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La vieille dame et la pluie par cymer

La vieille dame et la pluie

   La vieille dame et la pluie.

 

   Ce matin il pleut, de la tristesse liquide coule sur les vitres comme un rideau de larmes. Dans chacune de ces gouttes argentées, on aperçoit une image déformée et inversée de l' extérieur; un paysage déprimant qui disparait dans le joint gris en bas du carreau, et qui renait perpétuellement dans chaque nouvelle goutte expédiée sur le verre, une réplique encore plus monotone de la rue déjà bien grise même pendant les mois d' été, un monde à part où les arbres et les lampadaires ont la tête en bas, où les rares gens qui passent se transforment en tâches tremblottantes.
La pluie bat fort et me berce par un assourdissant mais agréable roulement de tambour. La grande maison n' est plus silencieuse, ce silence qui m' a tant de fois agacée n' est plus. Je suis assise sur mon siège à bascule, un morceau de laine sans forme sur les genoux, de grosses aiguilles à tricoter dans les mains, un plaid sur les épaules. Je regarde la pluie, ce matin d' hiver, cette tristesse sur les vitres. La lumière du jour, diffuse, égaie à peine le vert de la plante d' intérieur, enfermée elle aussi dans cette monotonie. Je lache les aiguilles sur le morceau de laine, et je m' assoupis dans les balancements de mon siège, je finirai ce pullover plus tard.

   La pluie tombe, des milliers de gouttes s' écrasent sur l' asphalte de la rue en des milliers de petits cratères translucides. Des ruisseaux d' eau grise emportent des détritus de tous types vers les égouts encombrés. Les maisons de la rue se reflettent sur la route couverte d' un miroir humide. Une voiture passe et laisse dans un long mugissement , deux trainées mattes sur la chaussée qui se referment rapidement derrière elle.
Mes chaussures prennent l' eau et me donnent l' impression de marcher sur des éponges, mon imper un peu trop court pour moi s' égoutte sur mon jean's qui me colle au cuisses.
Je marche dans cette rue grise, sous le ciel gris, sous la pluie grise, même les cyprès des jardins semblent gris et les quelques arbres, dans leur sommeil sans feuilles, ressemblent à des squelettes qui en ajoutent encore à la grisaille.
Que cette grande maison est triste, elle semble remplie d' un vide comme celui que j' ai en moi, ce vide qui vous aspire de l' intérieur et vous laisse amaigri et crispé comme un aliment sous vide d' air. Les murs paraissent subir le même sort, craquelés, ternes, et couverts de grandes coulasses de rouille provenant des gouttières métalliques qui débordent sur plusieurs endroits. Derrière une baie vitrée, je perçois un mouvement léger et répétitif. L' image est troublée par l' eau qui coule en torrent sur les vitres mais je l' aperçois tout de même, une vieille dame assise dans un fauteuil à bascule qu' un ficus d' intérieur tient gentillement compagnie. Elle se balance lentement, d' avant en arrière, la tâche plus claire de ses cheveux gris suit le mouvement et balance de même, lentement aussi, d' avant en arrière également.
Le temps a du passer tellement vite pour elle, comme pour toutes les vieilles personnes. Peut-être rêve t' elle de ses vingts ans, révolus mais pas si loin finalement, puis doit subir l' épreuve de se réveiller seule dans une grande maison qu' elle n' a plus la force d' entretenir. Elle bascule au rythme des secondes qui passent, au rythme de la vie qui s' écoule comme un sablier, les fins grains de sable blanc n' en finissent pas de tomber en silence, et forment un tourbillon qui rétrécit dans le coude étroit qui entraine les derniers instants vers le fond.

   Je ne peux qu' imaginer qu' on y viendra tous, que j' y viendrais aussi à ce moment de la vie où l' on sait que le sablier est presque vide. Alors la première idée qui me vient est de profiter du temps que je possède encore, malgrés les grains noirs dans les blancs, malgrés le risque éventuel de briser le verre qui retient la vie et de répendre le temps précieux, en une seule fois, dans le néant.
En une seconde, tout devient trés clair. Grâce à cette vieille dame, je souffle le voile sombre qui assombrissait mon esprit comme une menace, comme un tsunami qu' on voit approcher sans réagir.
Le ciel peut bien être gris, la pluie peut bien tomber pendant des jours, la vie existe même au plus profond des gouffres, dans le plus aride des déserts, dans les plus grands froids de la terre, dans les plus profondes fosses océanes, alors elle existera même dans un esprit malade de tristesse. Il est propre à l' être humain de se morfondre, de broyer du noir, de désespérer, mais il en est autant, sinon plus, de trouver la force et la volonté de s' en sortir, de se raccrocher à la vie.

   La pluie et sa tristesse se transforment en un élément magique, nécessaire à la vie sur terre. Des milliers de billes scintillantes tombent du ciel et éclatent en de milliers de paillettes sur le sol luisant. Tout le gris dominant se transforme en argent. Un feu tricolore diffuse ses couleurs dans la rue, l' une après l' autre, au moyen de reflets majestueux. Une voiture qui passe apporte la lumière intense de ses phares, un animal au yeux lumineux qui charge vers une mystèrieuse destination. Mes pieds baignent dans une matière tiède et agréable, je me rends compte soudain que tout est beau, et que ce qui ne l' est pas n' incarne pas forcément la mort.

   Le siège ne bascule plus, la vieille dame est tombée sur le côté, repose un genoux sur le sol, ses bras pendants, immobiles, et le reste de son corps en appui précaire sur le siège incliné vers le bas. Son sablier vient de se vider, dans le calme, dans un tourbillon silencieux, dans la solitude certes, mais entier, sans fissures, vidé jusqu' au dernier grain.

   La pluie cesse et dans mon dos, le soleil apparaît, inondant d' une lumière divine la rue et la grande maison vide. Le corps de la vieille dame s' efface derrière un puissant reflet aveuglant qui forme un halo lumineux. Au dessus des toits, dans un beau gris anthracite, s' étend un gigantesque et magnifique arc en ciel. Merci à vous madame, je ne connaissais pas votre prénom. Merci à la vie.

 

                                                                       M.A

 

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Style : Réflexion | Par cymer | Voir tous ses textes | Visite : 407

Coup de cœur : 13 / Technique : 9

Commentaires :

pseudo : Iloa

Que c'est beau...Merci à toi.

pseudo : lutece

J'aime toujours autant ces leçons de vie et ces personnages dans la peau desquels on se glisse si aisément Gros CDC

pseudo : féfée

La vie, la mort, en profondeur, et superbement bien écrit ! CDC

pseudo : Cymer

Merci à vous pour vos commentaires.

pseudo : damona morrigan

J'adore ! c'est absolument magnifique merci.