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Monsieur Philomène par karl quartino

Monsieur Philomène

 

Hormis un nom venu de nulle part, Philomène Raback n'a vraiment rien d'extraordinaire. Moyennement moyen. Médiocre si vous préférez. Entre le gris clair et le gris foncé. Un étriqué quelconque ; Ni trop grand, ni trop petit ; ni trop moche ni trop vieux : Une ombre imperceptible ... Fondu dans la masse. D'ailleurs, personne ne le remarque Philomène, c'est un non-phénomène !

Quand il était petit, il ne lui arrivait rien. Mais rien de rien ! Pas d'amis, aucun ennemi : Pas d'amourettes, aucune bagarre. Le petit Raback regardait les jours passer sans les voir. Il était myope de toute façon, cinq dixième à chaque œil...

Aujourd'hui, rien n'a changé. Monsieur Raback ne travaille qu'à temps partiel. Il compte des enveloppes deux jours par semaine au fond d'une agence bancaire. On le rémunère moyennement pour ça. Les matins où il ne fait rien, il ne fait rien ... ou pas grand-chose. Il est seul. Tout le temps. Toujours.

Monsieur Raback Philomène, voulez-vous prendre pour épouse mademoiselle solitude ici présente ?

Son existence se résume jusqu'ici à une suite fade d'évènements non remarquables : Un accouchement sans réelles complications, une enfance silencieuse et sans heurts majeurs, une adolescence opaque à la puberté bénigne, un diplôme caduc obtenu de justesse et enfin ce petit boulot sans appétit. Du vide et du creux étalés sur une tartine de pas grand-chose.

Il y a bien cette petite fille qui, chaque fin de journée, lui offre systématiquement un sourire croissant de lune au retour de l'école ; Mais voilà la seule aventure à laquelle Philomène peut prétendre.

Pourtant, et contre toute attente, les choses vont changer. Le destin s'amuse parfois à brouiller les pistes. Il aime à surprendre et ne rate jamais son coup. Les grands bouleversements chamboulent moins ceux qui y sont préparés ou habitués. Philomène, lui, terne et banal ne voit pas venir la claque magistrale de la destinée qui s'apprête à le gifler. Sa vie n'est pour l'instant qu'une insipide succession d'années clonées les unes sur les autres, piètres calques sur brouillons bancals.

Devant son café tiède et ses biscottes à moitié beurrées, Philomène rêvasse. Le tuner déréglé de la radio crache sporadiquement des informations sans structures. Un seul chausson aux pieds, les cheveux hirsutes, il ne pense à rien. Automatismes de l'ennui. Les morceaux de pains grillés se désagrègent bruyamment sous sa mâchoire méthodique. 7h00. Le rituel du petit-déjeuner touche à sa fin.

Les mêmes gestes répétés inlassablement depuis toujours sont encore d'actualité ce matin. Inexorables et sans surprise, ils se répètent. Une fois lavé et habillé, Philomène Raback coiffe son feutre mou et ferme à double tour derrière lui, bien consciencieusement. Dehors, le brouhaha de la rue contraste avec le silence intérieur de la modeste maison. Monsieur tout le monde part au boulot.

Nous sommes jeudi, le temps est clair. Le métro, pour une fois, n'écrase personne de son affluence. Philomène s'assoit au milieu de la rame et regarde ses chaussures. Pas un regard ne croise le sien. Il n'existe pour personne, et personne ne compte pour lui. Mais c'est comme d'habitude, rien de spécial. Routine calibrée et rassurante. Dans vingt minutes, il sera assis à son bureau comptant et triant ses enveloppes avec application jusqu'à midi trente tapante ; Après quoi, il se rendra à la brasserie du coin pour ingurgiter le petit salé aux lentilles du patron, sans oublier les trois cafés sans sucres. Aux fers les anicroches, la mécanique est huilée au quart de tour...

