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Le "boyau" par tehel

Le "boyau"

Steve s’était accroupi près de l’encaissement formé par le ruisseau, cela faisait plus d’une demi-heure qu’il était là, dans la même position, sans pouvoir détacher son regard de l’orifice malodorant du boyau.

Un tout fin filet d’eau usée s’en écoulait régulièrement en alimentant le ruisseau qui s’étendait au travers la campagne, juste derrière, à 180 mètres de là, les ruines fantomatiques de l’usine désaffectée semblaient déchirer le ciel bleu.

Steve n’avait toujours pas bougé, comme figé sur place malgré les odeurs pestilentielles des matières fécales que vomissait le tuyau.

Le garçon plissait le front en se triturant nerveusement les doigts, ses jambes fatiguées tremblaient rapidement, il avait peur.

180 mètres.

Le boyau faisait 180 mètres de long.

180 mètres de long pour une embouchure de 68 centimètres, Steve l’avait mesurée avec le mètre ruban qu’il avait dérobé à sa mère.

Au loin, les cris amusés de ses camarades résonnaient en écho.

La bande à Denis.

Bart, Fred et Denis, ses amis.

Ses anciens amis valait-il mieux dire, car Steve ne faisait plus partie de la bande.  Denis l’en avait banni !

Steve se sentait si seul, les vacances lui semblaient si longues !

Il soupira encore, les pieds plongés dans les méandres formés par les eaux usées qui s'écoulaient.

Denis ne reviendrait pas sur sa décision, rien ne l’en ferait changer d’avis, sauf...

Steve souffla par dépit.

Tout avait commencé trois jours plus tôt.

Steve avait rejoint ses camarades et, comme chaque fois qu’ils en avaient l’occasion, ils étaient allé s’amuser dans les ruines.

Ils connaissaient chaque coin, chaque recoin par cœur.  Le moindre escalier, le moindre interstice, chaque pierre, chaque pièce, chaque salle.  Les ruines n’avaient plus aucun secret pour eux.

Du moins, jusqu’à ce qu’ils découvrent la grille.

Une vieille grille toute rouillée qui donnait sur un trou.

Le boyau qu’ils l’avaient appelé.

Denis, que rien n’effrayait, avait parcouru le boyau en moins d’une heure.  Dès qu’il avait découvert l’entrée du boyau, il y avait pénétré et les autres avaient eu beau essayer de le rappeler, jamais il n’avait fait demi-tour.

Steve avait même failli pleurer.

Denis était leur idole.

Ils l’avaient attendu.

Comme Denis ne revenait pas, ils en déduisirent qu’il finirait bien par déboucher ailleurs, à l’autre extrémité et ils s’étaient mis à la chercher.

Ils firent le tour des ruines, vérifièrent dans les fossés, soulevèrent des dalles au sol, l’appelèrent, jusqu’à ce que finalement Denis apparut, les bras en l’air comme un champion qu’il était.

- Bande de petits cons ! avait ricané Denis dont les jeans étaient maculés de boue au niveau des genoux.

- Où étais-tu ?

- Venez voir, c’est là ! et Denis leur avait montré le petit déversoir à 180 mètres des ruines.

- Putain, t’es passé par là ?

- Comme un Dieu !

- T’as pas eu peur ?

- Denis n’a jamais peur, les gars, vous le savez ! les autres avaient posé leur main sur les épaules de Denis, ils étaient fiers d’être ses amis.  - A qui le tour ? avait ensuite lancé Denis.

Bart et Fred s’étaient mutuellement regardé et ils avaient baissé les yeux.  - Toi Steve ?

- Moi ?  là, maintenant tout de suite ?

- J’y suis bien allé, alors, pourquoi pas toi ?

- Mais c’est peut-être dangereux ?

- Allons, je suis là, entier et en bonne santé.  T’aurais pas peur, des fois ?

- Peur ?!?  je, ...

- Poule mouillée !

Denis avait voilement poussé Steve et il avait adressé un clin d’oeil aux deux autres.

