Je me souviens de lui comme s'il avait existé dans ma vie et qu'il ne l'avait pas quitté . Je me souviens en premier de son rire . De son rire puissant et léger, et de son visage qui rajeunissait instantanément, laissant une sensation étrange mais belle au creux de mon estomac . Je me souviens des moments ou il passait dans les allées de ce supermarché et qu'il caressait chaque pots, effleurait chaque légumes, observait minutieusement chaque pièce de viande . Je me rappelle avec exactitude de ses mains, parfaites, fines et légères, et je les dessinait , et m'en enivrait . Je me souviens de son regard pétillant, de ses yeux gris et de la forme de sa bouche . Je me perds dans des images ou je le vois, attendant un bus, un métro ou une de ses aventures, nonchalant, une cigarette aux lèvres, un livre a la main . Il n'évoluait pas dans notre monde . J'ai ce souvenir de ses chemises qui lui allait si bien , de ses chemises que mille fois j'ai voulu enfiler pour y sentir son odeur musquée . Je revois les verres qu'il buvait, appuyé au comptoir , je revois les yeux sombres de cette fille et son incomparable fascination pour elle . Je ressens encore la douleur de le voir la toucher, l'embrasser, se laisser posséder par ses grands yeux noirs . Je revois encore sa sobriété, son calme légendaire , son stylo et son papier, ses cheveux décoiffés . J'entends encore le son de sa voix grave et rauque , j'aperçois souvent au détour d'un chemin ses yeux un instant illuminés par le claquement de son briquet . J'ai une excellente mémoire , tellement puissante pour les choses qui m'ont fait vivre . Et il m'a fait vivre . Même si je ne connaissais de lui que cette image, que son imposante stature et le titre de ses ouvrages , même si je ne pouvais faire autrement que me contenter des mots qu'il offrait toujours à une autre , je me souviens avec exactitude de sa personne, de sa manière d'être .
Pendant des mois, il a été le seul inconnu qui ne m'était pas étranger .