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René le bouseux par cymer

René le bouseux

   René le bouseux:

 

 

   René était né sur une toile cirée étendue sur le sol, dans la cuisine d' une exploitation agricole. Il a poussé ses premiers cris sur des carreaux rouges et blancs, entre les arcs de cercles bruns laissés par les tasses de café, dans un liquide visqueux qui s' écoulait dans les plis de la nappe, au milieu des soupirs de soulagement de sa mère.
Le pauvre amour d' un couple de paysans de Saône-et-Loire lui avait donné la vie, certes, dans la cuisine d' un corps de ferme, mais la vie quand même. C' était un matin brumeux, quelque-part dans les pâturages autour du village de Buxy, au cours de l' automne 1931. Il y avait des vaches dans les patures humides, des poules et un coq dans le poulailler fermé par un fin grillage torsadé, des lapins dans des cages de bois, des cochons couverts de plaques de boue dans la paille. Le grand maronnier devant l' entrée avait revêtu son habit de saison, de grandes palmes brunes et frippées pendaient vers le sol, le vent avait complètement dénudé les branches de la cîme et des marrons jonchaient et roulaient sur le sol couvert de gravillons gris clairs, comme les murs en pierre de taille du bâtiment. Un tracteur Fordson de 1920 trônait devant le grange remplie de fourrage, une herse à trois lames attachée à l' arrière, une tâche bleu clair éblouissante dans cet univers automnal. René est né les deux mains dans la terre, entre les jambes de sa mère et sa jupe plissée, le cordon ombilical coupé avec la même paire de ciseaux qui servait à trancher le coup des poulets, emmailloté dans les draps du lit conjugal. Puis à 17h30, le père est parti traire les vaches, et comme le soir arrivait, de la buée s' est formée sur les vitres des fenêtres, entre les joints de mastic qui craquelaient sous la peinture écaillée. Et le fourneau lançait de belles flammes, et les pis des vaches crachaient le lait, et une chouette pivotait la tête dans le grenier, et le bébé pleurait dans les bras maternels.

   La grande guerre était terminée depuis 13 années, et les éclats de métaux enfermés dans la chair de ses jambes faisaient encore souffrir son père. Alors ce jour d' automne, il fut soulagé d' avoir un fils, qui pourra aider dans les travaux agricoles, lorsque ses jambes ne le porteront plus.

   Puis le 3 septembre 1939, proche de ses 8 ans, René vit venir ce qu' il n' avait encore jamais connu, il portait un pantalon en lin soutenu par une paire de bretelles croisées dans le dos, et par dessous, une chemise de coton dont le bouton du col était ouvert, ses cheveux clairs, mi-longs, volaient dans le vent. Depuis la fenêtre ouverte, la radio familiale l' annonçait; le début de la guerre après l' envahissement de la Pologne par les troupes allemandes.

   A l' école, on lui inculquait, à lui et aux autres enfants, le respect de la patrie et le devoir des hommes au combat. Il ne comprenait pas, pourquoi il fallait mourir pour son pays, pourquoi on pouvait recevoir des médailles même après la mort, pourquoi les allemands se sentaient si puissants et forts. Mais il savait pour quelles raisons les souris avaient peur des chats, pour quelles raisons les lapins détalaient en exibant leurs queues blanches quand l' aigle apparaissait dans le ciel en poussant de longs glatissements, pour quelles raisons le petit du coucou expulsait du nid les autres oisillons, de même que l' homme se méfiait des serpents, de la femelle du sanglier en présence de ses petits, que les fourmis dressaient leurs dards lorsqu' on passait la main au dessus de la fourmilière, mais il sagissait là d' espèces différentes, qui s' évitaient ou s' attaquaient par nature, il n' avait jamais vu d' animaux de la même espèce s' attaquer entre eux, de plus pour des raisons qui lui échappaient.

   René n' avait pas l' âge de partir au front, il n' avait donc pas été mobilisé. Son père non plus, agé de 53ans et les genoux fragiles, n' était pas parti prendre les armes.

