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l'heure des lâches par wasser

l'heure des lâches

 

L'heure des lâches

 

 

Il pressent le mystère de cette seconde, de ce fragment de seconde,

Mais il dit « Chassons ces idées noires »,

Et il chasse ces idées noires.

Et que pourrait-il dire,

Et que pourrait-il faire

De mieux ?

(Extrait de « Mi-Route », Robert Desnos)

 

Au début, il s'était mis à fréquenter les bars après le bureau, au lieu de rentrer à l'horaire habituel ; un manège, croyait-il, pour se venger de Daniele, un antidote contre le venin de ses flèches empoisonnées. Une heure, deux maximum, jamais au-delà de cette limite : il cherchait à la rendre jalouse. Mais ses retards tombaient à plat et ne récoltaient que des sarcasmes : « quelle femme voudrait d'une pareille loque ? Regarde-toi Desnox, tu ressembles à un pingouin congelé ! ».

En effet, Desnox portait bas une bedaine dégonflée qui faisait rebiquer les pans de son veston. Et puis cette couronne de touffes clairsemées derrière le crâne, que Daniele qualifiait de "moustache-de-nuque" pour l'humilier.

Pour l'instant, personne ne savait qu'il buvait ; ou peut-être, en y regardant de plus près, Lardieux, son chef, qui lui avait lancé un jour en lorgnant vers sa panse : « Desnox, ou tu bois trop ou tu ne b... pas assez ! ». L'incident était clos ; et de se remettre à expédier les dossiers urgents, les sinistres ridicules, les litiges en souffrance ; inimaginable ce que les gens ont besoin d'être assurés pour un oui pour un non !

 

Derrière le comptoir, on ne perçoit que le reflet de l'extérieur, contrefait dans le grand miroir criblé de chiures qu'aucun œil ne contemple, de crainte de se reconnaître ; c'est l'heure où on largue par-dessus bord le poids du présent, où s'engouffrent sans résistance des flots de désespoir à travers les carcasses, où les contours deviennent incertains, les frontières irréelles. Trop tôt ou trop tard pour prendre une décision. L'heure des lâches ; ulcère du temps auquel les doigts du poète arrachent l'indicible.

Un de ces bars sordides terré aux quatre coins de l'oubli...

 

Un des premières attaques frontales de Daniele : « Kafka aussi travaillait dans les assurances, ça ne l'a pas empêché d'être un génie ! ».

Peut-être qu'à l'époque, il aurait dû lui ordonner d'arrêter ses études ? Tenez, la femme de Lardieux, avec ses quatre gosses, est-ce qu'elle a le temps de s'occuper de ce Kafka ? Mais Daniele et lui n'ont pas eu de chance, ils n'ont pas eu d'enfant. Selon la théorie de Daniele, c'est à cause de son « sperme mou » :

- Desnox, tout est mou chez toi, j'ai épousé un mollusque !

Á partir de quel moment avait-elle commencé à l'exclure ?

Ce n'était pas à cause de son patronyme, on ne choisit pas son nom. Depuis leur mariage, elle continuait à se faire appeler par son nom de jeune fille, Torelli : son père était un maçon italien originaire des montagnes reculées des Abruzzes : « comme le père de John Fante, Desnox, ça ne te dit rien ? ».

Depuis combien de temps s'adressait-elle à lui en l'appelant Desnox tout court, appuyant sur la dernière syllabe avec un claquement de langue dédaigneux ?

- Desnox, ça rime avec Viandox, tu me vois porter le nom d'un breuvage de dégénérés ?

 

Mêlé à une odeur âcre, animale, mélange de mauvais cigarillos et de tabac brun broyé dans des remugles d'alcool éventé, de sueur et de graisse, le rideau de fumée dense et tourbillonnante pique la gorge et le nez ; c'est ce qui vous saisit au premier abord. Les silhouettes dissoutes dans le brouillard, flottantes, indécises comme après l'explosion d'une grenade lacrymogène, encore qu'aucune déflagration n'ait retenti, sinon le brouhaha des onomatopées, des mots mal digérés, des phrases qui s'entrechoquent, des rasades interrompues, des paumes qui crochent le vide, des regards émoussés qui se perdent dans le néant. Pourtant il y aurait bien de quoi verser des larmes devant le découragement des mines battues, piètre bataillon de lâches en débandade, étrangers à eux-mêmes, alignés en désordre le long du comptoir comme pour prendre le départ d'une course aléatoire.

