Mon émotion est palpable, mes yeux s'embuent à chaque nouvelle séparation. Le processus du retour à la vie du dessus est enclenché. Je vis la douleur si intensément que déjà, j'affirme que la vie est cruelle, que les jours à venir constitueront de longues heures interminables. Derrière le réflexe conditionné qui me pousse à la position de victime surgit une magnifique force de vie.

Les liens extérieurs avec les danseurs et danseuses du groupe naturellement s'estomperont, avec le temps et l'éloignement. S'attarder sur la disparition de ces liens provoque la souffrance. Il existe pourtant des liens d'une toute autre nature, ceux qui ont été cultivés dans l'intimité de l'individualité. Ils ont permis de retrouver le contact avec soi, dans le secret fondamental de l'être qui enfin perçoit ce qu'il est et qui enfin comprend qu'il appartient à.

Je prends place dans le train. Apaisée, j'offre un large sourire aux danseuses, un baiser soufflé au creux de la main. Debout sur le quai, elles accompagnent mon départ d'intarissables mouvements dansés de leur bras. Au revoir ou Adieu, peu importe. Et surtout merci, merci du fond du coeur. Sur le trajet, je contemple la beauté de mon paysage intérieur, comme si le spectacle offert à l'aller se déroulait maintenant en mon sein. Une large route en construction apparaît sur ma droite, encore très belle dans sa robe de terre rouge mais bientôt ensevelie par un épais goudron noir...

Le train habilement entre en gare, crissements métalliques sur les rails qui s'arrêtent là. Terminus, fin d'un très long et très beau voyage. Je suis attendue par un membre de la tribu, celle dont je fais partie dans ma vie du dessus. La transition s'annonce délicate, je l'avais imaginée. En posant le premier pied à quai j'éprouve une sensation étrange, identique à celle qui m'envahit lorsque je sors brutalement d'un rêve envoûtant. Où suis-je, qui suis-je ? Une fraction de seconde mon esprit est confus.

Foule de voyageurs pressés, attristés ou enjoués, de venir ou de partir, d'arriver ou d'aller. Mouvements incessants, pas de danse en avant, en arrière. Croisements, effleurements, en dedans, au dehors. Souffles et énergies. Mon corps se réaligne et il est temps. Il est temps de me rapprocher du sourire qui m'attend, le visage heureux des retrouvailles. Pourtant il semble timide. Offrir généreusement son amour, sans retenue, sans pudeur, est difficile. Plus encore lorsqu'il s'agit de sa propre tribu.