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La Grande Marche ... par tehel

La Grande Marche ...

Prologue.

Quelques mois plus tôt.

Une légère brume s’élevait au dessus du pré, au loin, inspiré par les premiers rayons d’un soleil encore assez timide, un coq aguerri chantait.  Ca allait être une sacrée bonne journée !  Shocker, Harrold Shocker comme il se faisait appeler depuis quelques temps, joignit ses mains de contentement, en les claquant vivement, et aussi vite, comme il en avait l’exécrable manie, il les frotta énergiquement en émettant de légers crissements dus aux callosités de ses gros doigts boudinés.  Harrold sourit et il jeta un dernier coup d’oeil à l’espèce de mosaïque tricolore tachetant l’herbe vivace qui se remettait des rigueurs de l’hiver.

Le vieil homme repartit discrètement en abandonnant derrière lui ses cartons vides, il souriait toujours, en grimaçant de sa bouche édentée.  L’Affaire du lait empoisonné (Voir “Banquet”, à paraître) avait remporté un réel succès, mais celle-ci allait davantage encore confirmer sa folie meurtrière et certes bien avant la Trinité !

Personne n’aurait pu deviner les plans machiavéliques du vieil obsédé, et certes pas la respectable Madame Seymour, qui trois jours plus tôt, soit le jeudi, lui avait vendu tout le restant de son stock de ruban.

Quand Shocker avait poussé la porte de la boutique, Madame Seymour l’avait observé par dessus ses minuscules lunettes en forme de demi-lune.  L’homme avait l’air anodin, comme tous les bonhommes d’un certain âge, le dos recourbé par l’arthrite ou les rhumatismes, le visage ravagé par des rides profondes et l’allure tranquille, innocente.

- Monsieur ?

- Bonjour Madame !

- Vous êtes de nouveau de passage ?

- En effet !  Je passais précisément par là, quand j’ai aperçu votre commerce, je me suis dit: Harrold Shocker, mon vieux, là, tu trouveras ce que tu cherches !

- Et qu’est-ce que vous cherchez Monsieur Shocker ? demanda Madame Seymour, d’un ton professionnel qu’elle utilisait depuis bientôt trente ans.

- Du ruban !

- Du ruban ... De quelle couleur ?

- Alors, attendez, ... l’homme avait extrait hors de la poche de son vieil imper élimé un bout de papier jaunâtre et il y lut ses notes, - j’en voudrais du rouge, du bleu et du jaune !

- Du rouge, du bleu et du jaune ? Madame Seymour s’était penchée sous le comptoir et elle avait vérifié ses réserves de ruban.  Quelle longueur désirez-vous Monsieur Shocker ?

- Il m’en faudrait 20 mètres de chaque couleur !

- 20 mètres ! avait-elle répété estomaquée.

- Oui !

- C’est que... je ne pense pas en avoir suffisamment...

- Voulez-vous bien vérifier s’il vous plaît ?

La femme avait étalé sur le comptoir les bobines rouges et jaunes, d’un coup d’oeil rapide, elle estima l’épaisseur du ruban.

- Ca devrait aller, mais je ne possède plus de bleu !

- Donnez-moi ce que vous avez alors !

Une fois encore, elle avait plongé sous le comptoir et elle avait presque aussi vite reparu avec une troisième bobine.

- Voilà, j’ai du vert !

Non !  Pas du vert !  Surtout pas du vert ! avait-il dit en hurlant à moitié.

- Ah ?

- Heu, oui, le vert, ça ne va pas, ça ne se remarque pas !  Donnez-moi ce que vous avez d’autre.  N’importe quoi de voyant, tout sauf du vert !

Madame Seymour lui proposa du ruban blanc et Shocker, ou peu importait son véritable nom, se frotta maladivement les mains de contentement.

- Ce sera tout ?

- Oui, je vous remercie Madame !

- Voici Monsieur Shocker, je vous mets un sac ?

- Ca ira comme ça, merci ! et Shocker fit demi-tour, ses trois bobines de ruban précieusement blotties sous son bras.

- Au revoir Monsieur...

- Au revoir Madame.

- Et bonnes fêtes de- Madame Seymour s’était interrompue, l’homme était déjà ressorti.  Elle s’était précipitée à la vitrine de sa boutique et elle avait regardé ce personnage insolite disparaître à bord de sa vieille voiture déglinguée dont la plage arrière était surchargée de caisses en carton dégorgeant de petites formes arrondies et noirâtres.