 

Les choses ont mal tourné avec Daniele ; durant ces quelques années où, tout bien pesé, il devait encore cultiver quelques parcelles de foi pour espérer récolter les fruits du mariage. Quelques années accélérées ; et aujourd'hui il s'est mis à boire. Attention, il ne se considère pas comme un alcoolique ; non, disons qu'il a besoin d'une dose nécessaire pour naviguer. Par exemple, il ne boit jamais le matin, c'est-à-dire quasiment jamais, sauf les week-ends, mais ce n'est pas pareil. L'essentiel, c'est de se comporter exactement comme avant : accomplir son travail normalement, remplir ses obligations, ou du moins ce qu'il en reste. Par exemple, ses devoirs envers Daniele, ses devoirs de mari qui consistent à... même si sa mémoire lui joue des tours, de toute façon, la liste est trop longue, fastidieuse...

 

Jonché de mégots, de papiers gras, de charpie multicolore de leurs illusions de fortune envolées, confettis de la misère, le sol vibre des piétinements retenus, grondement des sabots du bétail dans l'antichambre de l'abattoir. Ce carrelage labouré par des générations de gros souliers crottés par la boue du renoncement, lestés par le poids des humiliations qui pèsent sur les échines ; si lourdement qu'on croirait que les corps cherchent à s'enfoncer pour atteindre les couches souterraines de l'injustice.

 

La première fois qu'il l'avait vue, Desnox s'était dit sans hésiter : « je vais me la faire ! ». Qu'ils étaient jeunes ! Imbéciles ? Crédules ? Un charme si sauvage, une panthère qui allumait des feux dans les pupilles des singes hurleurs. La provocation sensuelle de sa voix grave, et cette façon irrésistible de soulever lentement les paupières pour épingler sa proie : une ensorceleuse !

Les jeunes comme les vieux, tous les mâles orbitaient autour, on aurait dit qu'il n'existait plus qu'une seule femelle dans la galaxie. Desnox l'avait joué fine : « une fille, si tu veux l'avoir, il faut l'accrocher par le bon bout, par son point faible ». Et avec Daniele, ça n'avait pas été très difficile parce que ce qui la faisait craquer, c'était qu'on flatte son pouvoir sur les hommes, encore et encore. Alors Desnox avait brossé la fourrure du fauve, poli, relui, enjolivé, inventé...

 

La danse de la bière les provoque, dandinant son calot de mousse blanche devant leur nez rouge, bonnet de neige sur le poussier des âmes. Vacillant à l'extrémité des boudins engourdis qui leur servent de doigts, l'ironie des reflets déforme la réalité, grossissant à l'absurde le groin de celui-ci, allongeant de façon comique le menton de celui-là ; eux-mêmes contribuent à cette métamorphose à mesure qu'ils vident ou remplissent leurs verres avec la rage insatiable que procure l'abjuration de soi. Chacun prête à l'autre la même apparence, et tous se ressemblent, tant il n'y a pas le choix.

Recroquevillés au fond de leurs orbites, les yeux fuient l'hécatombe, ou plutôt des cadavres d'yeux, ou des étoiles éteintes, ou peut-être des poignards à la lame rouillée qu'aucune main ne saurait lancer vers aucune cible. Des yeux qui n'ont jamais appris à regarder mais seulement à reculer derrière le rempart de la honte.

 

Rencogné à l'écart au bout de la jetée, comme si cette position le distinguait de la mêlée des perdants, tangue un homme habillé en civil : pardessus chiffonné d'un beige délavé, aux manches trop longues, avec une martingale bouchonnée dont un pan traîne par terre, tel un serpent mort. En dessous, on devine des morceaux d'un costume fatigué ; le col de la chemise blanche, ou en tout cas de couleur claire, mal fermé par un nœud de cravate ayant dérapé sur le côté.

Ce n'est pas un ouvrier, ses ongles sont trop propres, ses mains trop blanches, même si elles tremblent. Les yeux mi-clos, le regard vaseux, il reste taciturne, se contentant de temps à autre de pincer ou d'écarter les lèvres comme s'il voulait retenir les mots dans sa bouche, de peur de se compromettre en les laissant sortir.

