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le réveillon par wasser

le réveillon

 

Je l'avais repérée de loin en montant la rue de Belleville, petite tache sombre recroquevillée dans l'ombre d'une vitrine éteinte. Je m'étais arrêté devant elle l'air de rien et puis j'avais pris mon élan :

- Vous n'avez nulle part où aller ? Avais-je demandé bêtement en me penchant vers elle.

Je pensais un soir comme celui-là, un soir de Réveillon où on n'a pas le droit de rester isolé.

Elle serrait dans ses bras un gros sac en plastique comme elle aurait serré un enfant. Elle n'avait rien répondu, le blanc très blanc de ses yeux perdu quelque part parmi les illuminations de Noël.

Je ne sais pas pourquoi j'avais envie de faire une bonne action, de me sentir utile. Peut-être parce que Jonas venait de me plaquer la semaine dernière. Avec un prétexte bidon, comme à chaque fois :

- Tu continues de reluquer les autres mecs ! Avait-il aboyé, sa valise à la main, au moment où je rentrais du boulot.

Avant de claquer la porte, il avait dégainé son beau regard ténébreux qui m'avait enflammé la première fois. Un poème aussi sublime qu'une statue grecque, élancé et fin, un éphèbe aux cheveux d'ébène, un rêve qui volait en liberté dans la jungle des bars gays de la nuit. Une idylle qui m'avait consolé du dernier trip avec Jérémie qui s'était tiré à l'anglaise en emportant ma chaîne Hi-fi et mon Home cinéma, trois semaines de feu terminées en eau de boudin. Un salaud qui travaillait dans l'humanitaire, quand on s'était rencontrés, il revenait du Burundi où il s'occupait d'un chantier pour améliorer les techniques d'irrigation.

La vérité vraie c'est que monsieur Jonas ne supportait plus de passer les week-ends tout seul devant la télé. Etait-ce ma faute s'il fallait turbiner dimanche compris pour faire tourner ma boîte ? En cette période de l'année, c'était la ruée, les commandes se bousculaient, et dans le secteur de l'informatique, il faut pouvoir répondre en temps réel.

Blottie à même le sol, mon apparition n'avait pas prononcé un mot, sa maigre figure à la peau noire semblait ne pas comprendre mon invitation.

- Vous pouvez venir chez moi... vous n'avez rien à craindre... je suis homo de toute façon, ai-je insisté.

Elle a plissé les yeux, comme si elle entendait mieux avec ses yeux. Je lui ai tendu la main, sans réfléchir. Son corps ramassé dans une pauvre couverture a esquissé une sorte de pas en arrière, si on peut dire. Elle était peut-être malade, ou bien ankylosée à force d'être restée dans la même position.

- Speak English ? Ai-je essayé. Venir avec moi ? Froid ! Ai-je mimé en frottant mes mains l'une contre l'autre et en rougissant de honte.

Elle n'a pas bougé, elle ne comprenait pas ou alors elle avait peur. Je songeais que nous étions un peu pareils elle et moi, un peu frère et sœur, seuls au monde, un soir comme celui-là, elle égarée à des milliers de kilomètres de son pays, et moi, appartenant à une autre espèce.

- Je suis gay, ai-je répété, ho-mo. J'habite près d'ici, ai-je décrit en allongeant le bras vers la rue de la Mouzaïa.

Son regard cherchait peut-être une étincelle d'humanité à travers la sarabande multicolore des illuminations de Noël. Moi non plus je ne tenais pas à passer le Réveillon seul comme un chien, je n'avais pas le cœur à écumer les bars et les boîtes toute la nuit pour pêcher une tendresse d'occasion. D'accord, j'avais la tête sous l'eau, un cafard noir comme jamais.

Je commençais à avoir froid même si le temps n'était pas vraiment frais pour la saison. Je me suis aperçu qu'elle grelottait. Elle n'avait sûrement rien avalé de la journée, ou même depuis plusieurs jours, depuis qu'elle était arrivée en France. Elle devait être à bout de forces. Peut-être était-elle venue clandestinement, et dans ce cas, elle risquait d'être appréhendée par une patrouille de police. Il fallait prendre les choses en main. Je me suis penché vers elle :

- Feu, chaud ! Chez moi ! OK ?

Je mimais, j'essayais de mimer quatre murs et un toit avec une bonne cheminée. Ça me faisait penser à Jérémie qui m'avait saoulé avec les différences entre les blancs et les Noirs, deux univers, d'après lui, écartelés par des siècles de colonisation et d'incompréhension. Tout à coup, elle a réagi :

- O-K... O-K... a-t-elle articulé difficilement comme si elle avait enfin compris.

Elle s'est levée en s'accrochant à son maigre balluchon, enveloppée dans la vieille couverture qui la protégeait comme la coquille d'un escargot, ai-je pensé stupidement.