- Steve est une poule mouillée, Steve est une poule mouillée ! reprirent Bart et Fred en chœur.

Denis n’avait rien osé ajouter.

- Allez-y vous deux, montrez lui, après, il n’aura pas le choix !

Denis avait emmené les deux autres un peu plus loin, Steve avait médité en les suivant, puis, il était resté derrière Denis à regarder Fred et Bart pénétrer dans le boyau.

- Allez, viens, on va aller les attendre de l’autre côté ! avait ordonné Denis.

- Alors gamin, qu’est-ce que tu fiches là tout seul ? Steve sursauta et revint à la réalité.  Il vit le vieux Nenry qui se baladait avec son chien.

Le vieux Nenry, presque une légende qui connut son heure de gloire durant la seconde guerre mondiale.

- Vous m’avez surpris ! lâcha Steve en se redressant malgré les douleurs sourdes de ses jambes qui étaient restées trop longtemps pliées.

- Tu m’as l’air tracassé mon garçon ?  Je me trompe ?  Nenry avait l’oeil, s’était un type avec qui les gamins du coin aimaient parler.

- Je, ... Dites-moi Monsieur Nenry, que faut-il faire quand on a envie de faire quelque chose mais qu’on n’ose pas ?

Nenry s’était frotté le menton et il avait réfléchi quelques instants, puis, il avait souri en répondant: -écoute ton cœur Gamin, il faut toujours écouter son cœur !  Puis, le vieil homme était reparti sans plus se retourner.

Steve l’avait encore regardé s’éloigner et puis il avait à nouveau observé le boyau.

Son cœur était bien malheureux, son cœur lui disait d’y aller, mais ses tripes l’en empêchaient.  Steve avait très peur, 180 mètres, ce n’était pas rien !

Fred et Bart mirent bien plus qu’une heure pour parcourir les 180 mètres et c’est finalement Denis qui conseilla à Steve d’aller vérifier qu’il n’y avait pas de problème à l’entrée du boyau.

- Ohé les amis ?  Fred ?  Bart ? personne ne lui répondit, hormis l’écho de sa voix qui portait loin.  Steve avait plissé les yeux, il avait tenté d’y pénétrer, voir s’ils n’étaient restés coincés quelque part, mais il n’avait pas osé.

- Ils sont là !  Denis accompagné de Fred et Bart était revenu.

- Vous en avez mis du temps !

- 180 mètres froussard, c’est pas rien !  Vas-y qu’on se bidonne un peu ! avait plaisanté Fred.

Denis n’y alla pas !

180 mètres !

180 mètres de ténèbres insalubres !

180 mètres dans les entrailles de la Terre, 180 mètres dans la merde !

Jamais il n’oserait y aller !

Denis soupira.

...

Soudain, il enfourcha son vélo et retourna chez lui.

En poussant sur ses pédales, Steve, qui se mordait la langue pour ne pas paniquer, se répétait sans cesse: - j’ai pas peur, j’ai pas peur, j’ai pas peur !

Ses parents travaillaient tous les deux en ville et durant les vacances scolaires, Steve restait seul à la maison.

Il grimpa les escaliers jusqu’à la chambre de ses parents, il fouilla la garde-robe et en sortit la boîte à couture de sa mère.

Une pelote de laine.  Voilà ce dont il avait besoin.

Il vérifia l’épaisseur de la pelote et la solidité du fil, et enfourna la pelote dans la poche de ses jeans.

Le garage adjacent à la villa de ses parents faisait 7 mètres de long.  Steve le savait, il avait participé aux fondations en donnant un coup de main à son père.  7 mètres, il s’en souvenait car il avait beaucoup peiné en manœuvrant les blocs de béton.

Il attacha l’extrémité de la pelote au piquet de la porte et commença à dérouler la laine.  Tous les 7 mètres, Steve fit un double nœud dans le fil.  26 fois 7 mètres, 26 nœuds.  Puis, avec patience, il rembobina la pelote.

Il jeta un dernier coup d’oeil à la villa, suivit distraitement un vol d’oiseaux dans le ciel ensoleillé et finalement, il fila jusqu’aux ruines.