Une bonne quarantaine d'années ou peut-être davantage. De taille moyenne, silhouette disproportionnée, déséquilibre causé par l'embonpoint. Tête arrondie et flasque, négligemment penchée vers le vide, les yeux coulants, les traits ramollis, le crâne dégarni, luisant et lisse ; une sorte de métaphore de son état, car tout en lui se trouve dégarni. Les organes léthargiques. Les pensées en fuite.

Desnox : deux syllabes sèches qui tombent à plat en sonnant creux comme un gobelet de plastique.

 

Formant des bulles invisibles que personne ne parviendrait à saisir, l'écume amère de leur cœur s'échappe des babines craquelées par l'incandescence des mégots, des babines que le pinceau d'un peintre primitif aurait barbouillé à la va-vite d'une couleur délétère sur la toile bosselée de leurs faciès. Chacun abat des formules futiles sur le zinc, pauvre leurre afin de ne pas entendre son propre écho, de même que la seiche lâche son encre pour tromper ses ennemis. Mais ils ont atteint la dernière borne du monde, digue d'étain et de cuivre contre laquelle viennent se briser les mêmes âmes fantômes qu'aucun phare ne guide. Et les langues lapent à courtes gorgées un peu de cet océan perdu afin de se préparer à s'y noyer bientôt.

Daniele a toujours refusé la médicalisation : « un enfant, c'est un cadeau de dieu, si on en est pas digne... ». Lui, Desnox, avait eu le cran d'en toucher un mot à Lardieux qui en avait causé à sa grosse. Après cinq années de mariage, on pouvait risquer des hypothèses ; « spermogramme » avait pioché la mère Lardieux dans une revue médicale, ou auprès de la crémière du quartier ? Desnox avait pris rendez-vous, un hôpital anonyme, une infirmière automatique ; il avait honte mais il ne savait pas de quoi. Dans une petite salle trop blanche, un flacon à la main, il avait longtemps contemplé l'image que reflétait le miroir méprisant : il avait compris en voyant ses cheveux refluer inexorablement sur son crâne, comme la marée se retire de la grève.

 

Soutenant à eux seuls l'ultime digue de leur univers, les gros bras de « tu-nous-remets-ça-Raymond » dessinent des arabesques de ballerine, virevoltent sur la scène en zinc, décrochant des étoiles éphémères parmi la voie lactée des étagères, tel un peintre d'avant-garde, un peintre des liquides jetant des giclées de blanc, de rouge, de noir, de fleurs de houblon, d'anis étoilé, de pétales de malt sur la toile mouvante des milliers de verres agités.

 

La grande brune aux prunelles bleu incendie voltigeait de main en main, ou plutôt de frottements en échauffements ; la boum pour fêter le baccalauréat. Appartement cossu - tapisseries et cheminées d'angle, murs lambrissés, domestiques d'opérette - propriété des parents d'un ami d'un ami éloigné. Le gratin plein aux as. Desnox l'avait tout de suite repérée. Il n'avait pourtant aucune chance : à l'époque, il ressemblait à un orang-outan qui avait raté l'examen pour la troisième fois, et que ses parents voulaient emprisonner derrière la caisse de leur magasin de cycles, quelque part dans une banlieue minable...

Daniele valsait entre les pattes d'un gros ours blond, un poulet bourré de vitamines élevé en salle de musculation. Pendue au cou du butor, elle poussait de petits cris aigus, vérifiait que la chair du poulet rosissait à point avant de se laisser happer par d'autres bras, d'autres sueurs. Desnox, lui, ne participait pas à la curée. Inutile de faire le paon : renfrogné dans un coin, il attendait son heure, l'heure des lâches. Ça consistait à miser sur la lassitude de Daniele : après les approches grossières, les pelotages furtifs, les baisers à pleine bouche picorés par les affamés, et la disparition rituelle dans une alcôve ou un placard à balais en compagnie d'un étalon (le poulet au maïs ? Desnox avait oublié) ; une fois certaine qu'elle les tenait tous à sa merci, alors, comme une armée en retraite, Daniele deviendrait vulnérable, une proie à la portée de qui voudrait déguster les reliefs, le gars ni beau ni riche ni brillant ni doué en rien mais rassurant à force de neutralité : celui qui l'aide à vomir, qui la raccompagne chez ses parents, et qui, le lendemain, prend des nouvelles par politesse, et puis, le jour suivant, fait livrer des fleurs par galanterie, et ainsi de suite jusqu'à ce que le poisson morde à l'hameçon... Dut-il l'escorter à d'autres soirées, la regarder frôler par des mains étrangères, dix fois ou davantage : seulement à l'arrivée, tel un vautour à l'affût, Desnox décrivait des grands cercles autour de chez elle. Avant de monter scrupuleusement la garde sur son trottoir, comme un chien fidèle prêt à se laisser mordre. Pourquoi ? Il ne s'en souvenait plus.