- C'est juste à côté, ai-je montré puisqu'elle me faisait confiance.

Devais-je l'aider à porter ce gros sac en plastique mal ficelé ? Pouvait-elle se déplacer normalement ? En tout cas, elle se tenait debout devant moi, je ne l'aurais pas imaginée si petite, une main serrant un pan de la couverture et l'autre tenant son balluchon comme une princesse déchue.

- On y va, OK, ai-je répété.

Je n'étais pas certain qu'elle me suive, j'ai commencé à remonter la rue en marchant devant, osant à peine me retourner. C'est là que je me suis mis à tergiverser, qu'un nombre invraisemblable de questions m'est tombé dessus : et si elle avait le sida ? Si elle était souffrante ? S'il fallait l'emmener aux urgences en pleine nuit de Réveillon ? Qu'allais-je faire d'elle ?

Je voulais seulement faire un geste, rendre service, me sentir utile au moins une fois dans ma vie, cette nuit de la Nativité, même si je ne crois plus en Dieu. Pour moi, il y avait cette étrangère à qui j'offrais ma modeste étable, pour me sentir moins abandonné, moins ringard.

Oui, tout près, ma maison bien chauffée et confortable, encore orpheline de sa chaîne Hi-fi et de son Home cinéma, mon loft en harmonie avec l'énergie cosmique puisque j'avais fait un bilan Feng Sui la semaine passée.

Durant la journée, je n'avais reçu aucun coup de fil, aucun e-mail ni aucun SMS ni aucun signe de vie. A l'exception d'un appel de ma mère qui demandait d'un air innocent si j'allais venir le jour de Noël, ça ferait tellement plaisir à ton père depuis le temps. Depuis cinq ans exactement maman. J'ai prétexté le boulot pour ne pas les haïr davantage. J'aurais pu lui flanquer à la figure qu'ils ne s'étaient pas préoccupés de mon sort pour mon premier Noël à Paris, ni le deuxième ni le troisième, depuis que je leur avais avoué qu'ils n'auraient jamais de belle-fille ni des petits-enfants pour leur sauter sur les genoux, et que je me foutais pas mal de ce qu'ils diraient aux voisins. Je me souviens de la carte postale que j'avais expédiée, quelques semaines après mon exode à Paris, elle représentait la tour Eiffel éclairée la nuit : « Fils homo, ça n'arrive pas qu'à la télé. Votre Pierre mal aimé. »

J'avais souligné « mal aimé », j'en avais tellement gros sur la patate.

Elle suivait, je surprenais sa silhouette déjà distancée dans le reflet d'une vitrine. Elle glissait lentement en se dandinant, son corps effectuait une sorte de danse inachevée, comme si ses pieds restaient collés au bitume.

Et après ? Une fois chez moi, qu'allait-il advenir ? Serait-elle rassurée en sentant la chaleur agréable à l'intérieur? Elle ne pourrait pas manquer les masques africains qui ornent les murs, cadeaux que Jérémie avait laissés en échange, d'une certaine façon.

Qu'est-ce que je lui dirais ? Il faudrait me faire comprendre par signes, essayer à mon tour de la comprendre. Qu'avait-il pu lui arriver ? Depuis combien de temps errait-elle dans la rue ?

J'avais vu à la télé qu'un service spécial prenait en charge les personnes sans-abri, il suffisait de composer le 115, et une équipe venait les chercher pour les conduire dans un centre d'hébergement. On les soignait, les nourrissait, les réconfortait. Etait-il plus raisonnable d'appeler maintenant, avec mon portable ? Bien sûr, j'attendrais les secours avec elle, je me débrouillerais pour lui expliquer. Sauf. Sauf qu'elle avait peut-être choisi de rester dehors, sauf qu'en réalité, elle n'avait peut-être pas le choix. Si elle n'était pas en règle, elle risquait d'être renvoyée dans son pays, c'est ce qu'ils racontaient à la télé. Jérémie trouvait ça écœurant.

- Là-bas, que tu le veuilles ou non, tu es « le blanc », et tu es accueilli comme un roi, même si les gens sont très pauvres. Ici, hein, il s'énervait à chaque fois, ici on les traite pire que des animaux !

Elle suivait comme un pauvre chien qui n'aurait plus d'autre maître que moi. Et si subitement je changeais d'avis, si j'accélérais le pas et me mettais à courir, qu'adviendrait-il ? Elle se mettrait à crier, ou bien, non, elle resterait muette, elle me laisserait rentrer chez moi. Aurait-elle le droit de me juger ? Je scrutais le regard des passants les bras chargés de victuailles, impatients de préparer le Réveillon. Que savait-elle au juste de ce monde du « blanc » ? Avait-elle vu à la télé, là-bas, chez elle, quelque part en Afrique, comment se comportent les gens ici ? A quoi songeait-elle ? A son village ? A sa famille ? Son cœur battait-il encore au rythme des chants et des danses qui scandent les travaux agricoles ?

