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Gipsy Blues par MARQUES Gilbert

Gipsy Blues

GIPSY BLUES

 

Le train de dix-huit heures quarante cinq entrait en gare ; seraient-ils au rendez-vous ?

 

Pour éviter les embouteillages et aussi par impatience, j’étais arrivé tôt. J’avais tué le temps au jouant au flipper dans un café quelconque, proche du quartier glauque de la ville. Des nanas m’avaient épisodiquement tenu compagnie, pensant probablement pouvoir m’entraîner dans leur chambre d’hôtel miteux mais je n’avais pas la tête à ça. Une seule m’avait attiré, une métis de black au regard effronté mais j’étais là pour mes invités au festival. Je ne pouvais pas les planter. Je leur devais bien ça.

 

Ils composaient un groupe de musiciens rencontrés un jour, quelque part sur la côte, au cours d’une tournée d’été. Je m’échinais alors sur ma batterie avec, comme prolongement naturel à mes mains, une paire de baguettes en ébène. Les gars avec qui je me produisais n’étaient pas mauvais mais pas des meilleurs non plus. Sans inventivité, ils reprenaient des standards en se contentant de modestes cachetons. A l’époque, je n’avais pas trouvé d’autre engagement et j’avais pris la route avec eux, à la fois pour bouger un peu et ne pas perdre la main mais surtout pour engranger un peu de fric. Fallait bien vivre…

Le hasard voulut que nous croisions un autre groupe, celui que j’attendais sur le quai, dont le batteur était tombé subitement malade. Ma façon de caresser les caisses plut au leader qui me proposa de le remplacer au pied levé. Contrairement à celui avec lequel je bricolais, cet ensemble-là s’était déjà taillé une bonne notoriété de sorte que je ne me fis pas prier. J’abandonnais lâchement mes musicos d’occasion et je partis avec les autres.

 

Leur musique me bottait, du rythm ‘n blues rugueux comme je l’aimais. Ils jouaient leurs propres compositions et ça m’intéressait parce que ça représentait pour moi un défi ; m’adapter à un nouveau style, me fondre dans l’ensemble tout en conservant mon originalité, ma patte comme on dit.

Au début, je me suis gardé de faire du zèle. Je me suis seulement borné à être techniquement aussi bon que possible jusqu’à bien saisir leur fonctionnement, leur complicité. Je ne voulais pas être la pâle copie de celui que je remplaçais. Je m’appliquais. Profitant de ce qu’ils se reposaient entre deux concerts, je répétais jusqu’à la complète osmose avec leurs interprétations. J’étais jeune encore mais j’avais déjà de l’expérience et tout en restant d’un classicisme désespérant, je ne m’en sortais pas si mal selon leur avis. Ce que je pris pour un encouragement me permit, progressivement, de m’enhardir à leur proposer des solos ou même des innovations dans leurs morceaux. Les répétitions servaient surtout à finir de me former et à caler les bases de ces changements puis, une fois sur scène, en fonction de notre forme du moment et de la réceptivité du public, nous improvisions plus ou moins.

 

Ces types-là vivaient pour et par la musique. Elle était leur univers, souvent déjanté. Plus solitaire, je m’y intégrais de mon mieux et je progressais rapidement. Mon jeu gagnait en sûreté et en délié. Mon plaisir de partager quotidiennement des instants sublimes, parfois proches de l’orgasme, grandissait. Eux ne discutaient plus mes trouvailles. Ils m’avaient définitivement accepté comme l’un des leurs.

 

Je voyais venir la fin de la tournée avec une certaine angoisse. Bientôt, nous nous séparerions et chacun taillerait sa route vers d’autres aventures. L’ultime soir, je me déchaînais comme si, inconsciemment, je voulais leur faire regretter de me laisser tomber.

Je ne me faisais cependant pas trop de soucis pour mon avenir. Quelques critiques élogieuses distillées par des spécialistes, pour ce remplacement inopiné, me permettraient sans doute de trouver quelques engagements intéressants. Un musicologue, très écouté dans ce milieu plutôt fermé, avait même osé écrire que mon intégration dans le groupe lui avait donné une nouvelle dimension plus percutante, plus jazzy, plus naturelle tout en étant plus sophistiquée, plus complète aussi dans la recherche de sonorités inédites.

