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l'enclave par wasser

l'enclave

 

L'Enclave

 

L'Enclave représentait un minuscule territoire perdu au milieu du monde moderne. Ayant banni l'usage de l'argent, une communauté de quelques illuminés n'avait d'autre raison de vivre que ce qu'ils appelaient pompeusement le principe d'harmonie universelle, une notion archaïque et naïve qui prêtait à sourire. Une sorte de zoo paléontologique, ramant à contre-courant du progrès, et que certains s'amusaient à visiter comme un parc d'attraction, malgré les précautions prises par les résidents de l'Enclave.

 

Tel un crabe surgi d'un océan géométrique, le bâtiment gris acier projetait devant lui ses deux pinces parallèles et symétriques, sentinelles immobiles veillant sur le patio orné de massifs fleuris au milieu duquel jaillissait une étrange sculpture métallique figurant une fontaine : parmi les entrelacs compliqués des jets d'eau représentés par des arceaux de fer courbes de différentes portées, censés provoquer l'illusion de l'élément liquide, se démenait la silhouette énigmatique d'un monstre imaginaire.

La carapace aveugle des murs extérieurs, en verre grisé, changeait de tonalité selon la lumière, virant d'un gris émeraude le matin jusqu'au vert granit le midi, pour se parer d'un Sienne ensanglanté à l'heure où les rayons horizontaux du soleil agonisaient contre ses parois indifférentes. La nuit, cela rendait un intense noir abyssal aux reflets argentés, semblable à l'armure d'un Cavalier de l'Apocalypse.

Les lignes épurées de l'architecture, quasi austère, du Centre de Filtrage des immigrants clandestins, contrastaient avec les tourments des arêtes, des nervures et des voûtes de la sculpture du patio, dénonçant le symbole, par l'opposition des styles, du combat éternel que se livrent l'Harmonie et le Chaos, le Beau et le Laid, le Bien et le Mal, dont la nature humaine est le perpétuel champ de bataille.

 

Après avoir aspergé d'eau fraîche son front et ses joues empourprés par la chaleur, Carole dessina un léger sillon émeraude sur ses lèvres ; dans le miroir des toilettes, deux grands yeux verts observaient un visage perclus d'une fatigue accentuée implacablement par le stylet cruel de cernes récents. Elle chassa ses mauvaises pensées en ébouriffant la gerbe de ses cheveux blonds, ce qui eut pour effet de réveiller son sex-appeal que l'épuisement rendait plus provocant. La canicule continuait d'être insupportable, Carole ôta son bustier et sa jupe bandeau, exhibant sa peau nue au souffle du ventilateur. Même ainsi, la sueur perlait aux aisselles et s'insinuait jusqu'au creux des reins. Carole rêvait de plonger dans un lac glacé et de nager en contemplant le vol silencieux des gros animaux roses et blancs au-dessus des sommets enneigés.

 

La pièce hexagonale qui servait aux entretiens comportait un mobilier sobre : un divan et quelques fauteuils à l'armature métallique disposés autour d'une table basse.

James, un collègue du bureau de filtrage des immigrants clandestins, était déjà installé lorsque Carole entra, aussitôt transpercée par l'œillade lubrique de l'étranger avachi sur le divan, un blanc à la face carrée barrée d'une sévère moustache brune ; certainement de grande taille, les genoux pointés comme deux miradors vers James. L'homme possédait une belle corpulence, épaules épanouies, muscles saillants. Les yeux délavés saturés d'une sorte d'absence, comme ceux d'un automate. S'échappant de la chemise largement ouverte, la toison épaisse qui tapissait la poitrine jusqu'à la naissance du cou, fascina Carole. Il devait accuser la quarantaine, et de cette maturité émanait une attraction brute dont elle sentit le frisson faire bourgeonner ses seins à travers le bustier transparent. Elle se réfugia sur la chaise la plus éloignée en croisant les jambes, mais le désir s'était emparé d'elle.

Pour étancher la pulsion inattendue qui la torturait, Carole affronta la fange hideuse et grouillante promise à l'enfer qui se ruait à l'assaut du terrible Chariot de Foin de Jheronimus Bosch, dont la reproduction grandeur nature couvrait la hauteur d'une cloison. Le regard troublé de la jeune femme errait parmi les créatures monstrueuses représentées sur la droite, des êtres hybrides pourvus de têtes d'animaux, puis contemplait la violence, les meurtres, les disputes, les scandales dont les humains se rendaient coupables, tels des marionnettes articulées par les fils invisibles de l'avidité. Elle évita de lever les yeux vers le Christ minuscule surgissant des nuées d'or qui dominait les scènes démoniaques, ouvrant les bras comme pour avouer son impuissance.