Il lui fallu passer le premier sentier battu et emprunter le petit pont de bois, puis, dans le second bâtiment, il descendit les marches abruptes d’une ancienne cave éclairée par des soupiraux brisés.

Là, quatre autres marches menaient au boyau.

L’entrée du boyau.

Si Steve osait y pénétrer et le traverser, ses amis l’accepteraient à nouveau, il ferait de nouveau partie de la bande à Denis.

Il respira deux ou trois longues bouffées d’air, se stimula moralement, - j’ai pas peur, j’ai pas peur, j’ai pas peur !  puis, de toutes ses forces, il tira sur la lourde grille que ses amis étaient parvenu à desceller.

La grille grinça sur ses gonds, et Steve plongea la tête dans l’horrible gouffre du tuyau.

Au loin, en écho, il pouvait entendre le ruissellement des eaux usées qui coulaient des différents égouts qu’on y avait clandestinement raccordés.

C’était déjà ça, à l’entrée du boyau, il faisait sec.

Il fixa l’extrémité de la boule de laine à la grille et en déroula quelques mètres.

26 nœuds à passer et il serait au bout.

- Une lampe de poche ? songea-t-il soudain.  Si seulement il y avait pensé !

Mais Steve n’y avait pas pensé, et s’il retournait jusque chez lui pour en chercher une, jamais plus il ne remettrait les pieds là.

Fort heureusement, il gardait toujours sur lui une boîte d’Union Match qui lui viendrait bien à point dans le boyau, mais pour l’instant, il la laissa dans sa poche.

Les bâtiments étaient déserts et le souffle du vent léger qui s’y engouffrait n’augurait rien de bon.

Il vérifia une fois encore la solidité du fil de laine et poussa sur ses pieds en recourbant la tête.

Cette fois, Steve avait fait le premier pas.  Il poussa de nouveau sur ses pieds, puis sur ses genoux, et parvint à complètement pénétrer dans le boyau.  Une odeur âcre et désagréable lui tortura les narines.

Il passa le fil de laine au travers la grille ouverte de manière à ce que la boule se débobine sans encombre.

Son cœur se mit à battre rapidement.

Il eut envie de vomir.

Steve se contorsionna et il put encore apercevoir le trou blanc de luminosité qui éclairait ses tennis, s’il avait voulu faire marche arrière, c’était le moment, car après, ce serait trop tard.

Il respira encore quelques fois, vérifia qu’il n’empiétait pas sur le fil, et tira sur ses coudes.  Le trou blanc s’éloigna par saccades.

Le fil, il ne fallait surtout pas le briser.

Le fil était l’unique preuve qu’il était passé par là, l’unique preuve qu’il aurait à montrer à Denis.

Steve avait le souffle court, il se concentrait pour ne pas céder à la panique qui gonflait dans ses bronches incendiées par les poussières de rouille.

A chaque centimètre supplémentaire, c’était une écorchure de plus pour ses coudes, une égratignure de plus pour ses genoux qui souffraient.

Les doigts horrifiés de Steve touchèrent le premier nœud.

7 mètres.

Il n’avait parcouru que 7 mètres, alors que sa progression lui avait semblé si longue.

7 malheureux tous petits mètres !

- Denis y est bien parvenu lui, pourquoi pas toi ? lui dit sa conscience.  Steve fit un effort supplémentaire pour ne plus hésiter et il continua à ramper dans l’immonde boyau.

A la première toile d’araignée qui vint se coller sur son visage, Steve faillit étouffer, comme étrangler subitement par une peur panique, il avait roulé sur le dos, avait hurlé un cri muet et ses mains avaient chercher frénétiquement la boîte d’allumettes.

Il en avait craqué une.

Le boyau s’était éclairé, plus horrible encore qu’il n’avait osé se l’imaginer.

Les parois étaient sales et vétustes, elles tombaient littéralement en ruine et étaient fissurées à divers endroits d’où d’épaisses croûtes de tôle rouillée pendouillaient, çà et là, des toiles d’araignées datant du jurassique encadraient les coins arrondis, devant, le trou noir, derrière, les ténèbres englouties...