 

Je repartis chez moi, un bon pactole en poche et de la musique plein la tête, heureux de m’être éclaté et de m’être finalement bâti un nom même si je n’avais pas tout partagé avec ces mecs. Nous avions répété et joué ensemble mais le reste du temps, j’avais continué à vivre seul. Je n’avais pas couru les bars jusqu’à rentrer ivre mort ou shooté au point de ne plus savoir qui j’étais. Je n’avais pas non plus dragué et si j’avais eu quelques bonnes fortunes, je les devais plutôt aux filles qui étaient venues me chercher. Ma vie, en dehors de la musique, ressemblait presque à celle d’un moine. J’étais un solitaire impénitent ayant pour seule liaison féminine durable, sa batterie.

Quelques mois s’écoulèrent au cours desquels je participais essentiellement à des enregistrements en studio. Ma toute fraîche et relative célébrité m’avait offert un contrat lucratif avec un label prestigieux. Je travaillais régulièrement sur une série racontant l’histoire du Blues, de ses origines à nos jours. Boulot titanesque mais passionnant… J’allais de découverte en découverte au point de devenir un spécialiste qui troqua, plus tard, ses baguettes pour un stylo non seulement pour composer mais aussi pour écrire des livres s’inspirant de cette musique.

 

Alors que je ne pensais plus guère à cette fameuse tournée à laquelle je devais pourtant tout, un nouveau clin d’œil du destin favorisa de nouveau ma carrière. Pour malheureux que ce fut, le chanteur du groupe m’informa du décès du batteur que j’avais remplacé. Jamais il ne s’était relevé de sa maladie et ses copains, après avoir essayé plusieurs remplaçants, n’avaient trouvé personne à la hauteur de leurs ambitions musicales. Ils m’invitaient donc à les rejoindre parce que, dit-il, depuis mon départ, ils n’avaient tous produit que de la merde.

Bien que cette proposition me tentât, je réservais ma réponse. J’éprouvais en effet des sensations contradictoires et j’avais besoin de réfléchir. D’un côté, je me rendis compte n’être pas monté sur scène depuis longtemps et j’étais soudainement saisi par l’envie de renouer des liens… charnels avec le public. D’un autre, je m’étais forgé de nouvelles ambitions musicales qui, pour me permettre de continuer à avancer, devaient se traduire par de nouvelles expériences de collaboration avec de nombreux autres musiciens et pas seulement toujours avec le même groupe au sein duquel je craignais de me scléroser. Par ailleurs, je savais mes anciens complices en totale perdition physique compte tenu de leur vie et je n’entendais pas les suivre sur ce chemin pour détruire aussi la mienne. Ils avaient beau être géniaux, ils ne résistaient pas à la mort puisque après le batteur, le bassiste avait également succombé. Contrairement à eux, je pensais que seul le travail assidu et opiniâtre permettait de tendre vers la perfection. Je ne croyais ni en la drogue ni en l’alcool pour favoriser l’inspiration de cette recherche.

Finalement, afin de les satisfaire tout en continuant à poursuivre dans la voie que je m’étais fixée, nous conclûmes un accord simple arrangeant tout le monde. Nous ferions des choses en commun et je conserverai cette indépendance qui m’était si chère pour mener mes projets à bien.

Avec quelques sacrifices, je parvins durant une dizaine d’années, à réaliser ce que j’avais voulu, acquérant par la même occasion une célébrité à laquelle je n’avais pas aspiré et qui m’encombrait. Elle bousculait mon existence tranquille mais après les galères de mes débuts, c’était la rançon d’une gloire qui m’intéressait davantage par les offres d’expériences nouvelles que pour l’argent. Je n’avais pas le goût du luxe et pas de famille. Me contentant de peu, l’essentiel de ma… fortune passait dans l’achat du meilleur matériel possible et dans le financement de quelques écoles de musique. Ainsi avais-je créé ce festival pour lequel je déambulais sur le quai dans la crainte que les sbires attendus ne viennent pas.

