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UNE MAISON BLEUE par jean de sordon

UNE MAISON BLEUE

1
Elle l’a senti sitôt que débarquée du tube, dès ses premiers pas hors de la station. Sensation difficile à traduire en mots, impossible à partager avec qui ne sait voir sans les yeux, entendre sans les oreilles : la Cité crépite. Un goût âcre dans l’air, impression d’étouffement, paumes sèches, migraine.
Elle est restée immobile trop longtemps, indécise. Les G.M. n’aiment pas les indécis  — dans leur représentation du monde, l’indécision appartient à ceux qui ne savent pas où aller parce qu’ils n’ont nulle part où aller, donc : éléments perturbateurs, corps étrangers dont la Cité doit se protéger.
Avant de le voir, sans devoir tourner la tête, Isa l’a senti : deux pointes de feu posées sur sa nuque. Merde !... elle focalise ses perceptions sur lui, le bruit de fond de la Cité baisse d’intensité, sa présence à lui, présence puante, bribes de pensées grasses, devient plus palpable. Il l’a remarquée, isolée au sein de la foule pressée, il la trouve jolie. Tignasse rousse flamboyante, sexe, fesses et hanches bien dessinées par la tunique serrée.
Isa, marche sans se retourner. Se noyer, se perdre dans la multitude, elle ne lui échappera pas autrement. Oui, voilà, d’autres silhouettes sollicitent l’attention du G.M., ça y est il l’a oubliée.
Isa tend ses oreilles immatérielles et aussitôt affluent en elle les milles rumeurs de la Cité, ombres de pensées fugitives, brèves explosions, pétillements joyeux ou lents remuements de boue, irruption soudaine d’une présence si proche qu’en étendant la main on pourrait la toucher, cris inaudibles qui vous percent comme une lame    à en grincer des dents, à en hurler. Laideurs et beauté.
Isa, les yeux clos, dans un petit parc, debout au pied de la statue du Grand Charles, statue défigurée par la rouille et les fientes de pigeons. Qui était ce Charles ?... Personne ne s’en souvient plus, apparemment, vieille gloire du siècle passé. Oublié. Passé dans le vide-ordures de l’histoire.
Rue du Temple, un homme vient de fermer les yeux : usé par une vie de labeur, amer parce qu’il n’a rien pu faire de cette vie : il a bouffé, dormi, travaillé. En vain. Il meurt mal et seul. Sa souffrance fouaille Isa qui s’écarte de son mieux, pivote d’un quart de tour, s’efforce de fermer son esprit  — pas assez vite, malheureusement, pas assez vite pour éviter la souillure des voleurs d’organes. Ils font leur travail : calmes et sereins. Soigneux. Pas d’états d’âme, la routine. La victime tuée par un anesthésique à dose létale devient puzzle entre leurs mains expertes. Les assassins ont pompé sur le réseau global son dossier médical détaillé et savent exactement quoi prendre et quoi abandonner aux asticots.
Les yeux : excellents, dans les mille crédits au moins selon le cours actuel.
L’estomac ? Non, laisse-le : début d’ulcère. Vaut pas un clou.
Le cœur, en parfait état. Le gars était un sportif. Se négociera au meilleur cours.
La moelle épinière, le foie.
De larges carrés de peau : très demandés pour les greffes.
Les reins.
Isa voudrait fermer les yeux, les oreilles de son esprit, ne plus penser, ne plus savoir, c’est impossible, elle reçoit en plein visage, encore, des flots de boue, elle partage la révolte impuissante, la terreur d’un homme que l’on suicide en douce au fond d’une cellule. Les Gentils Messieurs l’ont jugé en petit comité, conversations à voix basse entre deux verres de blanc, condamné sans appel.
Puisque la Société ne fait pas son devoir, il faut bien que les citoyens...  —  l’air et la chanson appartiennent à toutes les époques.
