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Seule - suite (4) par tehel

Seule - suite (4)

8.1

Quand le vibreur du téléphone se mit à tinter et que la lampe rouge clignota, Stephan sut immédiatement qu'il s'agissait de Maggy.

Alors, tandis qu'au 22ème étage, Kris avait repris ses esprits et poursuivait sa tâche avec en arrière-plan les Beatles qui s'accordaient harmonieusement sur Let it be, Stephan décrocha avec un sentiment mitigé d'angoisse et d'empressement.

- Steph, ça y est, j'ai perdu les eaux, dit une voix inquiète et entrecoupée.

- Je, j'arrive, tu tiendras jusque là ? balbutia l'homme.

- Oui, les contractions ne font que commencer, sois prudent sur la route et ne traîne pas !

- Je te promets de faire vite, dit encore l'homme en raccrochant et en rassemblant ses effets personnels qu'il entassa en désordre dans son cartable.

Stephan Wild était un bon gardien, un élément qu'on pouvait même qualifier d'excellent, de consciencieux, d'appliqué et d'assidu, mais à peine eut-il reposé le combiné, que soudain plus rien, hormis la naissance de son premier enfant, n'eut d'importance.  Ca avait été comme si tout ce qui l'entourait s'était effacé, comme devenu invisible, avec en ligne de mire, tout au bout du tunnel, Maggy et le petit être qu'ils avaient conçu ensemble en parfaite osmose.

Puis, avec des gestes d'automate, il enclencha les systèmes d'alarme, les verrous de sécurité et le blocage automatique des volets des sous-sols.  Il enfila son blouson, prit son képi sous son aisselle et, en empoignant son cartable, il se dirigea vers le tourniquet.

-22h00 ! trompeta le speaker à la radio.  Sa voix modulée disparut pour donner suite au programme élu par les auditeurs.  Monsieur Brel se mit à dramatiser sur Ne me quitte pas !

Kris avait entamé la partie suivante.  Elle travaillait avec ordre et comme on le lui avait appris.  De fait, elle œuvrait à reculons pour ne pas empiéter sur les surfaces déjà nettoyées.

Elle s'était assigné 5 délimitations, chacune comportant un nombre précis et égal de miroirs muraux.  Ainsi, elle pouvait aisément constater l'avancement de son travail.  Elle balaya donc la seconde zone, mais comme celle-ci correspondait plus précisément avec l'endroit où les convives avaient mangé, elle fut obligée d'utiliser l'aspirateur pour parvenir à ses fins

Comme dans la solution à un problème de mathématiques où il est posé la question de savoir quand vont se croiser deux trains roulant à des vitesses différentes, c'est précisément lorsqu'elle enclencha l'interrupteur de l'aspirateur que le téléphone mural, fixé derrière elle, se mit à sonner.

Kris n'entendit rien d'autre que le puissant ronflement de l'appareil, tandis que Stephan, qui s'était soudain souvenu de la présence de Kris au 22èm étage, n'obtint aucune réponse.  Trop empressé et trop excité, il s'en alla sans prendre la peine de renouveler sa tentative, supposant que Kris devait être bien trop surchargée pour avoir le temps de décrocher.

Quand Stephan Wild eut franchi le tourniquet, le sas et la double baie vitrée, il composa le code secret de fermeture et quitta la Funco, où, Kris était à présent seule.

 

L'horloge du hall, à chiffres digitaux, indiqua 22:09 - 30/12/99.

Chapitre IV

9.1

Kris acheva la troisième section et puis, comme elle songea à Stephan, elle eut envie de l'appeler pour l'interroger quant à sa femme, mais comme le téléphone mural se trouvait à présent dans l'aire qu'elle venait de parachever, elle renonça afin de laisser aucune trace sur le sol.

A la radio, le top 100 continuait à défiler au rythme décroissant du choix des auditeurs.  Cette fois, ce fut le vieux Bill Halley et Rock Around the Clock qui pétaradait en grésillant dans le haut-parleur mis à rude épreuve.

Une fois encore, Kris fut contrainte d'utiliser l'aspirateur industriel pour se débarrasser des déchets incrustés.  L'aiguille de contrôle monta jusqu'à la graduation 75, indiquant que le sac était aux trois quarts rempli.