Steve contrôla sa respiration et il parvint à retrouver son calme.

L’allumette lui brûla les doigts.

A tâtons, il chercha la boîte et brûla une autre allumette.

- Doucement, doucement.  Pense à Denis.  Denis, lui c’est un homme ! se répéta-t-il.  Il glissa la boîte d’allumettes dans la poche de sa chemise et poussa sur ses genoux.

- Han ! han ! han ! a chaque poussée, Steve s’aidait en gémissant un cris d’effort.  - han ! han ! han !  2ème nœud.  Cette fois, il ne s’arrêta plus.  Plus question de faire une pause.

Han ! han ! han ! Steve accéléra la cadence et dépassa bientôt le troisième nœud de la cordelette.  21 mètres.

Un peu plus d’un neuvième de la distance totale à parcourir.

- Han ! han ! han ! 68 cm d’espace, pas un de plus !  68 cm, c’était très peu.

Trop peu.

Beaucoup trop peu pour que Steve puisse se tenir debout.

Beaucoup trop peu pour qu’il puisse même se mettre à 4 pattes, et même beaucoup trop peu pour qu’il puisse se retourner.  Juste de quoi ramper, juste de quoi s’esquinter les coudes, le thorax et les genoux.

- Han ! han ! han !

Steve n’était pas un champion de l’orthographe et il était probablement incapable d’écrire le mot claustrophobie sans faute, mais à présent, il pouvait aisément expliquer en détails toute sa signification.

Soudain ses doigts rencontrèrent d’étranges petites brindilles.

Des brindilles qu’ils connaissaient bien pour avoir fait exploser des milliers de pétards avec ses amis.

Il s’arrêta et craqua une allumette.

Ses yeux mirent un certain temps à s’habituer à la clarté aveuglante de la petite flamme jaune, puis, il distingua les bouts d’allumettes consumées qui s’éparpillaient un peu partout.  Juste au-dessus, à quelques centimètres à peine, le boyau s’élargissait en une espèce de chambre d’expansion d’une capacité d’un mètre cube environ.  Steve s’y redressa pour s’asseoir un instant.  Des allumettes consumées !

Denis et les autres avaient probablement dû faire pareil à lui.

Il craqua une autre Union Match en s’essuyant le front.  La cage était en briques rouges humides qui suintaient et le fond était noyé d’une légère couche de boue flasque.  Plusieurs traces de pas y étaient encore visibles.

Plus aucun doute cette fois, Denis était bien passé par là, Denis la vedette s’était lui aussi arrêté là !

Comme l’allumette lui brûla les doigts, il la lâcha et en alluma une autre.  il vérifia son fil de laine et estima qu’il était à trois mètres plus ou moins du 4ème nœud.  Il avait parcouru 25 mètres.  Tout ce temps pour 25 mètres à peine !  Steve observa sa montre, il avait mis 30 minutes pour ramper 25 mètres.  Jamais il ne parviendrait à battre le record de Denis, mais cela n’avait jamais été son intention, cela n’avait pas réellement d’importance, tout ce qui comptait, c’était d’y arriver, c’était d’arriver au bout du tunnel, vaincre ce satané boyau !

- Et si tu faisais demi-tour ? lui suggéra la voix mesquine dans sa tête.

- Pas question, parvint-il à dire d’un ton qui le surprit.  L’allumette se consuma rapidement.

- T’as qu’à faire demi-tour et puis, tu leur diras que tu es passé !  ils ne sauront jamais rien !

- Et s’ils m’interroge nt sur ce qu’il y a plus loin ? Steve se parlait à lui-même, se trouvant des excuses pour renoncer, excuses qu’il démontait aussi vite.

Il allait craquer une 4ème allumette, mais il se résigna, s’efforçant de reprendre sa pénible progression.  A contre cœur, il pénétra dans l’embouchure suivante du boyau, prenant garde de pas perdre son filin, s’appliquant pour avancer le plus aisément et le plus vite possible.