Et ce soir, les braves gens exécutent la sentence, leur sentence, appliquent leur justice. Aussi simple que ça.
Un enfant obtient son premier plaisir sexuel. Comme un feu d’artifice qui illumine brièvement tout le quartier.
Un chien s’arrête et la regarde.
Isa passerait des jours à écouter les animaux, leur conscience aiguë d’exister, leur compréhension directe et saine de ce qui les entoure. Mais elle n’a pas le temps, ce soir. Elle recherche, elle doit trouver autre chose. Elle déroule ses vrilles, écoute encore. La petite voleuse part au petit trot sur les traces d’un ivrogne. Contact désagréable comme une migraine. Elle se voit par ses yeux à lui : une jolie rousse loqueteuse, fille de la périphérie venue chercher pitance dans la Cité, petite pute, jolie, bandante, beau cul, je lui ferais bien son affaire, moi, entre deux portes.
Les vrilles d’Isa, deux minuscules excroissances de peau richement innervées et directement reliées au lobe frontal, se déploient, deviennent des armes, imposent leur modulation aux infimes courants nerveux qui leur parviennent. L’homme ouvre une bouche de poisson mort, luttant pour ordonner à ses poumons de se remplir. Elle le tient ferme, elle bloque tout. Avant qu’il ne tombe à genoux, les mains crispées sur sa gorge, presto elle fait main basse sur son portefeuille, son idcarte, lui allonge un solide coup de pied à la tempe.
— Crève !
Ses vrillent isolent au sein de la cacophonie de l’éther le petit gémissement désordonné du cœur de l’ivrogne et elle pince, serre, tord ce gémissement. Silence. La pensée éteinte comme le son d’un poste de radio brusquement débranché. Elle court. S’arrête haletante dans un recoin d’ombre, tend ses perceptions. Tout va bien, respire, inventorie promptement son butin. Une bonne soirée.
2
Un attentat a eu lieu à Châtelet, la Cité bouillonne au point qu’Isa doit rétracter complètement ses vrilles. C’est trop violent, trop de pensées entrecroisées, brûlantes, des gouttelettes d’acide, trop d’images, elle hurler, elle va mourir, elle va devenir folle, s’allonger sur le sol en se déchirant les joues dans un vain effort pour échapper à la Cité qui la pénètre, l’investit, elle court.
Des bagarres ont éclaté. Les G.M. interviennent pour saisir les charognards qui avaient commencé à dépecer les victimes. Coups de matraques, jets de pierres, balles en caoutchouc. Le bruit, la fumée, l'odeur acide du gaz, la sueur, la peur, la peur, la peur, l'émeute, la tempête, un vent de folie dans son cœur et ses yeux et sa tête. Entre les falaises verticales, clapiers de chiasse, des tiroirs pour ranger les êtres humains. Elle court , rejette en arrière ses cheveux roux empesés de sueur d'un mouvement de tête sec. Respire vite, durement et profondément, happant l'air comme on mord. De nouvelles explosions frappent indistinctement les G.M. et leurs opposants. Isa, jetée à terre par le souffle, état de choc, s’éloigne en rampant.
Soudain, un cri : « Les logars ! » Petite Isabelle a eu grand tort de quitter la périphérie, ce soir. Grand tort de naître, peut-être bien.
Les logars, la peste brune. Plusieurs milliers d’échines souples couleur de murailles, une marée affamée de fourrure, de petites pattes griffues, de dents. Ce soir les logars ont déserté leurs royaumes secrets dans les sous-sols pour défier les hommes. Ils envahissent la place et malheur à qui tombe sur le sol : aussitôt submergé, égorgé, saigné, dévoré vif en quelques minutes. A l’origine, les logars sont, étaient des animaux de compagnie. Gentils, mignons, rigolos, la coqueluche d’un été. Obtenus par croisements et mutation génétique, une excellente affaire pour Genentech qui en a écoulé plusieurs millions en un rien de temps. La mode. Chacun voulait son logar. Les choses ont mal tourné. A la seconde ou troisième génération, les jolies et si drôles petites boules de poils sont devenues méchantes, hargneuses. Des accidents ont eu lieu. Un enfant énucléé. La panique. Genentech a lancé des mises en garde. « Ne rejetez pas dans la nature votre logar !... » Trop tard. Soudain, les logars pullulaient. Libres de tout prédateur, ils ont nettoyé les villes de toute autre forme de vie animale : bouffé les pigeons jusqu’au dernier, éliminé la population ratière, plus un chat (éventrés ou en fuite), les chiens pas fiers ne quittent plus les appartements.