Elle consulta sa montre et, malheureusement, elle constata que celle-ci s'était de nouveau arrêtée, malgré la nouvelle pile dont elle était équipée.  Un regard vers l'horloge du fond la rassura, il était 22h30 et elle avait entamé la 4ème section du Dining Room.

Le temps, inexorablement, défila et sans qu'elle ne s'en rende compte, Kris termina l'entretien de la salle de réception plus vite qu'elle ne l'avait auguré.  23h19.  Elle avait certes battu un record, mais cela n'avait strictement aucune importance.  Pour la 20ème fois au moins elle changea les eaux des seaux aux cuisines où elle commença par nettoyer les plans de travail encore souillés de restes de nourriture et d'autres aliments.

Kris avait faim.  Elle venait juste de s'en rendre compte.  Elle avait même très faim et ce n'est qu'à ce moment là qu'elle réalisa que les frigos devaient probablement renfermer tout un étalage de victuailles où elle pouvait faire son choix et se servir.  Alors, elle ouvrit la lourde porte du réfrigérateur et elle y chercha quelque chose à manger.

Quelques plats, emballés sous une pelure de Cellophane, avaient été rangés sur les grilles de l'appareil, cependant, Kris n'y trouva rien qui la tenta réellement.  Juste pour se rappeler le goût que cela avait, du bout de son index, elle racla une pincée de chair à un homard éventré sur toute sa longueur.  C'était bon, elle en convint, mais comme elle avait toujours eu des difficultés à digérer les crustacés, elle préféra refermer le frigo.  C'est dans le garde-manger qu'elle trouva son bonheur: des dizaines de petits pains, des piccolos.  Elle en beurra deux et, en se dépêchant, elle les avala en s'appuyant contre les fours éteints.  Elle prit encore un coca qu'elle but à la bouteille et puis elle se remit à l'ouvrage.  A la radio, Lennon chantait Imagine.  Kris se sentit mieux.

Le nettoyage des cuisines ne dura pas très longtemps.  Les autres employés de la Funco, avaient, exceptionnellement, pris soin de ne pas lui laisser le plus gros du travail si bien qu'en moins d'une demi heure, elle termina ces locaux.

Les toilettes.  Après les toilettes, sa journée allait enfin se terminer.  Mais les toilettes, à l'instar de celles de la Comptabilité, promettaient d'être un vrai désastre.  Souvent Kris aimait répéter à qui voulait l'entendre que la propreté des gens est inversement proportionnelle à leur grandeur sociale.  Et elle avait raison.  Elle débarrassa l'aspirateur de son sac presque rempli, elle le ferma soigneusement le jeta dans le vide-ordures, puis elle en installa un nouveau avant de se diriger, avec appréhension, vers les toilettes.  Elle commença par celles des hommes, pour garder une part de courage avant d'attaquer celles des dames.

Une horreur !

Des malotrus avaient uriné par terre, on aurait dit qu'ils s'étaient amusés à arroser les sols et à y faire flotter des poignées entières de confettis et de poils pubiens.  Les urinoirs, au nombre de cinq, avaient été confondus avec la poubelle, Kris y découvrit des mégots de cigarettes, des serpentins, un mirliton, un chapeau, deux mouchoirs en papier et encore des aliments indéfinissables, ailleurs, un type malade avait vomi sans égard en mouchetant les murs.  Les WC n'étaient pas en meilleur état.  Une chasse d'eau n'arrêtait pas de couler, des rouleaux de papier gisaient partout, et des cendres maculaient les coins derrière les cuvettes.  Les lavabos ressemblaient à un étalage de verres, pour certains à demi vide, pour d'autres ébréchés ou tout simplement cassés, à un endroit, un type avait même mangé plusieurs barres de chocolat que Kris reconnu grâce au papier alu roulé en boulette, et dans un évier bouché, elle trouva la chevalière qu'un type avait perdu là.

Elle se mit au travail en commençant par passer un coup d'aspirateur là où il n'y avait aucun danger d'électrocution.  Elle aspira les tablettes et les bords des lavabos, puis le seuil de la grande fenêtre opaque - martelée - et ensuite les recoins des WC.  Elle remplaça l'eau de ses seaux, y ajouta une double dose de savon et de produit détergeant, et puis, avec énergie, elle récura les sols afin de les laver de toutes leurs souillures.  Un peu avant minuit, Kris eut terminé.  Elle traversa le couloir avec son chariot, entendit la radio qui diffusait Thriller et pénétra dans les toilettes des Dames.

