Publier vos poèmes, nouvelles, histoires, pensées sur Mytexte

L'image par MARQUES Gilbert

L'image

- Allons l'homme, entre et assieds-toi ! Faut pas te formaliser, le passé, ça veut rien dire et surtout, ça n'a plus d'importance.

Ainsi parle mystérieusement le Père en désignant à l'inconnu qui vient d'ouvrir la porte, une chaise de l'autre côté de la table. L'Homme s'assied en face de lui sans rien dire. Il pose ses coudes sur le bois sale puis met son visage dans ses mains, comme s'il pleurait.

Le Père regarde fixement le verre de vin encore à moitié plein. Depuis le temps qu'il vit seul, il ne sait plus trouver les mots qu'il faudrait pour soutenir une conversation et l'autre, là, paraît tout aussi peu bavard que lui.

Vaut peut-être mieux partager le silence...

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

Un jour, il n'y a pas bien longtemps, l'homme est arrivé de nulle part, comme le Père autrefois. Il semblait fatigué. A tort ou à raison, des gens ont pensé à un chemineau venant certainement de loin. Ses souliers, informes et poussiéreux, avaient sans doute trop marché, trop foulé de routes grises et de chemins sans issue. Grand, voûté, il n'était manifestement plus très jeune mais difficile de lui donner un âge. Les traits creusés et la peau tannée par le soleil, il avait l'allure d'un voyageur ou même d'un... vagabond. Seuls ses yeux, d'un bleu très clair, vivaient dans le visage émacié.

Quand il avait traversé le village d'un pas glissé, il n'avait regardé personne. Il n'avait pas davantage souri ou répondu à ceux qui lui avaient souhaité le bonjour. Son attitude dégageait une aura sinistre.

- Où allait-il ? Chacun s'arrêta ou suspendit son activité pour vérifier chez qui se rendait l'inconnu vêtu de sombre. Nul ne fut vraiment surpris de le voir pénétrer chez le Père. Il n'avait pas hésité un instant, comme s'il avait su de toute éternité où se trouvait son refuge. Il n'avait pas frappé et était entré comme chez lui. Peut-être était-il attendu...

 

Le Père avait acquis depuis toujours la réputation d'être un original. Même les anciens l'affirmaient, eux qui le connaissaient depuis si longtemps… Une légende courait sur son compte.

Nul ne se souvenait plus de son arrivée dans le village mais un beau matin, des voisins de la vieille bicoque, au fond du bourg près du cimetière, avaient vu avec surprise les volets ouverts et de la fumée s'échapper de la cheminée. Personne ne se rappelait que cette masure ait été un jour habitée. Tous ignoraient même à qui elle avait bien pu appartenir.

Le vieux venait de s'installer discrètement. Nul ne songea à lui demander des comptes. Il paraissait déjà très âgé mais bien du temps s'était écoulé depuis au cours duquel il avait pourtant enterré plusieurs générations.

Tout le monde ignorait de quoi il vivait, si cette maison était sienne, s'il avait été marié et surtout, s'il avait eu des enfants. Il ne se montrait pas vraiment désagréable. Son visage parcheminé avait toujours l'air de sourire mais il parlait peu et jamais de lui. Il avait progressivement imposé sa présence pour finir par faire partie du décor. Les villageois s'étaient habitués à lui sans pourtant trop le fréquenter. Il jetait sur les gens et les choses un regard souvent ironique qui terrorisait les bigotes faisant courir à son sujet les pires calomnies. Ainsi voyaient-elles en lui l'incarnation du Malin. Cette affirmation se voulait péremptoire et ce n'était pas la venue de cet inconnu qui pouvait modifier leur opinion. Elle attisait au contraire bien plus encore la curiosité en épaississant le mystère qui déliait les langues.

 

Jamais le Père, comme on l'appelait ici sans savoir au juste pourquoi, n'avait mis les pieds à l'église. Sacrilège impardonnable ! Et voilà qu'un type bizarre lui tenait maintenant compagnie. Les cancanières n'hésitèrent pas à conclure que ce devait être son fils sinon par les liens du sang, tout au moins spirituel.

- Pensez ma chère, il aurait un fils alors qu'on ne lui a jamais connu de femme,

supposa la plus fielleuse des deux commères. Sa compagne, ronde à en faire péter les boutons de sa blouse, poursuivit :

- Souvenez-vous quand il est arrivé ici, venant on ne sait d'où, il était déjà vieux, veuf peut-être bien...

- Ne lui cherchez pas d'excuse, je vous en prie. Pour venir s'enterrer ici, il avait nécessairement quelque chose à cacher, j'en mettrai ma main à couper !

La première, sèche comme un coup de trique et de surcroît vieille fille acariâtre, s'agitait furieusement. L'autre, bonasse, essayait de se montrer plus... humaine :

-Et pourquoi ne se serait-il pas retiré du monde pour tout simplement tenter de se consoler d'un chagrin, pour oublier...

- Mais bon sang, ce n'est pas le Bon Dieu !

- Ne blasphémez pas, s'il vous plaît !

Silence, le temps d'un bref signe de croix.

- Malgré ça, moi je le trouve plutôt gentil.

La... "gentille" haussa les épaules en signe d'ignorance.