   Pourtant, au printemps de l' année 1941, un drame laissa René seul sur la route de la vie. Il y avait des paquerettes dans les paturâges et des tapis de pervenches dans les bois, l' église du village exposait son clocher au vent chargé de soleil et de pollens, et le sang rouge de ses parents teintait le cuir clair des sièges de la voiture familiale, coulait le long des coutures. A l' entrée du village, le véhicule, emporté par son élan, avait parcouru une quinzaine de mètres avant de s' immobiliser, criblé de trous bien ronds, leur vies s' étaient arrêtées au milieu des balles ennemies et résistantes, comme ça, au cours d' un contrôle routier, pendant que leur fils nettoyait le poulailler.

   Suite à la disparition de ses parents, à l' âge de 10ans, René dut quitter la ferme familiale et fuir en zone libre, plus au sud. Il parcourut en deux jours, à travers bois, à travers champs, de jour et surtout de nuit, les cinquantes kilomètres qui séparaient son coeur brisé de la présence réconfortante de sa tante, dans une petite maison modeste enfouie dans les vignes autour de Mâcon.

   Il ne se remettra jamais de la mort de ses parents, il n' oubliera jamais la ferme qu' ils ont laissé en partant pour toujours.
Les années passèrent et la guerre aussi, emportant l' enfance avec elles, comme un orage d' été emporte les brumes de chaleur au dessus des champs. Seulement quand les éclairs se font trops forts, que la pluie est trop intense, il reste des marques évocatrices; des arbres brisés aussi grands et imposants soient t' ils, des cultures dévastées par la grêle aussi immenses et infinies soient t' elles, les marques de la pluie dans la poussière volatile des chemins de campagne. René fut marqué de l' intèrieur par des choses similaires, les carresses de sa mère quand il s' endormait, les tapes complices de son père lorsqu' ils travaillaient ensemble dans le foin, les vaches qui accouraient à l' heure de la traite, les poules qui courraient entre ses jambes, l' odeur des cochons qu' il avait fini par apprécier; des marques indélébiles, des souvenirs d' une vie qu' il allait falloir recommencer.

   La tante de René n' avait que deux ans de plus que sa mère, alors elle fut pour lui une sorte de substitution maternelle pendant neuf ans, une petite décennie où il apprit la vie d' adulte. Il découvrit la valeur de l' argent, de la nourriture, du travail qui permettait de posséder les deux. Il apprit à conduire et assurait les déplacements de sa tante, effectuait des travaux de mécanique dans un garage automobile, aidait dans la maison, au potager, participait aux vendanges en septembre.
Mais ceci ne l' empêchait pas d' observer et d' apprendre d' autres choses. Il savait maintenant repérer les cirrus allongés qui annoncaient l' arrivée de la pluie, comme de grands voiles qui barriolaient le ciel. Il ressentait la luminosité changeante à l' arrivée du printemps ou au sortir de l' été, les variations de température et d' humidité avant la neige. Il comprenait que rien ne protégeait les cultures contre les tempêtes, mais que les chevaux pouvaient ressentir les choses avant l' homme, que derrière le brouillard se trouvait le beau temps, que le gel écartait les pores de la terre et pouvait faire tomber les arbres au moindre souffle de vent.

   Aprés les vendanges de fin septembre 1950, René quitta la maison de sa tante. Les mains vieillissantes de la femme agitaient un mouchoir blanc dans le vent fraichissant de l' automne, puis, à travers les feuilles rouges et les raisins écrasés, un homme de 19ans disparut dans la pente des côteaux viticoles abandonnés comme un champ de bataille. Des cirrus voilaient le ciel et des chevaux hénnissaient au loin dans leur enclos, le soir tombait, une grosse averse approchait.