Jamais plus elle ne revit le vieux fou.

 

A 10h00’, le dimanche, alors que les cloches du village résonnaient dans le lointain, des cohortes entières d’enfants sages avançaient en désordre sur le chemin scabreux qui menait au pré.

Tous les adultes riaient et s’amusaient de l’angoisse et de l’anxiété des enfants qui leur tenaient la main, tout le monde était heureux et tout le monde plissait les yeux afin de tenter d’apercevoir cette chose pour laquelle ils s’étaient expressément déplacés de bonne heure.

Par dizaines, les enfants se mirent à courir et à foncer sur l’herbe verte, par dizaines, par centaines même, ils se jetèrent sur les magnifiques nœuds rouges, jaunes et blancs des œufs.

- Bonnes fêtes de Pâques les enfants ! ricana Shocker en épiant les petits, occupés à ramasser un maximum d’œufs.  Le vieil homme se frotta une nouvelle fois les mains, puis il tourna la clé de contact pour démarrer.  Quand il descendit la pente escarpée de la colline, personne ne le remarqua, tandis qu’il songeait à la Trinité et à la dernière folie qu’il allait trouver pour cette occasion...

 

Ni les pères, ni les fils ni les sains d’esprit ne remarquèrent les cartons déchirés des boîtes de mort-aux-rats qu’il avait mélangée à la pâte de cacao du chocolat...

 

L'histoire

 

L’autoroute, flanquée dans une espèce de vallon assez profond, offrait une splendide ligne droite qui menait directement à la Paradise Tower Trust.  Deux bandes de circulation dans chaque sens, plus une bande d’arrêt d’urgence, le tout encerclé de solides bernes de protection et emprisonné dans la sorte de ravin composé de coteaux recouverts de gazon et destinés à diminuer les nuisances sonores.

C’était là l’endroit idéal.

Surtout que suite aux pluies diluviennes de ces dernières semaines, les bas-côtés s’étaient fâcheusement affaissés, charriant des amas de terres boueuses et isolant ainsi l’autoroute.

L’autoroute, un véritable goulot d’où il était, à l’époque, impossible de sortir...

 

118.

118, c’était exactement le nombre de personnes victimes de la folie meurtrière de ce satané Harold Shocker.

23 adultes qui, par gourmandise, avaient dévoré quelques oeufs en chocolat, et 95 enfants qui tout naturellement avaient fait de même à l’occasion des fêtes de Pâques.

Au total, on avait recensé plus de 250 contaminations.

253 personnes précisément, 253 personnes de tout âge avaient mangé de ces friandises empoisonnées à la mort-aux-rats.

Brûlures d’estomac, perforation du duodénum, vomissements, saignements, diarrhées incontrôlables, infections du foie, dégradations du pancréas, indigestions virulentes, nausées incessantes, toutes sortes de symptômes inéluctables qui furent diagnostiqués à différents degrés.

Au total, 118 victimes.

Partout dans le monde, on publia les échos de cette monstrueuse affaire qui souleva un vaste élan de solidarité parmi les foules et, c’est le 20 octobre de cette année-là, que fut organisée la Longue Marche.

Une marche qui démarrait des près sur les versants de l’Aiguille et qui se terminait au pied de la PTT, le Paradis comme on disait, où il avait été convenu que chaque participant déposerait un bouquet de fleurs blanches en hommage aux victimes et particulièrement en souvenir des enfants disparus.

Deux semaines plus tôt, l’appel au rassemblement fut lancé et c’est par milliers que les premières réservations furent dénombrées.

Toutes les compagnies de transports en commun furent submergées.

Les bus, les trains, les taxis mêmes, furent assaillis de demandes.

1.000 hectares de prairie furent balisés afin d’y prévoir un parking suffisamment spacieux pour accueillir les automobiles.

  1. Des centaines de particuliers mirent leur voiture à disposition de ceux qui n’en avaient pas, les trams circulèrent gratuitement, les hôtels proposèrent des formules bon marché pour ceux qui venaient de très loin et un jour férié national fut décrété pour le lendemain afin de sensibiliser toute la population du pays si ce n’était pas déjà chose faite.