- Han ! han ! han !

35 mètres, 5ème nœud.

Steve était à bout de force.  Quelques centimètres à peine par mouvements qui lui coûtaient un maximum d’efforts prodigieux.  Plein de hargne et de volonté, il s’obstina malgré tout et persévéra dans le tuyau.

49 mètres.

Le bruit de l’eau qui s’écoulait dans la conduite, se faisait de plus en plus puissant, il n’allait plus tarder à entrer en contact avec la fiente et le purin.

56 mètres.

Premiers trous d’usure dans sa chemise.

Ses coudes se mirent à saigner.

63 mètres.

Il alluma une autre Union Match.

Rien n’avait changé dans l’apparence du boyau, sauf que les toiles d’araignées se faisaient plus rares, signe immanquable que le taux d’humidité était de plus en plus élevé, qu’il allait imminent entrer en contact avec l’eau croupie.  Il ravala sa salive dans sa gorge meurtrie par l’air sec raréfié et poussa à nouveau sur ses jambes endolories.

70 mètres.

Le boyau s’ouvrit sur une nouvelle chambre.

Celle-ci était un peu plus grande que la précédente, Steve s’y détendit quelques instants avant de craquer une allumette.

Le fond de la cage était noyé d’une mare vaseuse et malodorante, juste un plus loin dans le boyau, les chuintements d’un liquide gras lui parvenaient.  Il s’éclaira d’une autre Union Match et chercha partout autour de lui.  Aucune trace du passage des autres !

Sceptique, Steve grilla une autre allumette, mais cette fois, il se dit que c’était bien la dernière, car de ses doigts abîmés, il avait senti qu’il ne lui en restait déjà presque plus.  Non, Denis, Bart et Fred ne s’étaient jamais arrêtés là, ils avaient, eux, poursuivi sans s’arrêter !

Il tira sur ses jambes en s’aidant de ses mains et s’enfourna dans l’embouchure suivante.

Le souffle court, la tête en feu, il dépassa le 11ème nœud sans presque même y penser.  Tel un automate mû par une volonté extraordinaire, il progressa davantage, en tâchant d’oublier les meurtrissures de ses coudes et de ses genoux dont les chairs vives s'abîmaient un peu plus à chaque mouvement sur l’écorce rugueuse de la paroi.

Avant qu’il n’atteigne le 12ème nœud, il fut surpris par l’eau.

Ca avait été comme une douche froide.

Tombé de nulle part, un jet puissant et lourd lui mouilla la tête.  Steve releva rapidement le menton en recrachant l’horrible tasse qu’il venait d’avaler.

C’était amer.

Ca puait.

Impossible de faire marche arrière, impossible de ne pas y passer.  Il s’aida du bout des pieds pour avancer plus vite encore.

A chaque élan, il lui fallait fermer les yeux et la bouche et baisser la tête pour ne pas avaler le liquide malsain qui montait jusqu’à ses épaules.

- Mes allumettes ! hurla-t-il soudain.  Steve se retourna sur le dos, ses mains fouillèrent les poches de sa chemise, elles saisirent la boîte d’Union Match, mais il était déjà trop tard, le carton s’effrita entre ses doigts frénétiques.

A tâtons, il recensa les allumettes qui lui semblèrent encore plus ou moins sèches.

Quatre.

Peut-être 5, avec un peu de chance.

Il s’appuya sur les coudes et tint les 5 allumettes entre ses lèvres.  Quoiqu’il arrive, il ne les lâcherait plus et à la première occasion, il en essaierait une.

12ème nœud.

Il passa une seconde source d’eaux ménagères et usées.

Ramper ainsi, en appui sur ses coudes, était encore plus pénible, mais il s’y fit malgré tout.

Il frissonna en arrivant à hauteur des 84 mètres.  Steve n’avait pas froid, bien au contraire, il était en nage et suait abondamment, mais l’idée qu’il lui restait plus de la moitié à parcourir lui glaça l’échine.