Ce soir, les logars sont sortis en force, encouragés peut-être par la folie des hommes. Ils s’accrochent dents et ongles aux chevilles des hommes, ils sifflent, mordent, sautent au visage. La mort en fourrure.
Elle court dans le hurlement des sirènes, le hurlement des hommes. Crépitement et chaleur des véhicules en feu. Dans une clarté rouge dansante, des silhouettes rapides se croisent, courbées en deux. Un mouchoir sur le visage. Bouffées suffoquantes de gaz lacrymogène, larmes et sueur. Au loin, le mur noir compact des électroflics piétinant au milieu des logars qui prélèvent leur tribu. Le bruit sec des matraques : des secousses de cent volts. On peut en mourir et on en meurt souvent.
Alors elle court. Entre les clapiers de chiasse.
Avoir vingt ans à FranceEst en 2050...
Elle erre. Le service des tubes a été suspendu, une bombe a explosé au Centre de Régulation, le trafic reprendra demain, peut-être. Les yeux brûlés par le gaz, les oreilles bourdonnantes. Elle a essayé de dérouler ses vrilles pour aussitôt renoncer, se refermer comme une huître. La Cité est folle, la Cité hurle, charrie des flots de sang.
3
Louis Salernes, maintenant. Louis Salernes, la bête rugueuse : assis tassé, avachi dans le ronronnement intermittent et sourd, la tiédeur sale, derrière une broyeuse à déchets. Dans la pénombre, des odeurs vertes et puis grises, un peu collantes, la lente, laborieuse, interminable digestion de l'énorme cylindre vert. Un pet malodorant, un rot métallique. Des lumières crues, mouvantes, rapides, remontent la ruelle. Propos heurtés et gais : ils sont six ou huit ou dix, très jeunes, exclus des bénéfices du Système, qui refluent devant les matraques. Des incendiaires et des violeurs, des gamins qui jouent.
Isabelle la rousse qui court vient de se jeter dans leurs bras, crie, se débat. Ils rient : non mais regarde un peu ce qui nous arrive là, tu sais que c'est pas prudent de sortir toute seule.
    J'espère que je dérange ? dit Louis Salernes.
A ces mots, posés d'une paisible voix de basse, tout se fige pour une seconde. Isa dans un cri. Ecartelée, vaincue, fouillée, meurtrie par des doigts impatients. Les mains qui la plaquaient aux épaules, aux hanches, ses mains crispées sur d'autres mains, la verge qui s'apprêtait à l'investir, tout se fige. Arrêté. Suspendu par la grâce de ces quelques mots. Tout se fige, le temps d'une respiration. Louis, la bête rugueuse. Dessiné en noir contre la clarté lointaine de la rue et les halètements du broyeur.
Louis Salernes. Grand, massif, les mains comme des battoirs, pas de cou, un torse de lutteur de foire. Une grosse bête, silencieuse et plantigrade, beaucoup de cheveux et de poils, une barbe sauvage, un profil lourd. Un ours.
Tout se fige. Une seconde. Et ça repart. Une bouche avide aspire la pointe d'un sein adolescent. La verge force les tendre babines. Rires lourds et menaces. Ils puent l'alcool. Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? Parlent de le saisir pour le jeter dans le broyeur, divertissement joyeux, on ne retrouvera même pas la boucle de sa ceinture mais il aura le temps de regretter le jour de sa naissance. Il ne serait pas le premier à disparaître de cette façon.