D’un autre côté, comme les estimations, quant au nombre potentiel de marcheurs, approchaient le million de personnes, les autorités s’organisèrent à grands renforts de policiers, militaires et autres gardes civils.  Il fallait à tout prix éviter les débordements et les émeutes.  1 million de personnes à contenir sur un parcours de 8 kilomètres, cela relevait du défi.  L’armée fut impliquée pour canaliser les flots de voitures, des centaines de policier, en civil se mêlèrent discrètement à la foule pour éventuellement prévenir et intervenir en cas de problèmes.  Toutes les rues adjacentes au parcours tracé furent bloquées et gardées par des escouades de policiers en tenue d’intervention.  Plusieurs autopompes et camions anti-émeute furent mobilisés aux points cruciaux.  Des tireurs d’élite, armés de fusils hypodermiques, avaient été postés sur le toit des immeubles les mieux situés, un vol de surveillance par un hélicoptère avait même été planifié.

Tout cela à cause de ce maudit Harold Shocker !

A 14h45 précises, comme prévu, le cortège des marcheurs se mit en branle.

Une immense marrée noire humaine.  Un véritable cordon grouillant de vie.

Les organisateurs s'arguèrent du chiffre impressionnant de 1.250.000 personnes, mais les autorités, plus objectives, en dénombrèrent 980.000 !

980.000 marcheurs, un record !

De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu autant de personnes se mobiliser pour une même cause.

Blancs, noirs, "jaunes", Hommes, femmes, enfants, jeunes, vieux, handicapés, tous scandant le même cri universel: - justice pour nos enfants !

Surtout que Harold Shocker n’avait toujours pas été arrêté !

Mis à part une espèce de syndrome du chauve - 18 malheureux atteints de calvitie plus ou moins prononcée avaient été arrêtés, puis relâchés - aucune piste sérieuse concernant le véritable Harold Shocker, n’avait été enregistrée par les enquêteurs, malgré que son portrait-robot fût diffusé à grande échelle dans presque tout le pays.

Harold Shocker, ce malade, ce fou que toutes les polices recherchaient vainement, n’était cependant pas bien loin.

Lui aussi, il avait entendu parler de la Grande Marche.

Lui aussi, il avait tout d’abord pensé y participer et semer à tous vents quelques-unes des grenades antipersonnel qu’il conservait précieusement dans l’un des tiroirs de son dressoir, mais finalement, il y avait renoncé, car le risque d’être reconnu et puis publiquement lynché, était beaucoup trop grand !

Non, Harold Shocker n’avait pas décidé d’aller rejoindre les cohortes de marcheurs, c’est plutôt en suivant un reportage télévisé concernant le déploiement des mesures de sécurité, qu’il songea à cette idée démoniaque.

Probablement l’idée la plus machiavélique qu’il avait jamais eue !

Il pleuvait des hallebardes ce 16 octobre-là, mais malgré tout, Shocker sortit dans son jardin où les herbes folles avaient poussé en désordre.

Il enjamba quelques touffes sauvages, grimaça en se soutenant les reins de ses doigts calleux, et se dirigea tout droit jusqu’au vieux chêne tordu par le poids des ans.

Sous un tapis jaune et brun de feuilles mortes, entremêlé dans un fatras d’objets métalliques abandonnés, Shocker retrouva son fût.

Un fût rongé par la rouille et les saisons, un fût plein, qu’il avait gardé en souvenir d’une guerre passée, qu’il n’avait pas faite, mais qu’il aurait tant aimé faire...  Il le reboucha à l’aide de la vis spéciale.

Le lendemain, soit le 17 octobre, Shocker fit l’entretien du petit moteur deux temps qu’il avait remisé au fond de son garage.  Après en avoir fait le plein d’essence, il l’essaya et s’émerveilla de la précision horlogère de l’engin resté toutes ces années sans tourner.

Toute la journée du 18, tandis que les curieux s’amoncelaient déjà en masse sur les berges de l’autoroute, y plantant leur tente, y installant leur camping-car ou leur caravane, Shocker remonta sa vieille toile de la cave et il la tendit sur le grenier pour la vérifier et la faire sécher.

Le 19 enfin, dans l’après-midi, alors que déjà des milliers de marcheurs avaient squatté les dernières chambres d’hôtel libres, Shocker resserra les boulons de l’armature en alliage qu’il habilla de sa toile rapiécée, et qu’il garnit de chaque côté de deux bidons de 35 litres sur lesquels il peignit à la peinture blanche un magnifique dessin qui lui plaisait énormément.  Méthodiquement, il consacra toute sa soirée à fixer son curieux attelage à l’arrière de sa vieille automobile.