- Personne ne le sait pas plus que nous ne connaissons son nom ou son prénom. Vous trouvez pas ça étrange ?

- Pas spécialement. Il est tellement décati que ça paraît naturel. On a tous nos surnoms tant et si bien qu'on finit soi-même par oublier comment on s'appelle vraiment. C'est une habitude...

- Vous direz ce que vous voudrez, moi je trouve que le bonhomme qui vient d'arriver chez lui, c'est pas normal. Il faudra en parler à Monsieur le Curé !

Face à la véhémence de sa complice, celle qui prétendait connaître la vie hésitait à dévoiler le fond de sa pensée puis résolut de se lancer :

- Peut-être que le Père a senti l'appel de la mort et que cet homme est venu pour l'assister ?

- Mais ne disions-nous pas que le Père n'avait pas d'âge ?

- Si fait !

- Alors, il ne peut pas mourir et s'il est immortel, c'est bien qu'il est parent avec le Malin !

- Mon Dieu...

et les deux comparses, effrayées par leurs propres médisances, de se signer en se séparant.

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

L'arrivée de l'inconnu avait réveillé les anciennes questions que le temps avait enfouies au fin fond des mémoires.

- Qui le Père était-il en réalité ? Personne n'était jamais parvenu à le savoir. Il acceptait de parler des banalités de l'existence mais éludait les interrogations même discrètes le concernant. Il tenait à garder son secret. Il partait souvent, seul, pour de longues promenades dont il revenait à la nuit tombée. Il laissait à l'abandon le jardin et ne se servait pas chez les commerçants de passage. Il achetait parfois légumes ou volailles à des voisins. Plus ou moins régulièrement, un camion anonyme livrait des choses mais nul n'avait jamais pu savoir de quoi il s'agissait. Depuis qu'il était arrivé, il n'avait jamais quitté le village et même le facteur avait fini par révéler qu'il ne recevait jamais de courrier. La maison se délabrait mais il s'en moquait. Les Maires successifs avaient bien essayé de discuter avec lui autant par curiosité que pour lui rendre éventuellement service ou l'aider si nécessaire mais ils avaient à chaque fois été poliment éconduits. Le Père ne voulait manifestement rien devoir à personne. Hormis ses promenades quotidiennes, il sortait peu.

Depuis l'arrivée de l'inconnu, il ne sortait plus du tout.

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

Dans la petite maison, rien ne se passe. L'homme a gardé la même position tandis que le Père mange machinalement en feuilletant un livre à la couverture avachie d'avoir été trop lu. Avare de parole, il n'a rien ajouté à sa phrase de bienvenue. L'homme n'a toujours rien dit mais il n'a pas besoin de parler. Le Père a compris. Il sait.

Il va bientôt être temps. La mort patiente depuis trop longtemps et maintenant, elle rôde non auprès de lui mais autour de l'inconnu dont les autres ont fait son fils.

- Pourquoi ? Il l'ignore. Il a cru entendre qu'il lui ressemblerait. Bien possible après tout... Lui-même ne se souvient plus très bien de ce qu'a pu être sa vie jadis. Maintenant, il s'en fout. Il a tiré un trait sur le passé qui prend cependant un malin plaisir à le poursuivre.

- La preuve ? Cet homme qu'il a sans doute connu et qui vient le troubler dans sa retraite mais sa mémoire usée, fatiguée, le trahit.

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

Les mois ont passé et nul n'a plus vu l'inconnu ni le Père. Les gens songent à quelque sortilège et n'osent guère s'approcher de la maison et moins encore y pénétrer. Parfois, la cheminée fume encore mais aux fenêtres ne brille plus aucune lumière. Les anciennes superstitions refont surface. L'histoire traîne des morts difficiles à oublier et chaque fois que quelque chose d'anormal se produit, les villageois pensent à ces événements, à leurs ancêtres brûlés sur les bûchers. Certains cherchent, semble-t-il, à conjurer le mauvais sort alors que d'autres voudraient seulement la paix de l'âme mais des générations de vivants ne suffiront pas à racheter le crime perpétré jadis. Depuis des siècles, le calvaire continue. Il s'assoupit parfois mais se réveille souvent comme une catastrophe inévitable. Dans ce pays où les esprits simples croient fermement au dualisme du bien et du mal, le Père et l'inconnu incarnent l'insolite qui intrigue et effraie à la fois. Ici, dans cet enfer oublié de Dieu et des hommes, on a peur depuis des siècles de ce qu'on ne connaît pas.

Quelques téméraires essaient parfois de déchiffrer le décor au travers des vitres sales. Ils aperçoivent seulement deux ombres.

 

- Que verraient-ils s'ils entraient ?

Peut-être bien deux cadavres momifiés à la ressemblance frappante, images incarnates des sacrifiés d'antan revenus expier sur leurs terres le péché ancestral.

 

Le souvenir est venu chercher le Père qui, face à son reflet invité à sa table, a cessé de vivre.

 

MARQUÈS Gilbert

Texte tiré du recueil Nouvelles campagnardes

 

"Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"

Style : Nouvelle | Par MARQUES Gilbert | Voir tous ses textes | Visite : 501

Coup de cœur : 10 / Technique : 6

Commentaires :

pseudo : Man Moon

Une nouvelle fantastique qui nous entraine au fur et à mesure du récit.