Louis, lent et silencieux, laisse dire mais déplie son corps, lance son poing et l’un des violents le reçoit en pleine tête, fait une cabriole et geint. Isa, oubliée provisoirement, relève et joint ses genoux, noue ses bras autour, une boule de peur. Louis montre ses dents en un sourire féroce.

A la fin du siècle, le déchiffrement, la cartographie du génome humain est chose faite, la prodigieuse machine soupçonnée par Mendel, révélée par Watson et Crick, ADN/ARN et double hélice, n'a plus guère de secrets. Les nano-outils existent, tout devient possible, le pire comme le meilleur, plus probablement le pire. Alors, des ukases sont promulgués, au nom du pire (et au Nom du Père, car les vieux cons du Vatican ne sont pas étrangers à cette évolution des mentalités). Il est désormais interdit, sous peine des sanctions les plus sévères, de toucher au génome humain. La tentation est grande, tout est possible, pour le bonheur ou pour la guerre, pour le bien ou pour le mal, pour les affaires ou pour l'avenir radieux, l'homme est désormais argile malléable... (Référence, bien sûr, au texte biblique : Il prit de l'argile et...)
Un médecin chercheur, Simon Newcomb. Le nom n'a aucune importance. D'autres, aussi, œuvrant en secret. Refusant les ukases. Ils créent, ils enfreignent le tabou pendant cinq ans. On (on :  les journalistes) les appellera les «tricoteurs du génome». Une ambition grandiose, un projet peut-être insensé, un rêve magnifique en tous cas : semer le ferment de l'homme nouveau, l'ancien est trop visiblement à bout de souffle. Donner sa chance à l'avenir. En secret, ils tricotent, arrangent les fils emmêlés de la vie selon des motifs nouveaux, versant goutte à goutte au sein de la vieille race leur liqueur subtilement différente. Plusieurs milliers, deux, trois milliers, va savoir au juste, d'humains améliorés : à la santé du vieux cher vieux Darwin !...
Avant d'être arrêtés, suicidés discrètement, les «tricoteurs» auront le temps de détruire leurs fichiers. Ainsi la plupart des humains nouveaux, les «enfants de Simon» (encore une formule journalistique), échapperont au grand nettoyage.
Louis Salernes, la bête rugueuse, est un enfant de Simon à la seconde génération. Lui-même ignore son héritage et pourquoi le soupçonnerait-il ? Il est bâti comme une tour, d'une force peu commune, les burnes comme mes poings, queue d'âne, estomac d'autruche, mémoire d'éléphant, yeux de chat, jambes de cerf, mais après tout on n'a pas besoin du génie génétique pour cela. Il ignore la maladie, ne s'en est jamais étonné. Louis n'est pas homme à s'étonner, prend la vie comme elle vient, à la vis comme je te pousse, tu vois, peu sujet aux émotions, imperméable à la déprime, un roc. Heureux dans son corps et dans sa tête. Esprit vif, faculté d'assimilation qui lui créerait des jalousies s'il n'avait toujours eu soin, instinctivement, très intuitif le bougre, de la garder discrète. Louis Salernes.
4
Isa. Nue, boulée au creux d’une couverture, les mains en conque sur son sexe étroit et clos. Pénombre douce et douleurs résiduelles, grand calme. Camisole chimique. Se souvient, mais sans émoi : avec détachement. Elle tourne la tête et le monde subit un doux mouvement de balancement, elle est couchée dans un hamac dont les cordes sont nouées à d’énormes canalisations peintes en rouge vif. Les murs en béton brut : tapissés de canalisations diverses, des chemins de câbles. Les voyants rouges verts des armoires électriques luisent doucement dans la pénombre. Un lit bas, dans un angle, à même le sol : une couchette anti-g mise au rebut. Et là-bas, pendu à une vanne, le gilet chauffant, rouge vif, d’une combinaison spatiale. Sur tout cela flottent odeur de poussière, odeur d’ozone.