Là, même s'il n'y avait pas d'urinoir, le travail à effectuer était davantage conséquent.  En effet, les invitées, toutes des dames de la Haute pourtant, ne s'étaient pas privées pour confirmer leur réputation.  Tout était carrément dégueulasse !

Une des deux chaises qui était là avait été renversée comme si deux filles avaient voulu s'en servir pour se chamailler.  L'autre avait été éventrée et amputée d'une partie de son rembourrage, à côté de la poubelle pleine à ras bord, des tampons et des serviettes hygiéniques s'amoncelaient, des centaines de cigarettes, à demi consumées, s'entassaient au pied des cuvettes des WC et des milliers de particules de poudre de nez, de Rimmel et de maquillage semblaient avoir été saupoudrées sur les tablettes des lavabos, sur le rebord de la tablette, elle remarque encore une série de petits triangles bruns dont elle ne connaissait pas la nature mais qui lui fit songer à des espèces de "mouches" décoratives qui l'on se colle sur le visage.  Kris aspira le tout d'emblée en retenant les relents de son estomac ce qui l'obligea à se concentrer pour ne pas vomir à son tour. 

Dans le hall d'entrée, là où seul l'éclairage de secours fonctionnait encore - quelques lampes blafardes qui éclairaient à peine - l'horloge électronique, directement reliée au système central, passa de 23:59 - 30/12/99 à 00:00 - 01/01/00.  Un grésillement à peine perceptible fit clignoter, l'espace d'une seconde, les lampes de secours, et puis tout entra de nouveau dans l'ordre.  L'équipe de Willson avait suivi à la lettre les instructions d'une firme spécialisée pour la préparation à l'an 2000 et, en principe, tous risques pour le fameux bogue annoncé avaient été supprimés.

Chez lui, assis face à son ordinateur personnel, le Directeur Nomore consulta son écran relié aux fichiers de transaction et de contrôle de la Funco.  Au changement de date, l'homme vérifia quelques données cruciales et d'autres liaisons indispensables et comme tout lui sembla en ordre et correct, il lâcha un long soupir de soulagement, éteignit le PC et se sentit rassuré.

9.2

Kris, qui rinçait le carrelage des toilettes dames, ne remarqua pas la légère baisse de tension qui s'était produite, les néons avaient faibli quelque peu, l'espace d'un court instant, mais tout était ensuite rentré dans l'ordre, ne laissant présumer aucune catastrophe.  D'ailleurs, si l'inverse s'était produit, Kris n'aurait pas pu faire la liaison avec le fameux passage à l'an 2000 dont les médias n'avaient pas cessé de parler ces derniers temps, pour elle, c'était le 30 décembre, presque le 31 - elle n'avait pas encore réalisé que minuit était passé et elle n'avait pas été avertie des directives de Nomore.  Elle changea une dernière fois l'eau de ses seaux, astiqua les lunettes et les cuves des chasses d'eau, et puis, vérifiant une dernière fois que les miroirs étaient bien impeccables, elle rechargea son chariot, ficela le sac poubelle qu'elle avait rempli des déchets qu'elle avait balayés, et ressortit des toilettes.

Jour J moins un, tonitrua le speaker, faisant comprendre à Kris qu'il était 00h00 passée, puis, la radio enchaîna sur la suite du programme et un Elvis à la voix brisée se mit à chantonné My way.  Elle fourra le sac poubelle dans l'urne du vide-ordures, l'entendit dévaler les étages, réajusta son tablier et son pantalon de toile et appela l'ascenseur C.  Le temps de passer aux vestiaires, d'y ranger son chariot, de le débarrasser de ses ustensiles et de replacer l'aspirateur dans son armoire, et enfin elle allait pouvoir rentrer chez elle.  Elle vérifia si son sac pendait toujours bien au crochet, chercha à tâtons son badge, et attendit l'ascenseur, dont l'écran de contrôle indiquait qu'il n'avait pas bougé depuis son arrivée, stoppé au 22èm.

Comme la double porte teinta en s'ouvrant, elle réalisa soudain qu'elle avait oublié la radio aux cuisines.  Elle poussa son chariot dans l'ascenseur, le laissa dépasser jusqu'à hauteur des cellules photoélectriques de fermeture et voulut courir pour l'éteindre, puis elle y renonça.