8h12. Encore six stations. La rame se remplit et s'embrume presque dans la chaleur des corps qui se collent. Philomène est maintenant enfouie sous un tas de bras et de doigts qui s'agrippent dans le chaos du transport. De chaque côté, ça se presse et ça s'écrase dans l'indifférence générale. Et au milieu de cette mer d'apathie, cet océan de mauvaises manières, il attend son heure sans rechigner, humble fantôme contemporain.

Pourtant ça ne va pas. Accroc imprévu. En face de lui, derrière un rideau de fesses et d'attachés-cases, il remarque qu'on l'observe. Évanoui dans son siège, il est d'abord surpris par la sensation même d'être dévisagé. On le regarde. Il sent qu'on le scrute. C'est si rare. Philomène se souvient de la petite fille. Elle lui revient soudain à l'esprit. D'autant qu'il s'en souvienne, seule cette gamine le considérait. Mais là, à cet instant précis, c'est différent : Il sue de se sentir surveillé. Lui qui, à l'accoutumée, ne communique en particulier qu'avec lui-même se fait maintenant violence pour oser affronter ce regard oppressant, cette intrusion intempestive, venue chambouler les rouages de son univers autarcique. Un bref et timide coup d'œil directement pointé sur la menace, et retour illico presto sur ses chaussures cirées de ce matin.

Furtivité récompensée. Il a vu. Il ne rêve pas : Un homme chauve aux sourcils noirs et épais l'observe froidement. Un énorme anneau argenté décore son oreille droite. L'œillade n'a rien d'amicale. Philomène est stupéfait, pétrifié. Il ne comprend pas la raison de cet examen belliqueux et s'inquiète jusqu'à l'angoisse. L'homme le fixe toujours, comme un vautour guettant sa proie.

Encore deux stations. Les palpitations cardiaques de monsieur Raback ont maintenant largement dépassé la moyenne. La peur, comme une lente contamination, l'envahit de son venin. Il ne pense plus qu'à une chose : Atteindre sa station et s'évanouir dans le cortège incessant de la foule. Obsession de l'anonymat. Premier choc post natal ! Il a 43 ans.

Le chuintement des portes qui s'ouvre est une véritable délivrance. Progressivement, la rame entame son processus de vases communicants. Ça rentre et ça sort machinalement, ça ne regarde rien devant soi. Philomène n'ose pas regarder si l'homme l'observe toujours ; Il se lève, tremblotant sous sa gabardine, et sort doucement, ballotté mollement dans les petites bousculades de compagnie.

Il est sur le quai maintenant, le flot de la foule se dissipe peu à peu. Marcher vite, pas de course nécessaire, peut être vital. Il ne se retourne pas, c'est inconcevable. Poltronnerie naturelle en action.

Après l'escalator, il entame le long couloir qui débouche sur la rue. Les néons pâles et tristes projettent l'ombre de sa frousse sur les murs. Derrière, la menace n'a pas disparu, au contraire, elle lui paraît amplifiée. De lourds pas résonnent juste dans son dos. Philomène est pétrifié. Il ne sent plus rien. Son crâne bourdonne et l'empêche de réfléchir.

Un réflexe primaire, celui de la fuite face au prédateur, lui ordonne de courir à toutes jambes, d'abandonner toute couardise, et de n'écouter que son instinct. Mais Philomène à trop peu de chance devant son prédateur. Il est une proie facile. Le gibier idéal. Déjà, l'agresseur lui empoigne le bras et le plaque contre le mur.
- Donnes-moi ton argent, vite, ton argent, tout ce que t'as !

Dans le maudit couloir, une dizaine de personnes passent, hypocritement pressés, les oreilles dans la poche. Philomène est au bord de l'infarctus. Son cœur pompe tellement de sang qu'il sombre dans un état second. Il ne répond rien, il ne regarde plus. Choc extrême.
- Tu m'écoutes ducon ? Files moi ton blé, je plaisante pas !

Philomène est tétanisé. C'est trop violent. Trop inattendu. Le sel de la sueur qui ruisselle de son front lui brûle les yeux. Branle bas de combat au plus profond de monsieur solitude. L'assaillant est de plus en plus ferme, son regard est noir de détermination.
- M'oblige pas à me servir de ça ! Murmure-t-il tout à coup en sortant un revolver chromé de son pantalon.