La porte s'ouvre et Jeanne, Jeanne aux larges épaules lui sourit.
Isa tend prudemment ses vrilles, ne capte que le bruit de fond normal. Elle s’ouvre davantage, écoute/regarde sans les yeux, sans les oreilles.
Jeanne.
Une grande paix émane du personnage, l’Adagio d’Albinoni, force et bienveillance, une trame chaude et douce dont Isa s’enveloppe aussitôt, elle en a tant besoin. Isa se redresse sur ses coudes, prend conscience, a honte de ses seins, de son ventre d'hirondelle et tire le drap jusqu'au bout de son nez. Jeanne aux larges épaules lui caresse la joue : pourquoi cacher ce qui est si joli, petite douce ?... Laisse-moi voir ton épaule.
Isa, petite douce, opine et Jeanne au lent sourire dévoile la chair tendre, l'enfant nue jusqu'à la taille cache ses seins jolis dans ses mains sous ses doigts écartés. Jeanne étale sur sa paume une pommade, frotte lentement la peau violentée.
Isa pense : grand, massif, les mains comme des battoirs, pas de cou, un torse de lutteur de foire. Une grosse bête, silencieuse et plantigrade, beaucoup de cheveux et de poils, une barbe sauvage, un profil lourd. Un ours. Ou un lion ? Elle demande : où est-il ? Il n'a pas de mal ? Jeanne au lent sourire répond  : il est dans la pièce à côté. Il n'a jamais de mal. Tu veux le voir ? Isabelle répond non, très vite, en tirant à nouveau le drap et puis elle se souvient de son corps et qu'il est un homme, cheveux, poils, barbe sauvage, ses mains et elle a chaud, elle laisse retomber ses mains à elle et Jeanne dit en se tournant vers la porte : tu peux venir.
Louis. Violent, brouillon, emporté, une bête rugueuse dont les bons sentiments ne savent s’exprimer qu’à travers de vastes gueulées, des jurons, la colère. L’âme de Louis porte le feutre à larges bords, l’épée et le long nez de Cyrano.
5
En ce début de siècle, les créateurs d'histoires, les conteurs n'ont pas disparu. On avait pu le craindre, mais ils n'ont pas disparu. C'est même l'ultime bastion où l'intelligence biologique, la « machine de viande » tient la dragée haute aux omniprésents systèmes experts, à l'intelligence artificielle. Le neurone contre le silicium. La machine n'a jamais pu reproduire, assimiler, imiter la spontanéité, la fantaisie, la liberté, la folie. On doit lui donner la becquée, et ça c'est le travail de Louis et de Jeanne : imaginer, rêver et puis instiller dans les bases de données leurs mots porteurs de rêve et de désordre, leurs visions hallucinées. Ou encore : écrire des histoires jamais lues. Plus exactement : lues par la machine qui va les digérer, disséquer, traduire en sibyllins symboles dans le secret de ses entrailles cristallines pour les retailler, ces histoires, selon les consignes du moment. Les produits fournis au consommateur, en bout de chaîne : garantis aseptisés, contrôlés, haute teneur en vitamines et conformes à ses attentes à la virgule près.
Mais, leur quota fourni, les créateurs d’histoires rêvent. Créent. Délirent hors de tout contrôle sanitaire. Rien à fiche, des normes européennes. Et tu verras un peu, si j'arrive au bout de mon histoire à moi, où cela va les mener, nous mener.