 

Nous ne nous étions pas vus depuis longtemps. Du groupe initial restait seulement le chanteur qui tournait avec de nouveaux musiciens. En réalité, ils vivotaient tant bien que mal grâce davantage aux anciens succès qu’aux morceaux plus récents sacrifiant trop à la mode. Lorsque, sous prétexte de se renouveler, les membres avaient décidé de mélanger leurs racines à d’autres sources musicales plus larges, je m’étais résolu à les quitter.

En vérité, les véritables raisons de ce changement étaient purement passionnelles. A ma façon et même si je ne faisais preuve, je crois, d’aucun ostracisme envers les musiques différentes, je demeurais un pur ne voulant pas gâcher son talent ni sa réputation. Je tenais à continuer à bien faire ce que je savais sans me disperser. Puis, je dois l’avouer, je prenais aussi de l’âge et j’aspirais à une vie plus calme sinon plus rangée. Je me retirais de plus en plus souvent pour souffler et récupérer mais surtout pour créer. Ce m’était devenu vitalement indispensable. Je participais encore à quelques projets, parfois ambitieux, soigneusement triés, auxquels je répondais sur des coups de cœur.

 

Pour lors, le train était à quai et les voyageurs se dispersaient. Je ne voyais toujours pas ceux que j’attendais. Je pensais fugitivement qu’ils m’avaient fait faux bond alors que j’avais organisé ce festival en leur honneur. Toutes les manifestations tournaient auteur d’eux et de leurs œuvres. J’avais même exceptionnellement consenti à reprendre mes baguettes pour les accompagner dans ce qu’ils avaient déclaré être leur ultime concert.

Il n’y avait maintenant presque plus personne sur le quai. En queue de train, j’aperçus enfin quelques silhouettes dont une agitait les bras. Je m’avançais pour découvrir le chanteur. Plus jeune que moi pourtant, il avait malgré tout l’aspect d’un vieillard au front dégarni, avec seulement une couronne de longs cheveux blancs et sales encadrant un visage aux traits émaciés, au teint cireux, presque cadavérique. Il me serra dans ses bras squelettiques, sans un mot. Comme ses copains disparus, il payait la rançon des abus d’alcool et de drogue. Peut-être était-il même atteint du SIDA… La cendre de son joint tomba sur ma chemise. Ses mains tremblaient au point de ne pas pouvoir tenir l’étui de sa guitare.

Les autres membres du groupe restaient en arrière, indécis sur la conduite à tenir. Ils me connaissaient peu et pratiquement aucun n’avait joué avec moi. J’embarquais tout ce beau monde dans un minibus, direction l’hôtel d’abord puis un petit théâtre où nous devions répéter.

La mise en place des morceaux, bien que maintes fois rabâchée, s’avéra beaucoup plus laborieuse que prévue. Tous buvaient beaucoup trop et le chanteur plus que de raison. Ses trous de mémoire hachaient le travail mais il s’obstinait à picoler et à cloper plus encore, prétendant que ce lui était indispensable pour retrouver la forme. Malgré tous les efforts consentis, je ne trouvais plus dans ce groupe remanié la cohésion, l’inspiration et encore moins l’énergie que j’y avais jadis puisée.

Plus la date du concert approchait et plus je m’inquiétais. Les musiciens n’étaient que l’ombre ténue de leurs prédécesseurs. Tous étaient musicalement foutus. Je prévoyais une catastrophe.

 

Le soir fatidique de ce dernier concert, je montais sur scène avec, comme d’habitude, les tripes nouées par le trac mais aussi les jambes flageolantes. Mes comparses, fébriles, s’emparaient de leur instrument dans un désordre et une cacophonie indescriptibles. Tous semblaient évoluer dans un état second. J’avais la trouille du fiasco mais il fallait y aller. Le public commençait à s’impatienter. Il gueulait, tapait des pieds.