L'étranger écarquillait les yeux, toisant ses juges d'un mépris sans borne. Il se mit à se taper violemment sur les cuisses en s'esclaffant :

« Alors ce qu'on raconte est vrai, vous existez ! L'Enclave est bien réelle ! Incroyable ! »

Il examinait tour à tour James et Carole avec la stupeur d'un paléontologue qui découvrirait des dinosaures encore vivants.

« Et les autres ? Où sont-ils ? »

Il fouilla dans la poche de son pantalon de flanelle pour en extraire une liasse de billets froissés qu'il agita furieusement devant lui :

« Vous voyez ça ! Ah ah ! Avec ça je peux me payer tout ce que je veux, je peux vivre comme un type normal, je peux me payer du bon temps ! Du fric !  Vous savez ce que c'est ?»

Le regard triomphant traversé par une lueur de démence, il embrassa les billets en se dressant tout à coup, apostrophant ses interlocuteurs demeurés impassibles.

« Ne me dites pas que ça ne vous fait pas envie ! »

Il se tourna vers Carole et s'approcha d'elle en la dévisageant grossièrement, mimant des gestes obscènes.

« Il faut que je touche pour le croire ! Ma poupée toi et moi on pourrait faire des choses extraordinaires ! J'ai parié avec Clarke que je lui ramènerais un spécimen ! Il ne va pas en croire ses yeux. »

Carole n'avait pu réprimer un tressaillement qui avait incendié ses reins, croisant les jambes dans l'autre sens sans pouvoir articuler un mot.

 

La chambre était transformée en étuve. Carole se précipita pour ouvrir la baie vitrée donnant sur le patio fleuri. Comme dans un vertige, elle eut l'impression d'ouvrir ainsi la porte à l'enfer de lumière incandescente qui illuminait les parois de verre des bâtiments où se reflétait à l'infini l'image décuplée du monstre de la sculpture qui tentait de se défaire de ses liens immatériels, arceaux figurant des jets d'eau, fins tentacules de fer qui l'emprisonnaient sans parvenir à le retenir. En proie à une irrépressible hallucination, Carole vit à la place du monstre reproduit à des centaines d'exemplaires sur le miroir géant l'étranger se débattant tel Prométhée cherchant à s'affranchir de ses chaînes d'airain.

Avec une frénésie incontrôlable, elle arracha les vêtements collés à sa peau moite en actionnant la douche, laissant l'eau s'écouler et fermant les yeux sans réussir à éteindre le ballet effréné des images lubriques qui dansaient derrière l'écran de ses paupières. Malgré la fraîcheur du jet, son corps s'enflammait ; rejetant la tête en arrière, cambrant son corps comme un arc, elle saisit ses mamelons entre ses ongles puis glissa une main vers son ventre avec une folle impatience. L'étranger occupait l'espace de son violent désir, elle imaginait le goût poivré de sa moustache sur ses lèvres, la fourrure de son torse plaquée contre ses seins, elle léchait les poils à travers la forêt touffue et chaude, ses mains happaient le fût... Elle jouit brusquement dans un long râle qui la soulagea mais la frustration demeurait.

Elle sortit de la douche en titubant, étourdie et inassouvie. Elle s'affala sur son lit, nue et humide, cuisses largement ouvertes. Des picotements brûlants parcouraient sa peau. Elle ressentit soudain l'envie de voir souffrir l'homme, de le tenir à sa merci comme un objet, souffrance remplie de délices dont elle serait la maîtresse et lui l'esclave. Le désir la tenaillait de nouveau, moins impérieux mais plus raffiné, plus cérébral, long et imprévisible...

Le témoin orange d'un visio-appel clignota, une communication interne qui fit briller l'œil rond de la caméra ; Carole sursauta, surprise comme une gamine. Elle s'empara du drap pour couvrir sa nudité et se redressa, les mamelons pointant sous le tissu léger. Sur l'écran, la mine débonnaire du responsable du Centre toussait poliment :

« Hem, on ne vous dérange pas ? »

Mortifiée d'avoir oublié de débrancher la connexion, Carole sentait son visage se consumer de honte.

« Vous avez assisté à un entretien aujourd'hui, un nommé Bill Game, n'est-ce pas? Quelle impression vous a-t-il fait ? »

 

 

 

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Style : Nouvelle | Par wasser | Voir tous ses textes | Visite : 1062

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