6
Les sources de son corps s'éveillèrent. Ou encore : son sexe mignon, étroit et clos, se mit à pleurer et les lèvres de Louis sur ses lèvres à elle burent ces larmes. Les mains de Louis sur la pente lisse de son ventre à elle. Les mains de Louis, les doigts de Louis s'insinuant, écartant doucement, entrant en elle avec une émotion nouvelle qui la faisait râler, défaillir. Jeanne. Le sourire de Jeanne. Les lèvres la langue de Jeanne sur les lèvres de/dans son sexe à elle. Les sources de son corps. Ses seins à elle, tendus à en devenir douloureux. Ses reins arqués. La chanson sans paroles. Une gratitude désordonnée, bégayante, déborde d'elle.  Fais cela... Encore... Encore...   Crispant les doigts dans les cheveux de Jeanne. Avec des mots hachés. Le torrent de son plaisir. Petite douce. Plus tard, Isabelle pose le doigt, le bout du doigt, à l'extrémité du ponceau de chair chaude vibrante et, doucement, malgré elle un peu, remonte vers la racine, décrivant une spirale large qui amène sa main tout contre les testicules qu'elle effleure, furtivement tu vois, du bout des doigts. Un animal immobile, muré dans le silence, pas vraiment menaçant mais capable de mordre tout à coup sans raison, qui sait ? Elle s'enhardit et, dans sa main, sent bientôt le poids et puis, puis, puis, progressant, s'aventure, s'insinue. La verge largement déployée repose sur son poignet.
L'anus, si sensible. Louis respire vite. Isa, intéressée, curieuse, s'enfonce profondément, force le passage au sein de cette grosse bête, un doigt, deux doigts. Cruelle. Louis émet une plainte à peine audible et, avec une brutalité douloureuse, l'anneau musculaire serre spasmodiquement les phalanges d'Isabelle en même temps que tressaille sur son poignet le long et raide serpent. Crachant sa semence. Plus tard, Jeanne guide la verge de Louis dans la tendre ouverture, chemin jamais emprunté.
7
Ils rêvent des îles. On en rêve tous. Les îles et tout leur cortège de symboles. En cette fin de vingt-et-unième siècle, le bord du monde, les mers du sud, l'Ailleurs n'ont jamais été aussi proches. On voyage si vite que pour un peu on arriverait avant d'être parti. Et en même temps jamais les obstacles administratifs n'ont été si lourds.
Louis, qui a beaucoup d'imagination et aurait pu réussir, en un autre temps, dans un monde autre, autrefois, peut-être ou peut-être pas, écrit, hors cadre, hors production, hors censure, des histoires pleines de soleil, de cul, de drapeaux noirs et de chiffons rouges, de sable et de sel. Subversives. Impubliables, du moins croit-il mais c’est mal connaître le Système.
Puis vient le jour, le jour où tout commence. La chance.
Louis consulte par routine, par désœuvrement, par vice, le contenu de sa boîte aux lettres électronique. Le fatras habituel de publicités, avis de virement, tracts syndicaux de l'Universelle des Consommateurs, une invitation de l'Eglise de Scientologie. Louis clique avec impatience. Efface. Efface toute cette merde. Le logo haut en couleur de la DisneySpielberg s'allume au centre de l'écran. Encore une pub, sûrement. Louis clique sur l'icône «Récupérer». Il aurait pu commander Efface et toute l’histoire aurait été retardée de quelques jours, mais à quoi bon ?
Coup d’œil distrait. Nom de Dieu de bordel à cul de pompe à merde !... Il gueule : Jeanne !... Jeanne !...     Qu'est-ce qui se passe ?    Regarde un peu ça, regarde : « ils » veulent acheter les droits pour Baladares !...
Baladares, ils l'ont créé pour eux. Jour après jour, soir après soir. Chacun amenant sa pierre. Des années d’un plaisir secret et sans cesse renouvelé. Plus tard, Isa, petite douce, Isa la rousse a participé aussi à cette création, un jeu, rien que pour eux.
Baladares. Ils l'ont stocké dans leur répertoire personnel, sur le serveur parisien.