On était bientôt arrivés. Enfin pas tout à fait car je devais l'attendre, elle avançait très lentement, j'essayais de régler mon allure sur la sienne mais c'était difficile. Je m'arrêtais de temps en temps en faisant semblant de regarder quelque chose, et puis je tournais discrètement la tête pour évaluer la distance qui nous séparait ; alors j'attendais encore ou bien je reprenais la marche mais toujours trop rapidement. Devais-je la soutenir, lui montrer qu'elle pouvait s'accrocher à mon bras, s'appuyer sur moi ?

Comment Jérémie s'y serait-il pris ? Là-bas, m'avait-il raconté, les gens sont plus proches les uns des autres, entre eux ils s'appellent frère et sœur. Jérémie l'aurait peut-être d'abord prise dans ses bras, de la même façon qu'ici on se serre la main pour se saluer.

Dans quoi m'étais-je embarqué ? Fallait-il appeler le 115 avec mon samsung, avant qu'il ne soit trop tard, avant que la situation ne m'échappe ?

Le Monoprix de la place des fêtes était rempli d'une foule compacte. Est-ce qu'il restait quelque chose dans le frigo ? Je n'en avais aucune idée. D'habitude, avec Jonas, on se faisait livrer par un traiteur chinois du quartier. Ensuite, on sortait, il adorait fouiner dans les bars de la rue Ménilmontant. Et c'est lui qui m'accusait de mater d'autres garçons !

Elle pourrait m'attendre dehors pendant que j'irais acheter des provisions ou bien entrer avec elle mais je craignais qu'on remarque son accoutrement original, qu'on lui demande si elle était avec moi, même si le type de la sécurité à l'entrée était aussi un black, un grand black musclé que j'avais déjà photographié.

J'avais pris la seule décision qui s'imposait, on se ferait livrer, oui, un repas de fête, un somptueux festin de Réveillon, avec Champagne, foie gras, huîtres et tout le toutim. Avait-elle jamais goûté au foie gras ? Je m'arrangerai pour lui montrer la salle de bains. Une pensée honteuse m'a traversé l'esprit, je me suis dit qu'elle devait être sale et sentir mauvais depuis le temps qu'elle se trouvait dans la rue. Depuis combien de temps au juste ? Je me suis promis de l'interroger.

Nous cheminions ensemble dans la même direction, parmi cette fièvre singulière qui flottait dans l'air. Que penseraient mes amis en me voyant déambuler avec la mine d'un voleur dans mon propre quartier ? Que diraient-ils de mon élan de compassion ?

- Ça ne lui ressemble pas, ironiserait Jérémie qui m'avait accusé d'avoir le cœur sec d'un bobo homo avant de s'éclipser avec mon matos !

Un bobo homo, quelle imbécillité, ça me faisait penser aux commentaires de ma mère quand j'étais enfant :

- Toi, on ne se sait jamais ce que tu as derrière la tête !

- On ne le reconnaît pas, voilà ce qu'ils diraient, ces merveilleux amis qui m'avaient laissé tomber ce soir.

Et si elle était musulmane ? Noël ne signifie rien pour les musulmans, évidemment, ils ne célèbrent pas la naissance du Christ. Comment le savoir ? Avait-elle des enfants, là-bas, chez elle, des enfants aux yeux tristes agrandis par la faim comme ceux qu'on voit à la télé ? Elle semblait si jeune et si vieille à la fois. En réalité, je n'osais pas l'observer, j'avais cru lire un tel désarroi dans son regard !

Jérémie aurait-il été fier de moi ? Au fond, il avait raison, je m'étais toujours conduit comme un égoïste soucieux de sa petite personne, avec cette épouvantable sensation d'être une victime au milieu d'un monde hostile. Moi aussi j'avais eu besoin d'aide lorsque j'avais débarqué à Paris, et j'avais dû batailler ferme pour réussir, pour monter mon entreprise. Aujourd'hui je possédais une maison, je vivais à l'aise, j'avais enfin trouvé un certain équilibre, et je suis certain que ma situation faisait des envieux. L'occasion de me racheter se présentait ce soir, sous la forme de cette inconnue en exil.

On dînera aux chandelles, en imaginant les flammes des bougies comme autant d'étoiles descendues miraculeusement sur terre pour éclairer notre campement au milieu du désert. Ce sera comme un voyage sans bouger de chez moi. Un voyage qu'on s'était promis de faire en Afrique avec Jérémie.

Je me suis retourné pour l'attendre à nouveau, elle ne se pressait pas, elle ne voyait pas la fausse indifférence des passants qui l'examinaient du coin de l'œil.

Mon samsung a bourdonné dans la poche de mon trench-coat : une comète scintillait sur le minuscule écran : Jérémie.

 

 

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