Après l'orage des grand serments, pleurer avec elle sur la trahison d'un apollon, la rassurer encore sur son charme malgré l'usure de ses vingt ans, l'encourager à poursuivre ses études de Lettres et ne pas tout abandonner d'un coup de tête pour s'envoler à Venise au bras d'un bellâtre marié et plus âgé qu'elle. Rassurer, une sorte de vocation chez les ratés... La convaincre des avantages de la sécurité.

Combien de temps la traque avait-elle duré ? Le temps de plusieurs ruptures tragiques et même d'un avortement qui avait failli...

 

On pourrait imaginer que les flammes d'un dragon surgissent du sol pour engloutir le bar dans leur voracité brûlante, afin de réduire en cendres ce lieu répugnant où se succèdent en processions désordonnées des besogneux assommés par la besogne, des ouvriers écrasés par l'ouvrage, des sous-hommes hébétés par la misère.

Dératiser, perpétrer un holocauste pour rayer de la planète tous ces nuisibles et nuisants, pulvériser ces parias, ces êtres déchus, ces anges malfaisants, ces robots du labeur et ces loques indignes ! Place nette à la Beauté et à la Justice, aux draps de soie, aux livres blancs, à l'écume de l'humanité ! Qu'on garde uniquement, par commodité, les domestiques fidèles et obséquieux, et les gracieuses hétaïres...

 

Quelques jours après l'étrange pacte avec le diable, c'est-à-dire leur mariage, la bourrade de Lardieux, la bave aux lèvres, le front lubrique : « eh ben dis donc Desnox, j'aurais jamais cru que t'emballes un canon pareil ! ».

Desnox avait accompli le chemin de croix des formalités familiales : la campagne chez les parents de Daniele en guise de voyages de noces. La pêche à la mouche avec beau papa et ses plaisanteries qui tombaient à l'eau, ses gros sourcils noirs en point d'interrogation pour ferrer l'approbation de Desnox. Les tartes à la rhubarbe de belle maman, robuste matrone née en Autriche, une main de fer dotée d'une voix de mirador.

Les rassurer : « un assureur, c'est un bon chien de garde avec franchise » comme dit Lardieux, « et puis de toute façon, il en faudra toujours ».

 

Adeptes endoctrinés d'une secte obscure, ils ânonnent en chœur les mêmes inepties, se renvoyant les mêmes opinions bornées d'un hochement de casquette, psalmodiant inlassablement les mêmes paroles ébréchées comme une invocation commune à la divinité du néant ; prenant en otage le vocabulaire des puissants, et chaque mot détourné leur garantit l'impunité. N'auraient-ils pas la gueule assez propre pour astiquer le beau langage ?

Pas de conversations savantes à propos de l'art du contraste de tel peintre maudit, ou de l'usage de la litote chez tel grand auteur disparu, ni de babillage de perruches en dentelle ; ici le sourire d'un jupon ne pénètre jamais sinon il risquerait d'être immédiatement englouti dans le trou noir des bas instincts.

 

Des instants d'allégresse ? Un après-midi de printemps au parc, ils se promenaient main dans la main, des regards envieux fondaient sur sa robe jaune et ses cheveux dénoués flottant sur ses épaules dénudées. Des enfants couraient dans les allées, piaillaient, on entendait la joie et l'inquiétude des mères. Mais entre eux le chapitre était définitivement clos.

Quelques touffes se dressaient encore sur le crâne de Desnox, son ventre ne faisait que commencer d'enfler. Daniele souriait, peut-être au parfum des lilas en fleur, aux bourgeons sur les branches, aux canards qui glissaient silencieusement sur l'étang. On aurait pu les prendre pour deux amoureux. Une brise capricieuse ramenait sans cesse dans les yeux de Daniele des mèches rebelles que Desnox écartait patiemment comme s'il chassait des mauvais esprits.