La Dining Room était en effet nickel.  Kris n'osa franchir les sols brillants et elle se contenta de couper les derniers spots allumés et, à la lueur des lampes de secours, elle regagna le hall d'entrée où l'ascenseur C, bloqué par son chariot, l'attendait.  Elle souffla, épuisée par une journée beaucoup trop longue.

Elle poussa son chariot au fond de l'ascenseur, s'adossa au mur, et appuya sur la touche -1, celle des sous-sols.  La double porte se referma, et puis les étages se mirent à défiler vers le bas, comme si s'était tout le bâtiment qui s'était mis à bouger tandis qu'elle restait surplace.  Un dernier coup d'œil à sa montre confirma que celle-ci était en panne pour de bon, elle ferma les yeux, essaya de ne plus penser à rien, mais en images claires et nettes, sur l'écran de son esprit et de ses paupières fermées, elle s'imagina Mary et Emilie, heureuses chez leur père, ou alors déjà alitées, tandis que Ted pensait peut-être à elle.

Aucun technicien de la Funco n'aurait pu expliquer ce qui se produisit ensuite.  Effet du hasard, conséquence du passage anticipé à l'an 2000 ou simple défaillance, peut importait.

Sans la moindre prémisse, l'ascenseur s'arrêta brusquement, s'ébranlant brusquement et faisant sursauter Kris, qui, sur le coup, ne comprit pas ce qui se passait.  Elle consulta l'écran de contrôle où deux ampoules semblaient briller, celles des étages 19 et 18 et puis elle réalisa que l'ascenseur venait de se bloquer entre deux étages.  Sans paniquer, la fille rappuya sur la touche -1, elle recommença, mais rien ne se produisit.  Comme elle enclencha la sonnette d'alarme, la double rampe de néon s'éteignit et seule la petite lampe de sécurité l'empêcha d'être plongée totalement dans le noir.

 

La gorge serrée d'une espèce de boule qui commençait à grossir en l'étouffant, elle décrocha le téléphone de secours et attendit que Stephan ou un autre gardien de faction décroche.

Si effectivement une lampe rouge s'alluma au dispatching déserté et qu'une autre, pareille, scintilla dans la cage de verre à l'accueil, personne ne décrocha.  Kris recommença, en enfonçant plusieurs fois le taquet de contact pour s'assurer que tout allait bien, elle entendit clairement la sonnerie d'appel, mais personne ne sembla prétendre lui répondre.

Elle reposa le combiné sur son étrier, patienta quelques secondes et rappela en relisant les trois lignes d'instructions qu'elle connaissait par cœur pour les avoir lues et relues à maintes reprises.  Kris n'obtint aucune réponse, alors, serrant le téléphone contre sa poitrine et ne pouvant retenir les larmes qui coulaient de ses yeux, exténuée, elle se laissa glisser le long de la paroi et s'assit lourdement sur la moquette verte de l'ascenseur pour pleurer à grands sanglots.  La malchance, se dit-elle, s'acharnait de nouveau, et elle se mit à trembler en reniflant et en grimaçant de douleur...

9.3

Les petites s'étaient finalement endormies.  Ted les avait couchées après les deux films pour enfants qu'il avait loués et puis il s'était assis dans le canapé, le regard perdu dans le vague, le visage ombragé par la lampe de coin qui brûlait faiblement.  Il repensa au rêve de la petite en s'interrogeant si cela se produisait à nouveau souvent. Toute petite, jusqu'à l'âge de 5 ans, Emilie avait été une enfant qui ne faisait pas ses nuits et qui ne dormait sereinement à l'époque que dans les bras de sa mère. Il espéra en croisant les doigts que ces insomnies n'allaient pas de  nouveau recommencer.

Son amour propre et son orgueil lui dictaient de ne pas appeler, mais, soudain pris d'une envie folle de savoir, il décrocha le téléphone, composa le numéro de Kris, qui avait en fait été le sien des années durant, comptant bien pouvoir entendre Kris.  A la seconde sonnerie, il songea soudain qu'il valait mieux ne pas l'appeler sans quoi elle allait encore s'imaginer des choses, à la troisième sonnerie, il se ravisa et raccrocha avant que le répondeur ne se mette en marche.  Si Kris était chez elle, elle avait probablement dû entendre le téléphone, mais elle n'avait certes pas eu le temps de décrocher.