Et c’est tôt le dimanche matin, qu’il prit la route en direction de l’Hôpital Central.  Intelligemment, Shocker fit un détour, il emprunta des routes secondaires et des chemins peu fréquentés afin d’éviter les embouteillages et l’affluence.

A 14h45, quand les premiers marcheurs se mirent en route, Shocker, littéralement à l’opposé du cortège, stationna sa vieille traction sur l’immense parking presque désert de l’Hôpital.

Tranquillement, tandis qu’il écoutait attentivement la radio pour connaître l’évolution du cortège, il détacha son attelage et s’affaira à régler les derniers préparatifs.  Par prudence, afin d’éviter quelque ennui, il avait revêtu une espèce de bonnet de cuir et d’épaisses lunettes noires aux verres fumés.

Un homme, qui venait d’être hospitalisé, assis à la fenêtre de sa chambre, observa Shocker de loin.  Dans le coin opposé à son lit de malade, la télévision fonctionnait et diffusait le reportage en direct de la Grande Marche; le type sur le parking était étrange, ou tout au moins original: il préparait une sorte de cerf-volant.

A 15h00, les premiers rangs de marcheurs s’engagèrent sur l’autoroute, acclamés par une foule de curieux entassés 6 mètres plus haut, sur les berges marécageuses encerclant le tarmacadam.

A 15h01, Shocker vérifia une dernière fois les deux bidons qu’il avait solidement fixés sous l’armature métallique et il en essaya les robinets directement reliés par un flexible longeant le tube principal de la carcasse, jusque sous le cockpit.  Son ULM était prêt.

Parce que ce n’était pas du tout un cerf-volant, c’était un ULM, avec un petit moteur deux temps déployant 45 chevaux vapeur pour une autonomie de presque trois quarts d’heure.

Le type à sa fenêtre l’observa encore plus curieusement quand Shocker prit place dans le petit siège aménagé sous l’aile delta.

A 15h03, Shocker ajusta ses lunettes, il tourna le contact, l’hélice de son ULM se mit à tourner en même temps que le moteur recrachait une fumée noire et abondante par le pot d’échappement placé juste entre les deux bidons.

L’homme à sa fenêtre se leva d’un bond et suivit l’ULM démarrer lentement, éviter une flaque d’eau, prendre de la vitesse et doucement, s’élever au-dessus du sol.

Shocker manœuvra habilement, il tira sur le manche et l’engin s’inclina à 45° pour faire demi-tour.  Dans un bruit assourdissant d’escadrille de muscidés, l’ULM passa en rase-mottes au-dessus de l’Hôpital Central et disparut à l’horizon, se confondant avec les rayons d’un soleil pâle qui finalement avait percé au travers les nuages bas.

A 15h15’, alors qu’il était désormais presque impossible d’encore distinguer un seul centimètre carré de bitume inoccupé, Harold Shocker, aux commandes de son ULM, contourna “le Paradis”, et s’engagea à vive allure en direction de l’autoroute.  D’un œil inquiet, il scruta l’horizon afin de repérer l’hélicoptère de l’armée, qui, en principe, devait sillonner les parages, puis, comme il ne l’aperçut pas, il enfonça la pédale de l’accélérateur et mit les gaz.

Il fondit sur l’obscur cordon humain qui s’avançait inexorablement au loin, sur toute la largeur de l’Autoroute.

Les marcheurs progressaient à vive allure en rangs serrés sur les six bandes de circulation - condamnées pour la circonstance - que totalisait l’Autoroute.

La toute première ligne des manifestants était essentiellement composée de policiers arborant un brassard orange et dialoguant entre eux avec de petits postes émetteurs.

Par centaines de milliers, pareils à un joli parterre décoratif, des bouquets de fleurs blanches étaient tendus à bout de bras.

Des gens chantaient, d’autres propagandaient dans des porte-voix dirigés à l’unisson, d’autres encore avançaient tout simplement en se recueillant la tête basse .  Petit à petit, la troupe entière s’engageait sur l’Autoroute, libérant peu à peu les prés du point de départ.  Le cortège des marcheurs s’étendait déjà sur plus de 6 kilomètres, lorsque Shocker arriva à hauteur des tout premiers qui pénétraient presque en Ville.