Alors, pour faire taire la rumeur, je tapais un premier coup de baguette autoritaire sur la caisse claire et la voix du chanteur s’éleva, a capella, claire et sonore comme au plus beau temps d’avant. Elle vibra à n’en plus finir dans le théâtre à ciel ouvert. En face de nous, dans le noir, le public se taisait.

D’un seul coup, revenu plus de vingt ans en arrière, je ressentais de nouveau mes émotions de jeune batteur. J’avais des fourmis dans les jambes et les bras. Les baguettes, au bout de mes doigts, battaient silencieusement le tempo sur ma cuisse. Dans quelques secondes, ce serait à moi de libérer les tensions palpables des musiciens et des spectateurs. Nous nous envolerions, tous unis dans une même communion.

La voix se suspendit à une note plus grave et alla decrescendo. Alors, le chanteur tourna vers moi son visage transfiguré, déjà baigné de sueur et de larmes. Du pied, doucement, j’attaquais le second morceau. Le marteau tapait fermement mais sans violence la grosse caisse. Pour l’occasion, j’avais abandonné les peaux synthétiques et l’électrification. J’étais revenu aux traditionnelles peaux naturelles qu’il fallait mouiller puis tendre sur les supports. J’avais repris mon ancienne batterie, celle de mes débuts, dont je ne pouvais pas envisager de me séparer. C’était une relique, presque une pièce de musée mais pour le Blues, il n’y avait pas meilleur instrument de percussion. Selon la manière de manier les baguettes, je pouvais tout me permettre : murmurer, crier, pleurer, gémir… Elle rendait des sons d’une gamme infinie sans aucun artifice mais sans aucun droit à l’erreur !

 

Voilà, la messe païenne avait commencé. Les fantômes loqueteux de tout à l’heure s’étaient transformés en des gourous arrachant au public des émotions jusque-là inconnues. Plus personne ne vivait. Chacun était devenu musique, moi compris qui les tenait à ma merci du bout de mes baguettes. Ils respiraient au rythme de mes battements. Leur cœur s’emballait ou se calmait selon mon bon vouloir.

Le concert dura, encore et encore. Des gens hurlaient des titres que nous reprenions même si nous les avions déjà interprétés. Ils chantaient avec nous, allumant des briquets et ça faisait comme des étoiles sur terre. La lumière vacillante arrachait à l’obscurité des masques anonymes aussi torturés que les nôtres. Puis… dernier accord, ultime roulement, l’extase s’achevait dans une espèce de rêve fou.

 

Ces quelques heures passées ensemble sont restées dans les annales du spectacle comme un des plus beaux concerts. Tout le monde avait tout donné et il resterait à jamais inoubliable dans la mémoire de tous les acteurs. Même pour nous, pourtant réputés habitués sinon blasés, ces moments étaient tellement magiques qu’ils se rencontraient rarement dans une carrière.

 

Pour moi qui avais craint le pire, l’échec s’était mué en triomphe. J’étais fier d’eux, du public, de moi, de tous ceux au service de cette musique d’esclaves chantant pourtant l’amour et l’espoir, de tous ceux au service de toutes les musiques.

Au petit matin, j’étais fou de douleurs et épuisé de joie. Dans mes veines bouillonnait mon sang gitane dans lequel Blues et Flamenco fusionnaient.

Pour mes complices, les feux de la rampe s’éteignaient définitivement. Pour moi s’ouvrait une nouvelle piste musicale à explorer…

 

Texte tiré du recueil Nouvelles artistiques

MARQUÈS Gilbert

 

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Coup de cœur : 7 / Technique : 7

Commentaires :

pseudo : BAMBE

Que d'émotion! Au fil de tes mots, d'image en image, même le son transparait, j'y étais, à la fois dans ta peau de batteur et dans celle du public sous l'emprise de la Gipsy-musique. Merci. CDC!!!

pseudo : MARQUES Gilbert

Bambe, Content d'avoir de tes nouvelles au travers de ce commentaire. Je ne vais pas très bien actuellement mais je continue ma route et je te propose ma nouvelle contribution mensuelle. Elle est un peu différente des précédentes mais demeure dans le même axe artistique. Bises. GM