- Je me demande si d'autres hommes voudraient encore de moi, avait soupiré Daniele d'un air lointain.

 

Depuis plusieurs mois, Desnox était réveillé en pleine nuit par un hurlement sinistre, une plainte rauque qui lui déchirait le cerveau. La première fois qu'il l'avait entendue, il était resté prostré des heures durant dans l'obscurité. On aurait dit un appel sourd, inhumain, un cri d'agonie : le cri d'un poisson provenant de l'œil glacé et vitreux de la daurade en décomposition qui avait semblé l'implorer un dimanche de marché, du fond d'un caniveau. C'est cette révélation macabre qui avait surgi dans le demi-sommeil. Desnox avait cherché dans le dictionnaire l'article correspondant : daurade ou dorade, poisson carnivore des mers chaudes qui se nourrit principalement de mollusques ou de crustacées. Très appréciée pour sa chair douce. Comme Daniele ?

 

Les uniformes dépenaillés de l'armée vaincue des ouvriers fraternisent avec les guenilles élimées des troupes démobilisées, dérisoires soldats de plomb d'une guerre perdue d'avance. La casquette à carreaux de leur compagnie en déroute éponge l'huile rationnée qui alimente avec parcimonie la lampe blafarde de leur esprit. La poussière de la défaite perpétuelle recouvre les traits des combattants d'une pellicule grisâtre accusée par la lumière obscène des néons borgnes, leur donnant l'aspect figé et irréel de masques de théâtre, d'un théâtre cruel et banal dans lequel ils jouent à leur insu leur propre rôle d'éternel figurant ; ou bien masques de cire d'un musée abandonné ?

 

Les amis de Daniele : des "gens-d'esprit-qui-ont-réfléchi" : les Portal, ses patrons, éditeurs par amour de l'art, Chantal et Fred avec sa queue de cheval et son costume anthracite en cachemire. Ne pas oublier : l'écharpe de soie blanche.

Les dîners à la maison pimentés par la présence d'un des petits protégés de Chantal : un néo-doué, né-crivain pur sang. Ah ! Auguste ? Charles ? Alfred ?

L'examen de passage : Chantal, rejetant la tête en arrière, le coude frénétique, raclant de ses longs ongles bleus crochus sa crinière jaune décolorée :

- IL FAUT ABSOLUMENT QUE VOUS LISIEZ LA THÈÈÈSE DE NOTRE CHÈÈÈRE DANIEEELE SI MODEEESTE !

De quoi ça parlait son machin ? Desnox avait entendu mille fois la rengaine et pourtant il ne parvenait jamais à reconstituer le titre complet : il était question d'un certain « Marcel », des « Verdurins », de « dîners en ville », ah oui, et d'un drôle de mot qu'il avait ressorti à Lardieux pour l'impressionner : « réminiscence » !

Des conversations inégalables autour d'un « lunch » - ces soirs-là on ne mangeait pas comme d'habitude - on se chamaillait en s'envoyant des noms à la figure : Picabia, Picasso, Delaunay, Soutine, Soulages, Kandinsky, Mondrian... surtout les autres parce que Desnox préférait aller faire la vaisselle...

Un roucoulement de hanches annonçait l'intrusion de Chantal Portal dans la cuisine : à califourchon sur une chaise, la chair boudinée dans un fourreau en cuir noir, les cuisses écarquillées, elle s'extasiait devant sa bedaine ceinte d'un tablier à fleurs, s'étirant comme une chatte pour lâcher entre ses lèvres gourmandes :

- Ça doit avoir quelque chose d'excitant un type ordinaire ! Parfois j'envie cette pauvre Daniele !

 

Qui tire les ficelles de ces marionnettes de chiffon ? Théâtre d'un guignol de campagne à l'intrigue squelettique, au dénouement ridicule. Le combat des bons contre les méchants. Et qui sont les méchants ? Chaque soir la même représentation, la même répétition, le même espoir insensé que quelqu'un ose bouleverser le scénario ; mais le bourreau des proverbes abat son couperet de fatalité. Et les pognes continuent d'étrangler le vide entre leurs grosses phalanges, c'est ainsi que les misérables étreignent l'absolu.