Une marrée humaine multicolore et disparate, parsemée de fleurs blanches.  C’était magnifique à voir.

Isaac Trend, chimiste auprès de la PTTTV, était parmi les marcheurs.  Il marchait accoudé à des milliers d’inconnus, lorsqu’il leva les yeux et repéra l’ULM de Shocker.

- Regardez, il y en a même qui ont pensé à ça ! hurla-t-il à ses voisins.

Ses paroles se perdirent dans le brouhaha des murmures.  Shocker les survola paisiblement.

Isaac Trend se retourna et le suivit du regard.  Juste sous l’aile, il lui avait semblé repérer deux choses oblongues sur lesquelles, il n’en était pas vraiment certain, on avait peint deux têtes de mort...

Shocker choisit cet instant précis pour ouvrir les robinets et ainsi lâcher une première salve de produit sur la foule.

En une fine pluie disparate et glaciale, le liquide se répandit sur des dizaines de marcheurs.

Surprise, une dame leva les yeux et aperçut l’ULM l’aspergeant, elle décrypta parfaitement bien les têtes de mort.  Affolée, elle contrôla ses épaules, et-

Shocker s’éloigna lentement au-dessus du flot des manifestants, il aspergea encore une seconde, puis coupa les vannes et prit de l’altitude.

- Oh mon Dieu !?! qu’est-ce que c’est ? la femme palpa la substance froide qui maculait son manteau et elle se mit à vociférer lorsqu’elle réalisa qu’elle était tachetée de bleu.  Les gens à côté d’elle la dévisagèrent, puis, comme un peu plus à l’arrière des gens s’étaient mis à crier d’horreur, ils se mirent à bousculer ceux devant eux et à pousser pour échapper à cette horreur.

En quelques secondes, par centaines, désabusés et paniqués, des marcheurs se mirent à courir en tous sens, maltraitant ceux qui ne bougeaient pas, repoussant ceux qui voulaient les dépasser, oubliant tout.

Shocker fit aussitôt demi-tour et il vida le reste de ses deux bidons sur la foule en délire.

S’ensuivit un épouvantable sauve-qui-peut qui dégénéra bien vite en massacre.

D’emblée, emportés par le mouvement de rouleau compresseur des gens bouleversés, les policiers de devant furent engloutis et sauvagement piétinés.

Sans comprendre ce qui lui arrivait, Isaac Trend fut projeté au sol et littéralement écrasé par des milliers de jambes pressées et impitoyables.

Les personnes qui se trouvaient sur les côtés du cortège, tentèrent en vain d’escalader les berges cloîtrant l’Autoroute.  Dans une débâcle extraordinaire, ils s’écroulèrent et roulèrent dans la boue où ils se mirent à se battre pour échapper à la terrible pression qui les oppressait.  Coups de poings, coups de pieds, morsures, cheveux arrachés, coups de griffes, coups de gueule.  La dégénérescence totale !

Shocker s’éloigna tranquillement en souriant, les cris et les plaintes des milliers de malheureux broyés lui parvenaient en écho.  Shocker souriait, car il venait d’asperger la foule avec tout simplement un peu de colorant.  Shocker était un malade mental qui possédait une intelligence exceptionnelle et une clairvoyance surprenante, il savait pertinemment bien qu’aucun produit toxique ou acide ne remplacerait les effets dévastateurs de la panique générale.

980.000 personnes, à peu de chose près, qui se mirent à s’encourir en tous sens, c’était bien mieux qu’une ou deux grenades antipersonnel, mille fois plus efficace qu’une pluie de défoliant...

Certains tentèrent de faire demi-tour, mais le déferlement des ceux qui les coudoyaient les en empêcha tout bonnement.

Un policier, la tête en sang, eut encore la force et la volonté d’appeler du secours en utilisant son talkie-walkie, à peine eut-il prononcé quelques mots presque inaudibles, que l’appareil fut envoyé en l’air pour disparaître sous des corps sanguinolents qui vinrent s’entasser sur le pauvre homme.

Les curieux campés sur les berges, essayèrent d’aider ceux qui rampaient pour y monter, quelques-uns déboulèrent sur l’Autoroute et furent entraînés dans la houle.

Isaac Trendt reprit ses esprits alors qu’une femme complètement hystérique, allongée sur lui, braillait à tue-tête.