Après le 13ème nœud, il bénéficia d’une troisième chambre d’expansion, totalement noyée, mais il put quand même s’y redresser et y souffler.

Son dos était complètement endolori et émettait de petits craquement à chaque mouvement qu’il faisait.

Nerveusement, il craqua une allumette.

Elle se brisa contre la paroi du boyau.

Il en essaya une seconde qui ne flamba qu’une demi-seconde.

La troisième fut la bonne.

Une pâle lueur hésitante éclaira la chambre, sous ses pieds ballants, l’eau, dont le niveau semblait monter, était agitée de gros bouillons.

- Et si c’est profond ? lança sa voix intérieure.

- Profond ?

- Oui ! si tu saute et que tu n’as plus pied ?

- Je sais nager ! pensa-t-il

- Combien de temps pourrais-tu nager dans une merde pareille ?

Steve réfléchit.

Les chambres précédentes ne mesuraient pas un mètre de profondeur, mais celle-ci ?  Rien n’indiquait à Steve à quelle hauteur se situait le niveau de l’eau.  Il paniqua.

L’allumette s’éteignit.

- Denis n’est jamais venu jusque là ! lui susurra la voix.

- Hein ?

- Denis n’est jamais venu jusque là, c’est impossible !

- Comment cela ?

- Il a été beaucoup trop vite !  Il est impossible de sortir du boyau en une heure !  Tu n’as pas traîné, tu as fait aussi vite que tu as pu, mais malgré tout, cela fait plus d’une heure et demie que tu patauges dedans, et tu n’es pas encore au bout de tes peines !  Et puis, l’absence de traces dans la seconde chambre ?  Hein ?

Steve comprit soudain que ses camarades l’avaient abusé.

Denis n’était pas allé plus loin que la première chambre !  Fred et Bart avaient dû l'imiter !

Cela ne faisait plus aucun doute.

Il pouvait faire demi-tour, renoncer, à présent, il savait.

- Salauds ! cria-t-il à l’écho de sa voix vociférant.  Les deux allumettes qui lui restaient tombèrent à l’eau.

- Salauds ! vous êtes des salopards de menteurs ! il se mit à pleurer en gémissant, une fatigue insupportable l’abattit soudain.

84 mètres en enfer.  84 mètres dans le boyau pour rien !

Lentement, il pleura de colère et de rage...

- Et si tu allais jusqu’au bout ?  si toi, tu allais jusqu’au bout ? proposa la voix.

- Jusqu’au bout ? Steve releva la tête.

Au point où il en était, cela valait sans doute la peine, encore un peu moins de 100 mètres, quasi une fois autant que ce qu’il venait de faire et il verrait bientôt la fin de ses peines et ses efforts couronnés.

Sans plus réfléchir, il sauta dans la cage.

L’eau lui monta jusqu’aux aisselles, et il faillit s’étouffer de saisissement.

Steve prit peur et il s’agrippa de toutes ses forces au prolongement de l’embouchure.  D’une traite, il se hissa à l’intérieur et repris sa progression vers le bout du tuyau.  Vers la victoire.

C’était déjà çà, il était de nouveau au sec.

Le fil de laine était toujours fixé à sa ceinture, il le ramena par dessus son épaule et tira légèrement dessus pour avoir du mou.

14ème nœud.

Steve ne sentait plus ses coudes.  En passant délicatement ses doigts dessus, il pouvait toucher une matière visqueuse et chaude qui n’était rien d’autre que du sang, mais il continua quand même.

15ème nœud.

Il décrypta de nouveau le bruit de l’eau qui coule.  Sans plus tarder, il allait de nouveau avoir droit à la douche.  Il serra les dents et poussa sur ses jambes.

- Han ! han ! han !

16ème nœud.

112 mètres.

Le boyau lui sembla interminable.

17ème nœud.

De deux endroits situés dans la voûte, une double source d’eau puante lui tomba sur les épaules.

Steve fut à peine surpris de l’odeur exécrable et des sensations désagréables des grumeaux de fiente et d’excréments qui lui maculèrent le corps tout entier.

126 mètres.

