors, il n’y avait personne; hormis un homme qui se tenait prêt d’un lampadaire. Il avait l’air perdu, un peu désemparé. Le genre d’expression qui vous fait dire qu’une personne ne sait pas, elle-même, ce qu’elle fait de sa propre vie et pourquoi elle la dirige ainsi. Le genre de personne qui pourrait faire de son existence un rêve absolu mais qui avait une volonté d’autodestruction invraisemblable et ces questions qui nous font foncer droit dans le mur, à un instant de notre vie où toute cause nous parait perdue. Alors elle s’était approchée:

« Excusez-moi, vous avez du feu? S’il vous plaît? lui avait-elle dit en désignant sa cigarette d’un coup d’œil rapide. »

   Il n’avait pas pris la peine de répondre. Il avait simplement sorti son briquet et s’était approché pour allumer la cigarette de la femme en protégeant la flamme de sa main. Il inhala son parfum au passage. Odeur de litchi.

« Merci. »

   Les volutes des deux fumeurs s’élevèrent dans la nuit.

  Puis, comme si c’était une chose parfaitement naturelle, ils retournèrent ensemble dans le pub. Sans parler. Ils commandèrent une dernière boisson chacun. Assis l’un à côté de l’autre.
 
   Elle l’observait sans rien dire. Il était plutôt beau malgré son côté perdu. Des yeux bleus foncés et les cheveux très bruns. Mal rasé. De grandes mains. Assez grand. Vraiment beau en fait.

« Marie. » finit-elle par dire en tendant la main.

   Il la regarda. Un instant sans comprendre, sembla-t-il. Il prit sa main et la serra légèrement.

« Zac. »

   Ils se détaillèrent rapidement en sirotant leur boisson.

     Elle était plutôt jolie. Un charme particulier sans doute. Il n’avait pas été avec une femme depuis un bon moment. Il la trouvait belle mais ne savait pas comment se comporter avec. C’est vrai, après tout, il avait vécut avec sa femme 10 ans sans rien dire et il avait oublié comment les hommes font pour séduire les femmes.

« Je vous offre les verres. »

   Elle le regarda. Deuxième phrase de la soirée: allait-il enfin se réveiller et sortir de sa torpeur?

« Merci, c’est très gentil. Je fumerai bien une dernière cigarette. Vous m’accompagnez? »

  Il hocha la tête et ses lèvres se courbèrent en ce qu’elle considéra comme un sourire.  

  Il paya et ils sortirent du pub, échappant aux bruits et à la musique. Ils s’allumèrent leur cigarette. Venant de nulle part, il lui offrit son manteau. Elle avait l’air d’avoir froid et s’il se souvenait bien, c’est ce que font les hommes dans ce type de situation. Elle parut soulagée et rougit. L’alcool commençait à faire effet.

« Je… j’habite pas loin. Enfin. A deux pas. »

   Mais tu fais quoi? Hein? Tu fais quoi idiot? Elle va t’envoyer une bonne claque et elle aura eu raison. Retire tout de suite ce que tu as dit. Allez, dépêche-toi! Retire! T’es vraiment stupide comme gars, ma parole. Pas foutu de faire exposer tes photos, c’est une chose mais draguer aussi mal s’en est une autre. Tu devrais avoir honte…

     « Pardon mademoiselle, j’ai été t…. »
     « C’est par où, vous dites? »

   Il  écarquilla les yeux. Puis désigna du doigt le bout de la rue et une ruelle à gauche. Il lui offrit son bras. Elle le crocha et commença à avancer dans la direction désignée.

   Ma pauvre fille tu aurais mieux fait de rester chez toi ce soir. Mais qu’est-ce qui te prend d’accepter de suivre un inconnu? Si ça se trouve, c’est un obsédé. Un pervers. Et ça, c’est au mieux. Au pire, c’est un tueur qui cherche ses proies la nuit. Comment tu comptes t’échapper une fois chez lui? Dis-le moi pour voir! T’es complètement saoule oui…


   Et ils marchèrent sans parler, se dirigeant vers la direction donnée en laissant la nuit les avaler un peu plus, pas après pas. Accord tacite entre deux inconnus, comme la caresse du vent dont ne prend même plus la peine de noter la présence.

   L’appartement était assez luxueusement meublé et des photos agrandies ornaient les murs. Elles étaient vraiment splendides, pensa Marie. Elle analysait le logement de cet homme mystérieux: pas de photos, les murs dans les tons taupes, gris. Tout était très sobre. Pas de décorations, ni d’objets pouvant provenir de pays étrangers ou de cadeaux fait par des proches. Il avait vraiment l’air solitaire.

   « Un verre de rouge? J’ai une bonne bouteille au frigo et je ne la finirai jamais seul… » lui offrit-il avec un sourire.
   « Pourquoi pas! Je ne vais pas vous laisser la douloureuse corvée de finir une bouteille honorable tout seul... Ce serait vraiment trop pour un seul homme. »

  Il rit. C’était léger; il n’avait pas ri depuis longtemps. Peut-on oublier comment rire? Cette réflexion lui fit l’effet d’une gifle.
 
   Zac remplit deux verres et l’invita à s’asseoir dans un de ses fauteuils. Il s’assit en face. L’alcool leur donnait à tout deux l’impression d’avoir la tête lourde, de ne plus pouvoir se lever et, étrangement, d’être beaucoup plus lucides qu’à aucun moment de la journée.