 

Desnox ne lisait jamais ou bien accidentellement ; la Une d'un journal sportif à portée de main, et encore, d'un œil distrait, d'un air de faire comme s'il était supporter fanatique. La chose qu'il supportait le moins et pourtant le plus fidèlement : son ennui. Un énorme bloc de ciment grisâtre, de la taille d'un gros immeuble, qu'il devait tirer à chaque pas comme une bête de somme. Qui a dit que le ciment était inanimé ?  Desnox possédait la preuve du contraire : au départ, peut-être à l'époque de son mariage, un dé minuscule dont la croissance avait vite connu des proportions gigantesques ...

 

Les parents de Daniele apparaissent sur un manège de chevaux de bois qui tourne sans aucun bruit. Et Lardieux, sa femme et toute la marmaille, et les clients du bar, chacun chevauchant un animal qui lui ressemble curieusement. Desnox finit par reconnaître Daniele, puis les Portal, et des tas d'autres visages surgis du passé ; ses frères et sœurs, ses parents. À chaque passage des faces différentes, puis le mouvement s'arrête brusquement ; il n'y a soudain plus personne. Excepté un enfant disgracieux qui ne descend pas de sa monture en forme de poisson, attendant que redémarre le manège...

 

Tout ça pour en arriver là... Desnox vidait son quatrième cognac, ou peut-être le cinquième ? Tous les regards braqués sur lui. Des comètes qu'on avait réussi à enchaîner. Une sarabande d'yeux insaisissables que Desnox se révélait incapable d'assembler par paires, comme à la maternelle lorsqu'il s'agissait de regrouper une multitude d'objets divers selon une logique incompréhensible. Faux ! Biffait au stylo rouge la maîtresse...

Des rangées d'yeux dissemblables, agressifs, méchants, secoués d'un rire dément. Le vernissage, se rappelait Desnox, d'un peinturlureux dégingandé que Chantal Portal portait aux nues. La récitation pâteuse de l'artiste vautré contre elle qui lui présentait Desnox :

- À la faveur de la nuit, j'aimerais me glisser dans ton ombre ... Alors vous aussi, vous vous commettez ? Comme l'autre, Robert Desnos, votre quasi-homonyme, un poète comme on dit ?

 

Depuis quand faisaient-ils chambre à part ? Lardieux avait peut-être raison : « l'amour, mon vieux, c'est comme les informations à la télé, à force de les entendre, on finit par se croire concerné ! ». À mots à peine voilés, il lui avait suggéré de « se débrouiller comme les autres ». Desnox était allé voir une pute, la première et la dernière ; l'avait choisie grasse comme une truie, de peur de ne pas être rassasié. Il était ivre. La grosse pute l'avait engueulé quand il avait tout lâché dans sa main au moment où elle s'apprêtait à lui enfiler le préservatif.

 

La dernière trouvaille de Daniele : « Desnox, on dirait que tu abrites un poisson crevé dans ton ventre. »

Et s'il ne rentrait pas ? S'il errait à travers les rues jusqu'aux premières heures du jour ? Se laissait avaler par l'haleine de la ville ? Comme s'il n'habitait nulle part, comme s'il n'avait plus d'adresse, plus d'identité. Comme s'il était devenu quelqu'un d'autre. Peut-être pourrait-il enfin réfléchir ? Enfant, il imaginait souvent qu'il n'était pas un être humain, mais un monstre sanguinaire, une aberration de la nature, et tout le monde faisait semblant de ne rien remarquer.

Là-haut, un ciseau naïf avait percé grossièrement un trou de lumière dans la voûte étoilée ; comme la lune, songea Desnox, chaque être humain possède une face cachée, obscure, que personne ne soupçonne.

John Harper ! À présent, ce nom lui revenait : un polar publié par les éditions Portal, et que Daniele avait rapporté à la maison un jour. L'histoire d'un type qui assassine sa femme quand il s'aperçoit qu'elle mène depuis le début une double vie. Le gars ne s'était rendu compte de rien, c'est en découvrant par hasard une lettre dans ses affaires, qu'il réalise que sa propre femme était une étrangère pour lui.

Un des rares livres que Desnox ait lu jusqu'à la fin...

 

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