Tout à coup, il s’immobilisa et resta sur place.

L’eau montait !

Pas d’erreur, l’eau montait.  A présent, le niveau de l’eau atteignait presque ses biceps, l’eau montait !

Il réfléchit, il se concentra et toucha le fond de la paroi afin de tenter de repérer la forme de celui-ci.  Le boyau montait !

Le boyau montait, c’était une chance !

L’eau montait, mais à cause de la forme concave du boyau, si ça avait été l’inverse, il était foutu.

Il se remit en marche et tenta de penser à autre chose.

- Et si tu te trompais ? lança la voix à sa tête à moitié folle.

- Hein, si tu te trompais.

Il contrôla à nouveau l’aspect du tuyau et se rassura.

L’eau montait encore et finit par dépasser ses épaules.

Avec beaucoup de difficulté, il parvint à garder la bouche hors de l’eau.

- Han ! han ! han !

19ème nœud.

Collé contre la voûte, Steve inspira une longue bouffée d’air et il plongea en empoignant violemment les bords totalement immergés du boyau.

Il se mit à nager en de petites brasses rapides et désordonnées.

Encore.

Il expulsa l’air de ses poumons exténués.

Et se laissa aller...

Ses mains, puis sa tête ressortirent de l’eau, en suivant le mouvement de balancier de l’espèce de ressac qu’il avait créé et il s’échoua sur la partie du boyau qui redevenait plate.

Il avait réussi !

Il était sauvé !

Il tira un peu plus sur ses bars et se blottit sur lui-même au sec.

Si seulement il pouvait voir !  Si seulement...

Il chercha le fil de laine, le toucha sur une certaine longueur et calcula mentalement.  140 mètres.  Il avait parcouru quelque chose comme 140 mètres du boyau !

Il était presque au bout de ses peines et il se remit en route.

21ème nœud, quatrième chambre.

Il s’écroula littéralement contre le muret de briques qui formait la chambre de visite.

Ses tempes battaient la chamade au rythme de son cœur emballé.

Il n’en pouvait plus, il aurait bien voulu dormir, se reposer, ne pas être là.

- Tu as pensé au fond de la chambre ?

- Hein ?

- Le fond de la chambre ?  si cette fois il est bien plus profond ?

Le fond de la chambre ne pouvait pas être rempli d’eau, Steve était au sec à présent, et au toucher, il lui semblait que les parois métalliques du boyau étaient elles aussi sèches et ce depuis bien longtemps.

En face de lui, se dressait l’autre embouchure, il ne la voyait pas, car il avait beau chercher, ses yeux n’y voyaient rien, mais se fiant à son instinct, il sauta.

- Aïe ! le béton.

La chambre était vide.  Rien que du béton armé dur et froid.

Steve se redressa et se massa le dos en soufflant, puis, à l’aveuglette, il chercha l’autre embouchure.

Il n’y avait rien.

Il chercha encore, plus vite.  Encore plus vite, caressant rapidement tous les angles, en haut, en bas, à gauche à droite, au-dessus, en dessous.

Rien.

Il était bloqué là, sans plus pouvoir faire quelque chose.

Faire demi-tour ?

Hors de question, il n’en n’aurait plus la force.

Plus l’envie.

Ses mains cherchèrent de nouveau obstinément et miraculeusement, elles dénichèrent finalement l’autre embouchure.

Il y pénétra en tirant délicatement sur le fil, il avait atteint le 22ème noeud.

22 nœuds.  22 nœuds de 7 mètres, il n’en revenait pas et se sentit soudain transporté de joie et de fierté.

Au détriment de ses genoux en sang, il rampa de nouveau.

Le boyau montait toujours.

- Et si ça ne débouchait pas là où Denis l’a dit ?  hein ?  qui sait ? puisqu’il n’est jamais allé jusqu’au bout ?

Il s’arrêta.

Perdu.

Exténué.

Méchamment fatigué.

(à suivre)

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Commentaires :

pseudo : PHIL

Diablement prenant et encore plus...angoissant, mais j'aime CDC