Comment la DisneySpielberg a pu en avoir connaissance, il vaut mieux ne pas le savoir. Depuis pas mal d'années, le concept de vie privée est devenu une plaisante fiction. Donc, quelqu'un a lu Baladares et a aimé ce qu’il a lu, ou a su flairer la bonne affaire, c’est pareil. Le flair existe encore, à la fin du vingt-et-unième. Tu as encore le droit à l'intuition, mais la machine statistique vérifiera, confrontera ton pressenti aux réactions type de la population.
La DisneySpielberg veut acheter les droits de Baladares.
D'abord, les Salernes sont réticents. La DS, c'est de la production pour plus grand nombre, le divertissement politiquement correct qui peut se voir en famille. Au niveau du plus con, quoi. De la soupe. Donc, vendre les droits de Baladares, cela veut dire pour les Salernes et pour Isa, accepter que leur œuvre, ils l'ont voulue dérangeante, forte, vulgaire, méchamment drôle, passe à la moulinette américaine pour ressortir sous la forme d'un jus douceâtre, aseptisé, à la jolie couleur rose, un produit rigoureusement formaté, conforme à la réglementation, garanti aseptisé... Mais, sur l'autre plateau de la balance : l'argent, le fric, l’oseille, le blé, l’artiche, la braise, ce putain de pognon qui ne fait pas le bonheur, mon con, mais qui donne la liberté et c’est encore mieux.
La liberté. Ils discutent longtemps, balancent et de toutes façons ils savent bien qu'ils n'ont pas le choix parce que même sans leur accord, Baladares passera sur les écrans. Pas leur œuvre, pas leur rêve : le titre changera et tout plein de détails, le résultat sera juste assez différent pour que les auteurs ne puissent rien réclamer : pour ça, tu peux faire confiance aux hommes de loi et à leurs système experts. La DS l'a déjà fait et le fera encore, ne s'embarrasse pas avec des états d'âme mais elle préfère payer : une goutte d'eau dans un budget à l'échelle planétaire.
Donc, ils signent. Louis, Jeanne, Isabelle. Apposent leur pouce sur le document. Le responsable artistique leur sourit : félicitations, vous devez être heureux. Et alors commence le pire. Assister à la dénaturation de leur œuvre, affirmer aux journalistes comme c'est merveilleux de voir les personnages issus de votre imagination prendre vie sur l'écran. Tu parles !... Participer à la commercialisation des produits dérivés, autocollants, jeux vidéo. Jeanne la sage a négocié un sympathique pourcentage sur cette manne et, de jour en jour, leur bénéfice devient de plus en plus fabuleux, hors de mesure avec leurs rêves les plus fous. Ils rêvent, ce n'est pas possible, ils vont s'éveiller, ça ne peut pas être vrai.
8
La fin du monde avait commencé discrètement, en sourdine, et on ne s'en était pas aperçu, rien de spectaculaire, pas de bruit. Les crises politiques, les vociférations des malades mentaux qui dirigent nos vies, les éructations dépourvues de sens de leurs hordes de brutes galonnées, les vagissements des hommes d'églises occupaient le devant de la scène. Et pendant ce temps-là, le monde s'effritait, s'effritait, partait en poussière, imperceptiblement. La fin du monde avait commencé discrètement avec le suicide d'une vedette de la chanson. Pauvre hère, pauvre chéri mal dans sa peau, le succès c'est dur, il s'était jeté dans la mer du haut d'une falaise.En cette fin de siècle, communication planétaire, désœuvrement, stupidité moutonnière, les modes naissent et se propagent vite, surtout les plus sottes.
Du jour au lendemain presque, de véritables convois de suicidaires se forment, dans le monde entier et dépeuplent les cités. La mode des suicidaires : encore une expression journalistique. Le mouvement prend une telle ampleur que certains y voient la fin du monde. Un peu partout, les militaires sont mis à contribution pour tenter d'enrayer le mouvement, avec peu de succès.
