J’avais rencontré Farida dans la rue. Une rencontre inattendue comme bien plus tard avec Claire.  Farida était une femme magnifique. Nous étions tous les deux à la dérive. Nous avons essayé d’être l’un pour l’autre une planche de salut. Cela faisait déjà deux ans que je vivais dans un squat près de la gare de Lyon. Farida venait de fuir sa famille. Elle ne connaissait pas les codes et les dangers de la rue. Nous nous sommes croisés alors que nous faisions la queue sous la tente du Secours Populaire.Elle n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Je ne l’avais pas remarquée. Je passais mon temps le walkman collé aux oreilles. Etre loin de tout, être loin de tous, être coupé du monde… telle était ma devise à l’époque. Farida est tombée devant moi. Lorsque sa tête a touché le sol, le bruit a résonné dans tout le bâtiment. Même la musique, se déversant au son maximum dans mes oreilles, ne m’a pas empêché de l’entendre. Ce bruit m’a fait sursauter. Certains en avaient profité pour lui piquer sa place dans la file d’attente. J’ai éteins mon walkman. Je me suis agenouillé devant elle. Elle a ouvert les yeux. Elle m’a souri. J’ai gueulé jusqu’à ce qu’un bénévole vienne nous aider. Nathalie, une bénévole que je connaissais bien, m’a aidé à l’installer sur une chaise. J’avais oublié le poids d’un corps vidé de toutes ses forces. Tandis que nous nous efforcions d’emmener Farida jusqu’à une chaise un peu à l’écart de la cantine, elle tenait fermement dans ses mains fragiles son sac de voyage. Je peux l’avouer aujourd’hui. Je l’ai trouvée étrange cette jeune femme, au premier abord. Je m’étais même demandé si elle ne s’était pas perdue en chemin. Elle était bien habillée. Certes, elle était décoiffée et son maquillage avait coulé. Elle tenait un  sac de voyages. Elle avait l’air d’une touriste ! J’ai appris avec le temps qu’elle semblait être beaucoup de choses, ma Farida, mais jamais ce qu’elle était vraiment. Nathalie lui a donné un sucre imbibé d’alcool de menthe. Elle a rapidement retrouvé des joues rosées. Ensuite, nous lui avons apporté son repas. Nathalie n’avait pas voulu que je retourne faire la queue qui depuis s’était agrandie jusqu’au coin de la rue. Elle m’a proposé de rester auprès de Farida, au cas où. Elle n’avait pas le temps. Elle avait tellement de boulot qui l’attendait avec les autres SDF. Il fallait que je l’appelle si elle reprenait un malaise, elle ferait intervenir les pompiers.  Nous avions donc partagé le premier de nos innombrables repas en tête à tête. Je n’osais pas parler. Dans la rue, dans les squats, on ne parle pas, c’est trop dangereux. Si on parle, on peut finir par se livrer… et se livrer, c’est un peu montrer sa faiblesse… et la faiblesse dans la rue, ça ne pardonne pas ! C’est Farida qui avait brisé le silence la première.

-          «  comment tu t’appelles ? »

Je n’ai pas répondu, dans un premier temps. Puis mes yeux ont croisé les siens. Ses grands yeux verts, je pourrais les dessiner aujourd’hui encore. Mes yeux sont descendus vers son magnifique sourire ; et penaud, comme je l’étais à  l’époque, je n’ai su que répondre

-          «  tu n’es pas dans la rue depuis longtemps, toi ! »

Farida en avait perdu le sourire et moi l’occasion de me taire !

J’ai fini par lui livrer mon nom… et elle sa vie. Elle venait de fuir sa famille. Elle venait de fuir un fiancé. Elle venait de fuir un mariage forcé.

Je savais que ça existait… mais dans le pays de mes parents, pas ici, pas en France. Bien sûr, dans ma cité, j’en ai connu des amies à qui c’est arrivé… mais je n’aurais jamais cru mes parents capables de cela.

Elle avait continué à me raconter comment trois jours avant elle avait fui avec les économies de sa tirelire. On aurait dit une enfant. Avec ce que lui avait livré le petit cochon rose que j’imaginais, elle s’était payé deux nuits d’hôtel. Elle était à la rue depuis le matin. Avec sa dernière pièce de 1 FR, elle avait fait le numéro de téléphone de ses parents. Elle avait peur de son père mais elle avait encore plus peur de la rue, peur de la solitude. Elle avait fini par se dire que sans doute elle serait mieux au chaud près d’un mari imposé, qu’ici au milieu des vagabonds. Elle avait rougi en disant vagabonds, elle avait eu peur de m’avoir offensé. Elle avait raccroché au son de la voix de son père. Il avait eu le temps de dire Farida, c’est toi ? Elle ne voulait pas céder. Elle ne cédera jamais devant rien, ni personne.  Je la regardais me raconter ses malheurs… avec le sourire ! Et quand son sourire a quitté ses lèvres, il s’est installé sur les miennes. Tout le monde aurait pu me croire malade. Jamais personne ne m’avait vu sourire. Ce sourire, je l’ai gardé trois ans, je l’ai gardé tant que j’ai pu garder Farida. J’étais son rayon de soleil, et mes lèvres les gardiennes de son sourire. Dieu que j’ai pu rire entre ses bras ! Elle s’était penchée vers moi. Elle avait posé ses lèvres sur les miennes. Elle avait dit  Je voulais savoir quel goût pouvait avoir les lèvres d’un français, d’un blanc. Je sais, c’est con. En fait, elles ont le même goût que les nôtres ! Je l’ai perdu par bêtise. Farida ne pouvait pas supporter les délinquants. Elle en avait connu beaucoup, y compris dans sa famille. Elle s’était battue tellement fort pour ne pas tomber dans une certaine facilité, ne pas tomber dans l’argent sale, ne pas passer la barrière… briser l’idée reçue que tous les étrangers finissent par être des voleurs. Je me rappelle sa tête le matin quant à six heures, la police est venue frapper à la maison. Perquisition. Menottes. Garde à vue. Jules s’était fait serrer la veille. Il a mis peu de temps à balancer mon nom à la police. Deux coupables pour une moitié de peine. Préventive. Prison ferme. Petite peine… Farida a perdu son sourire. J’ai perdu Farida.