  « Alors Marie. Parlez-moi de vous un peu »

   Et elle lui raconta tout. Son rendez-vous raté, son travail qu’elle détestait mais qu’elle n’osait pas quitter par peur du chômage et de la réaction de sa famille, son ex qui l’avait quittée alors qu’ils devaient se fiancer, il y a trois ans. Elle lui raconta sa peur quand elle était petite fille des monstres géants cachés sous son lit, de la grande sorcière des villes et ses cabanes dans les arbres. Elle lui parla des cerises qu’elle accrochait à ses oreilles et qu’elle continue encore d’accrocher quand elle sait que personne ne la regarde. De son parfum qu’elle mettait depuis plus de 15 ans mais qu’elle adorait parce que ça sentait le litchi et le sirop d’hibiscus et que ça lui rappelait l’été. Des regrets qu’elle avait, du fait qu’elle avait arrêté de fumer mais avait repris une semaine auparavant sous l’effet du stress. De ce qu’elle croyait avoir raté dans sa vie, du nouveau régime flambant neuf qu’elle avait entamé et de ses rêves de voyages en Asie et en Amérique du Sud.

    Marie à bout de souffle, Marie à fleur de peau, Marie qui n’en pouvait plus de garder tout cela pour elle. Alors Marie parlait, débitait un flot de parole sans queue ni tête aussi vite qu’elle le pouvait pour essayer de comprendre à quel instant elle avait cessé d’être heureuse. Devant un étranger, c’est tellement plus facile…

   Puis la vague de mots reflua. Marie chercha ses phrases et ne trouva plus rien à dire. Sa vie avait été déballée aussi vite qu’on déballe un cadeau de Noël. Elle venait de défiler devant un parfait inconnu. Il la resservit.

   Ce fut son tour. La bouteille de vin se vida au rythme de ses paroles. Zac avait beaucoup de famille mais il avait coupé les liens. Bande de snobs, avait-il dit avant de quitter le foyer familial. C’était un bon élève à l’école et il fit de bonnes études d'économie, puis devint responsable d'un département dans l'informatique. Jusqu’au jour où il en eut marre de voir des gens défiler devant lui pour régler des problèmes dérisoires, assez de s’occuper de choses matérielles. Il lui montra, à coup de phrases, la solitude de son enfance malgré un entourage présent. Son désir de vouloir arranger les choses en se mariant. Pour avoir quelqu’un. Ne plus être seul. Zac décrivit sa vie. Ces instants où il avait couru avec les gamins de sa classe pour un sac de billes, gagné toutes les courses contre ses amis. Comment il avait fini par ne plus se soucier de personne, par perdre ce qu’il était, par fuir le monde entier. La photographie lui permettait de s’accrocher à la vie des autres. Il s’en créait un semblant d’existence et  s’imaginait à la place des personnes sur le papier brillant. Alors, Zac, à son tour, se retrouva à court de mots. Seul, face à sa propre existence.

   Marie fixa Zac.

 Sans avertir, sans comprendre, sans avoir rien demandé, ils s’étaient retrouvés dans le même fauteuil, devant la cheminé qui crépitait. Un baiser, puis un autre. Encore un. Une infinité. Le souffle court, la respiration saccadée. Le désir. Les vêtements à terre, comme les armes que l’on dépose pour se rendre face à l’autre. Les courbes de Marie. Le torse de Zac. Deux corps pour en devenir un seul. Intensité, plaisir. Disparition totale de l’un en l’autre. Le cœur qui s’accélère, la goutte de sueur au creux des reins. L’envie. La rage aussi. Les ongles s’accrochant dans le dos. Oubli complet de soi et du monde. La Terre n’existe plus.

   Marie se leva. Le jour était blanc par la fenêtre. On aurait cru la vie en noir et blanc.

      Ils ne connaissaient rien l’un de l’autre et c’était peut-être mieux comme ça, au fond. Rencontrer un inconnu, passer la nuit avec et ne plus jamais s’en soucier. Partir avant le petit matin, avant que l’aube ne se lève et donne un visage à l’être que l’on a rencontré la veille. Partir avant de se souvenir de ce qui a été fait, pour ne rien avoir à regretter: ni l’abandon du soir passé, ni de partir sans dire adieu à quelques minutes de plaisir données, sans rien en échange. Rester dans le flou.

   La porte qui se referme sans bruit. Zac ouvrit les yeux.

  C’était deux étrangers qui s’étaient ouverts l’un à l’autre le temps d’une soirée. Mais ce fut plus qu’une simple soirée d’hiver. Une prise de conscience, peut-être.

   On n’a jamais l’intention de revoir une personne d’un soir. Pourtant, un soir glacé d’hiver, une inconnue attend devant un pub perdu dans la ville tandis qu’un inconnu surveille par sa fenêtre, l’apparition d’une femme au pas léger. Il descendra au pub, un peu plus tard. Il n’y va jamais. Mais il a quelqu’un qu’il doit attendre.

   Ses pas faisaient craquer la neige. Il aperçut le pub. Retint son souffle.

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Coup de cœur : 38 / Technique : 36

Commentaires :

pseudo : damona morrigan

Merci j'ai beaucoup aimé cette rencontre. CDC

pseudo : Zarathoustra

Merci beaucoup! ca me fait plaisir qu'elle vous ait plu!

pseudo : charlie-jane lorden

Ingfuencée? Du Duras dans l'air... ^^ mais c'est joli! et pis, c'est beau, d'etre influencé... :)

pseudo : Zarathoustra

Je n'ai jamais lu Marguerite Duras. Sinon "L'après-midi de Monsieur Andesmas" il y a plus de 2 ans! Je prends donc cela comme un compliment! Merci!

pseudo : Spellina

Belle rencontre, étrangement plus vraie et sincère que celle de 2 amis de tous les jours... Une belle histoire d'un soir.

pseudo : usaflash

Magnifique continue comme ça !