Ted passa à la cuisine, se servit un double whisky qu'il avala d'une traite, et, cette fois, il recommença.  Il sélectionna la touche dernier appel, et attendit.  Au risque de paraître ridicule, il allait s'il sache si la petite faisait correctement ses nuits.  Le téléphone sonna trois, quatre fois et personne ne décrocha.  Ted attendit encore un peu, recommença, compta les sonneries pour ne pas tomber sur le répondeur, puis répéta ses gestes, si Kris dormait, elle avait certes dû être réveillée, mais si elle ne décrochait pas, cela signifiait qu'elle était sortie pour profiter de son weekend de liberté.  Au bout de plusieurs tentatives, Ted se résigna, déçu, mais rassuré à la fois de ne pas avoir essuyé l'échec qu'il redoutait tant.

Il se servit un autre verre, se laissa choir dans le canapé et ferma les yeux en espérant qu'il se trompait. Il écouta, à l'étage, la chambre des filles était silencieuse.  Il s'endormit, les doigts flasques entourant le verre en déséquilibre.

Kris s'essuya les yeux.  Elle appela une fois encore les secours, mais comme le téléphone restait toujours muet, elle se souvint tout à coup que Maggy, l'épouse de Stephan devait accoucher ce jour-là, et que cela avait dû se produire, ceci expliquait que plus personne, à la sécurité ne pouvait lui répondre.

Elle était donc seule.  Seule, toute seule, pour toute la nuit, jusqu'au lendemain, jusqu'à ce que quelqu'un vienne la délivrer.

Bien entendu, elle avait encore tenté de faire redémarrer l'ascenseur, mais celui-ci semblait définitivement bloqué entre deux étages.  Elle calcula mentalement, il devait être minuit trente, une heure du matin peut-être et, si ses souvenirs étaient exacts, les premiers gardiens prenaient leur poste dès 5 heures, elle n'avait donc plus qu'à attendre, à dormir si elle y parvenait et dès le matin quelqu'un remarquerait sa présence.

Elle s'adossa à la paroi, étendit les jambes en repoussant son chariot du bout des pieds et soupira.  Son estomac gargouilla, mais elle ni prit pas attention, car soudain, comme un flash, elle se rappela du cadeau de la direction.  C'était un avis au personnel ordinaire, sauf que celui-ci, au lieu d'être austère et formel comme c'était le cas habituellement, avait été orné d'une branche de gui et d'un sapin ringard.  Les mots dactylographiés étaient brefs, concis et précis:

«A l'occasion du passage à 'an 2000, la Funco, en concertation sociale avec les délégations du personnel, le Comité de Direction et les syndicats, ont unanimement décidé d'accorder deux jours de congés supplémentaires à l'occasion du passage à l'an 2000.  La prochaine journée de travail débutera donc le mardi 4 janvier suivant les modalités et les horaires habituels.  Bonnes fêtes à tous.»

Kris se mordit les lèvres, elle avait presque oublié, elle n'y avait plus songé et si elle comptait bien, elle se trouvait probablement là pour 4 longs jours avant que quelqu'un ne s'aperçoive de sa présence !

L'enfer avait commencé !

...

Ted rêvait.  Dans ses songes, il voyait Kris au volant de sa voiture, elle rentrait chez elle, elle roulait vite, trop vite, beaucoup trop vite.  Un arbre, un virage.  L'accident.  Le crash.  Une gerbe de sang éclaboussa son panorama.  Le verre de whisky qu'il ne tenait plus se renversa sur ses genoux.

Il sursauta, faillit crier, mais se retint, réalisant qu'il venait de faire un cauchemar.  Les chiffres digitaux du magnétoscope indiquaient 01:57, l'heure d'aller se coucher certes, mais aussi l'heure à laquelle Kris devait être rentrée en cette veille de réveillon.  Il faillit l'appeler une nouvelle fois, lui raconter pour Émilie, mais, il fit demi-tour et passa à la salle de bain pour s'y changer.