Il s’essuya le visage et, comprenant ce qui se passait, il goûta le produit bleu qui mouillait ses omoplates.

- C’est de l’eau !  c’est de l’eau !  de l’eau colorée ! cria-t-il en tentant de se relever.  Une nouvelle fois, il fut renversé par deux types qui couraient toutes jambes dehors.

- C’est de l’eau, il n’y a rien à crain- Isaac s’écroula de nouveau.  Il venait rudement d’être roulé par terre par un cordon de jeunes gens paniqués.

Par centaines, les morts s’entassaient contre les bernes de protection qu’ils n’avaient pas eut le temps de franchir, sauvagement concassés.

L’hélicoptère de la Garde civile avait beau voler à basse altitude en diffusant un message appelant au calme, les marcheurs n’entendaient rien d’autre que la voix de leur peur leur dictant de fuir.

Isaac Trendt parvint à se remettre debout.  Il esquiva un gros homme, repoussa une jeune fille épouvantée, et passa derrière une berne en enjambant le cadavre inerte d’un malheureux complètement disloqué.

Un type en short l’imita.  Trend l’aida.

- Passez-moi votre porte-voix ! lui cria-t-il à l’oreille.  L’homme, complètement éberlué, lui tendit l’appareil qui pendait sur son épaule.

- Calmez-vous ! c’est de l’eau, c’est de l’eau, il n’y a rien à craindre !  se mit à scander Isaac, en faisant de grands gestes de ses bras en l’air.

Remis du chaos général, plusieurs journalistes continuèrent à filmer.

Partout, dans les rues des Villes, dans les foyers des téléspectateurs, ce fut l’effroi et la panique.  Partout, il y avait au moins quelqu’un qui avait un frère, une sœur, un parent ou un ami, qui s’était rendu à la Grande Marche.

Les premiers téléspectateurs qui avaient réalisés ce qui se passait commencèrent à descendre dans les rues.  Les transports en commun furent pris d’assaut.  Ne respectant plus aucune règle, des automobilistes devenus fous tentèrent de rejoindre l’Autoroute pour se rendre compte sur place, provoquant d’horribles carambolages et embouteillages et abandonnant leur véhicule un peu partout de façon anarchique.  Certains se bagarrèrent sous le coup de l’énervement.

L’homme à la clinique n’en revenait pas.  Ce drôle d’individu complètement dément avait pulvérisé les marcheurs !  Soudain, il se retourna et aperçut Shocker qui repliait son aile delta pour l’accrocher à l’arrière de sa voiture.  Il arracha son goutte à goutte et fonça tout droit vers l’ascenseur.

Sur l’Autoroute, où par milliers on dénombrait déjà les morts et les blessés, la situation se calmait peu à peu.

Isaac Trendt avait fait des émules et c’est par dizaines que des rescapés appelaient au calme.

Les premiers qui s’étaient enfuis, avaient ralenti la cadence et marchaient à présent à bout de souffle en scrutant maladivement les cieux.

Des cordes furent lancées depuis les berges pour aider les fuyards, des renforts de policiers canalisèrent péniblement les flots dévastés de la foule surexcitée, plusieurs marcheurs s’arrêtèrent de courir tout simplement parce qu’ils étaient à bout de force...

Shocker refermait le coffre de son automobile, lorsqu’il fut soudain surpris par un type en pyjama.  Shocker n’eut pas le temps de réagir, il fut subitement foudroyé d’un violent direct en pleine mâchoire. Il s’étendit d’un bloc, le nez pissant le sang.  Deux médecins terminant leur service, se précipitèrent vers les protagonistes.

Sur l’Autoroute, les gens s’étaient arrêtés de courir, la majorité d’entre eux s’était assise ou agenouillée près de ceux qui ne pouvaient plus remuer ou qui étaient morts, les secours purent enfin intervenir.  Isaac Trendt, comme bien d’autres, pleurait sans rien comprendre à ce qui venait de se passer.

158.331 blessés...  19.043 morts...  49 non identifiés...  6 disparus...

De mémoire d’homme, la folie provoquée par Harold Shocker avait été une des plus dévastateurs cataclysmes de cette dernière décennie.

Harold Shocker fut arrêté et incarcéré à la Prison centrale après avoir été condamné à 96.000 fois la peine de mort...

 

aux 300.000 inconscients qui ont pris le risque ...

FIN

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