Même à travers son pardessus, il sent la glace du canon frotter ses côtes. Il suffoque. La pression est insupportable.

Et subitement le volcan se réveille. Après des années de léthargie, le magma se réchauffe jusqu'à l'éruption. Il est en transe. Sous électrochocs. La lave qui coule dans ses veines incendie ses synapses ; Il s'embrase...
La crapule ne voit rien venir. Dans un élan brusque, Philomène empoigne la main maîtrisant l'arme à feu. Tout va très vite. Il serre de toutes ses forces et repousse péniblement le péril. Dans le couloir, les gens qui traversent le passage courent tous. Une femme aux talons hauts cadence la scène de ses clac clac en s'enfuyant vers la lumière. Les deux hommes jouent des muscles en soufflant. Et puis soudain, tout bascule. La tragédie peut commencer.

Acte 1. Philomène est hors de danger quand le coup de feu retentit. La détonation explose et se propage dans un écho assourdissant. Plusieurs personnes se sont couchées, ventre à terre, et se couvrent la tête des deux bras.
Acte 2. Un homme titube quinze mètres avant la sortie. Sa chemise blanche crache un ruisseau de sang. Stupéfait et hagard, il traîne les pieds et finit par s'écrouler en râlant. Au même moment, pris de panique, l'agresseur lâche le revolver et repart sans demander son reste dans les méandres du Métropolitain.
Acte 3. Philomène est en état de choc. La peur l'anime toujours. Acide et tenace. Il est sous son emprise : C'est elle qui dicte à son cerveau de ramasser l'arme à terre, de la pointer vers l'homme en fuite et de tirer aussi longtemps qu'il est visible. Philomène ne pense rien. C'est tout son corps qui réclame la loi du talion. Les secondes sont en suspend. Le barillet crache son tonnerre. Dans le corridor, c'est l'épouvante. Tout le monde hurle et crapahute. La fourmilière est attaquée ! Les phéromones de la poudre et du sang désynchronisent les stratégies. Commotion collective, le chaos est en marche.
Acte 4. Le malfrat touche au but. Indemne, il slalom entre les fous et les allongés et disparaît, happé par l'escalator. Philomène est au centre de la nébuleuse, capitale du sinistre. Les bras le long du corps, il se laisse glisser contre le mur arrondi du passage.

Le volcan s'est éteint, la lave est sèche ...

8h24. Dans la bouche de métro, un cortège de blouses blanches se pressent derrière de nombreux képis. Effervescence. On ramasse avec autorité l'homme au revolver qui était là ; Affalé, perdu. On lui coince les poignets jusqu'à l'os dans de lourdes menottes, et on l'extrait de la scène du crime sans un mot. Trois civières ferment la marche.

Ce jeudi, le temps est clair. Monsieur Philomène Raback est un assassin. Trois victimes à son actif. Ça vient de se passer. Deux hommes et une femme, morts sur le coup. Il a tiré dans le tas, comme ça, sans regarder ! Rendez vous compte, un petit bonhomme, à l'air de rien, triste et tout, inoffensif en apparence ; Et paf, trois personne sur le carreau.

8h36. Philomène ne comptera pas d'enveloppes aujourd'hui...

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Style : Nouvelle | Par karl quartino | Voir tous ses textes | Visite : 1123

Coup de cœur : 19 / Technique : 9

Commentaires :

pseudo : Justine Mérieau

Il est des textes qu'on commence et qu'on n'a pas envie de terminer... Impossible avec celui-ci ! On est tout d'abord intrigués par le personnage, si bien dépeint, puis ensuite pris par l'action, fort bien menée, et on lit jusqu'au bout... Un bon texte, intéressant et bien écrit, avec des mots judicieusement choisis. Bravo !

pseudo : ficelle

C'est...fantastique...Bien amené, très bien écrit.J'aime le ton qui tombe comme une sentence Ficelle