Kris avait probablement dû refaire sa vie et avoir un petit ami, un amant ou quelqu'un, elle avait voulu divorcer élevait leurs deux filles sans son aide et semblait heureuse dans cette vie-là.  Alors, l'homme se déshabilla, mit son pantalon souillé à la lessive, endossa son pyjama et alla se coucher en jetant un dernier coup d'œil à la chambre des filles dont la porte restait systématiquement ouverte afin qu'il entende au cas où l'une ou l'autre avait voulu l'appeler.  Il s'allongea, éteignit la lampe de chevet, fixa le plafond noir et glissa les mains derrière la tête en tâchant de trouver le sommeil qui lui permettrait momentanément d'oublier.

A quelques kilomètres à peine de là, Kris, quant à elle, ne pouvait pas dormir, stressée et paniquée par ce qui lui arrivait.  4 jours à attendre, la réalité venait enfin de prendre toute son importance.  Surtout qu'elle venait de réaliser qu'elle avait très faim et soif également et qu'elle n'avait strictement rien à se mettre sous la dent.  4 jours à végéter dans cet horrible ascenseur.

4 jours, était-ce possible de tenir 4 jours sans manger, sans boire ?  Oui, de toute évidence, plusieurs personnes avaient tenu davantage plus longtemps encore, mais elle, tiendrait-elle le coup ?  Si seulement elle avait mangé un peu plus ce jour-là, si seulement elle avait pensé à emporter une boîte de soda ou une bouteille d'eau, comme il lui arrivait de le faire de temps en temps.  Mais là, rien, elle n'avait rien avec elle, juste son sac à main, probablement un chewing-gum ou deux, et, elle s'avança pour se confirmer ses pensées, un tout petit d'eau restant dans le fond du seau bleu.  Quelques gouttes.

Elle décrocha la peau de chamois avec laquelle elle avait rincé les miroirs et s'épongea le front.  Elle transpirait abondamment, sous l'effet du stress, mais également de la chaleur, car dans l'ascenseur, la température ambiante devait approcher les 25°c. Cela lui fit un bien fou, elle s'humecta les lèvres, empoigna le manche du "mop", appuya au hasard des touches, mais l'ascenseur ne prétendit pas se remettre en marche.  La fatalité.  Elle était bloquée là et cela ne faisait plus aucun doute !

Ted se retourna encore une fois.  Il dormait, mais il rêvait en gesticulant.  Les doigts crispés sur l'oreiller qu'il étreignait contre sa joue, comme le fait un enfant peureux avec un ours en peluche.  Ted avait replié ses jambes, ramené ses genoux contre son ventre et ainsi retrouvé une position fœtale qui traduisait ses angoisses.  Ses sourcils étaient froncés et sa bouche, à moitié fermée, tordue dans un rictus exprimant la douleur.  Il souffrait.  Pas pour de vrai, en songes.  C'était un cauchemar teinté de réalité, des souvenirs récurrents, affreux, qui depuis des années, le harcelaient presque toutes les nuits.

Ted était rentré plus tôt ce jour-là.  Il n'était plus certain de vouloir recoller son couple, ni de reconquérir Kris, depuis quelques mois plus rien fonctionnait entre eux, ses sentiments s'étaient érodés et il ne savait plus ni que faire ni quoi penser.  Alors, en terminant plus tôt, il avait eu l'idée de faire la surprise à Kris, voir si cela faisait plaisir, il avait pensé lui proposer d'aller ensemble rechercher Mary à l'école - Emily n'y allant pas encore vu son bas âge.

Il avait, comme d'habitude, garé sa voiture sur l'allée de la maison, il avait réajusté sa cravate et repeigné une mèche rebelle de ses cheveux, et il s'était souvenu de sourire avant de descendre de voiture et de rentrer.

Kris était là: son manteau, celui qu'elle avait endossé le matin pour aller faire les courses avec la petite - était accroché dans le hall et son sac à main pendait au tabouret du bar.  Emily dormait à poings fermés dans le canapé, une cassette tournait dans le magnétoscope diffusant un dessin.  Ted avait appelé.  Une première fois.  Il avait déposé son cartable, remisé la poche de son veston, et puis il avait appelé une seconde fois en continuant d'avancer, mais les mots, cette fois, avaient péri dans sa gorge soudain serrée.

Au bas des escaliers ouverts qui menaient à l'étage, il avait vu les chaussures alignées de Kris, du 37 ou du 38, il ne s'en souvenait plus, et juste à côté, abandonnée en désordre, gigantesque, une paire de souliers noirs, mal cirés, du 42, du 43 peut-être !

à suivre …

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