   La ferme se trouvait toujours là, entière, les animaux avaient disparu des enclots, cages et pâtures, mais les murs étaient toujours là, le marronier aussi, le tracteur également mais dévoré par la mousse et la rouille qui lui donnaient une allure de petit char militaire, couvert de tâches vertes et brunes.
Il baissa la vitre de la peugeot 203, quelques gouttes de pluie mouillèrent son avant-bras gauche, il prit une profonde inspiration et s' ennivra de l' odeur épicée des orties. Il sortit de la voiture et claqua doucement la portière, quelques freux s' envolèrent de l' arbre en croaillant de leurs becs gris, se posèrent un peu plus loin sur le toit en observant la scène de leurs grands yeux bleus. Il passa devant la grange où subsistait encore du vieux fourrage sans odeur, fit crisser les gravillons devant l' entrée, fit rouler et rebondir quelques marrons, puis entra à l' intèrieur. René remettra la ferme familiale en état, presque dix ans après le décès de ses parents, seulement cinq années aprés la fin de la seconde guerre mondiale.

   René, il s' appelle René, c' est le nom que son père avait choisi pour son fils, ce matin de 1931, c' est le nom du fils que son père espérait pour faire vivre l' exploitation après sa mort qu' il n' avait pas prévue si précoce. C' est lui, il l' a reprise cette ferme, et il l' a fait vivre pendant soixantes ans, soixantes années de travaux des champs et de dur labeur, à faire vivre la terre pour nous.
Il n' a jamais eut le temps de chercher l' amour, il n' en a jamais eu l' envie, il est toujours resté seul mais comblé par la nature qu' il adorait.

   Aujourd' hui la ferme est à l' entrée d' un lotissement qui idolâtre la propreté de la voierie, aujourd' hui l' odeur des bêtes et du fumier dérangent. La vie de cet homme on s' en fout, le travail et le savoir faire de cet homme on s' en fout, les nuages dans le ciel on s' en fout, notre petite vie tranquille on adore ça, alors le "René" est devenu un péquenaud, un bouseux, un paysan en insistant sur le P, un cul-terreux, un plouc qui nous pourrit la vie ... un traine-savate ...
Mais soyons heureux, libérés, le "René" ne sera bientôt plus, on sera bientôt tranquille, le bouseux se meurt dans l' ambulance et n' a pas de descendance. La commune devrait raser ce bâtiment qui nous gache la vue, et couper cet arbre dangereux. Le "René " y nous a bien fait chier, le plouc y nous a bien emmerdé, le "René", ouais l' autre là, il est crevé. On va couler un parking sur sa barraque et on y pensera même plus.

   C' est un soir d' automne, il n' y a pas de mouchoir blanc sur les perrons des maisons, juste des gens cachés derrière leurs rideaux, et des gyrophares qui s' éloignent en éclairant les façades propres et neuves de rouge et de bleu. Il y avait des cirrus dans le ciel ce matin, ce soir il commence à pleuvoir et un cheval abandonné hénnit dans un box de la ferme sans vie.

 

 

                                                                           M.A

 

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Coup de cœur : 12 / Technique : 7

Commentaires :

pseudo : NAMOR

Un fait divers banal assez joliment écrit malgré quelques fautes insupportables. La vie s'en vient, la vie s'en va....quoi de plus normal ? La vulgarité des néo-citadins de la fin ne nécessitait pas la trivialité du langage. Leur comportement indigne des grandeurs passées était suffisemment vulgaire sans en rajouter. Un CDC d'encouragement malgré tout.

pseudo : GLblues

Complètement en phase avec la conclusion du commentaire qui précède. Un petit détail rigolo : Le transistor était encore bien loin d'exister en 1939 !

pseudo : lutece

j'ai beaucoup aimé ce luxe de détails et cette tristesse ominprésente CDC

pseudo : féfée

J'aime la trivialité du langage lorsque c'est pour exprimer fortement une idée quand on est dans l'affect. Ca n'engage que moi. J'ai beaucoup aimé te lire. CDC

pseudo : cymer

Merci GLblues pour le petit détail, c'est corrigé. Merci à tous pour vos réactions.