A la même époque, les Salernes réalisent leur rêve et deviennent propriétaires d'une île, une île au large de nulle part. Les Salernes, aux yeux pleins de soleil, les Salernes qui déjà n'appartiennent plus à ce monde en déliquescence, quittent sans un regard leur niche du cinquantième étage de la tour François Mitterand. Quinze minutes en hélitaxi puis trois heures d'attente en salle d'embarquement, retard, vol annulé : la mode suicidaire désorganise tout. Au bar, officie une hôtesse mal peignée, fumant nerveusement cigarette sur cigarette. Indifférente. Connaissez la nouvelle ? Il paraît qu'une nouvelle maladie est apparue là-bas dans l'Est, peut-être une saleté lâchée par les militaires, maudite race de porcs. On a inventé des produits pour venir à bout des chardons, plus aucune tache rebelle ne résiste aux nouvelles lessives, mais les militaires, personne n'a trouvé encore le moyen d'en débarrasser la planète.
Enfin, le jet est annoncé. Les Salernes ont mangé, mal, au restaurant de l'aérogare. Formalités d'embarquement réduites, plus assez de personnel et  tout le monde s'en fout, un steward fatigué leur sert, leur jette sur les genoux un plateau médiocre. Il n'est pas rasé, il s'en fout, tout le monde s’en fout, il se dépêche de rejoindre son siège pour écouter dans son oreillette les nouvelles inquiétantes véhiculées par les média.
Le jet, un des plus récents modèle : moteurs à hydrogène, décollage vertical. Le pilote met toute la gomme, il se fait plaisir et tant pis pour ceux qui vivent en dessous. Le décollage les enfonce dans leurs sièges.
A Caracas. Ambiance de fin du monde, rumeur de coup d’état, il pleut des hallebardes. L'aérogare est froide, obscure : courant coupé, pas question de sortir, les militaires veillent, fils de putes. Encore, toujours, partout, ces chiens. Autrefois, on avait peur en entendant les loups hurler dans les forêts obscures, maintenant les loups portent uniforme, vivent de nos sous et sont dans les rues.
Rumeurs, inquiétude. On sort peu et furtivement. La radio diffuse de la musique. Quant à savoir ce qui se passe... Peut-être rien du tout. Les militaires adorent les situations de crise, s'ils n'en ont pas ils les inventent.
Des heures d'attente puis l’électricité revient et la vie reprend petit à petit. Pas le choix.

De notre correspondant en Normandie. Ils étaient quatre jeunes gens. Le plus jeune avait 15 ans, la plus âgée 18. Ils se sont jetés ce matin du haut de la falaise de Berneval à l'endroit même où, voici tout juste deux mois, leur idole, la rock-star Jérémie Canavelli. avait mis fin à ses jours. Depuis ce suicide, ils sont vingt-quatre à l'avoir imité. Les autorités redoutent la naissance d'une mode et, à dater de ce jour, l'accès aux falaises sera interdit par une clôture.
9
Dehors tout est calme, la pluie a cessé. Les Salernes s'enquièrent s'ils peuvent louer un petit avion pour effectuer l'ultime partie de leur voyage. Rien à faire, rien ne décolle jusqu'à nouvel ordre, même les long-courriers ne partent pas. Situation de crise. Quelle crise ?... On sait pas. Personne ne sait. Les Salernes errent sur le port, doivent montrer dix fois patte blanche. Une pluie jaunasse ruisselle sur le pavé, laissant sur toutes choses une pellicule grasse et luisante.
Un cargo rouillé au bout d'un quai désert, un panneau frappé d'un trèfle noir : danger radioactivité.
Louis marche à son habitude, grandes enjambées, les épaules ondulantes. Souple et puissant. La bête rugueuse, tu sais.
La haute muraille noire du cargo-poubelle décrépit, sinistre, fatigué, un vieil hydrofoil, reconverti à l’énergie nucléaire dans les premières années du siècle. Rouille et désordre. L'énorme bloc de béton et de plomb du réacteur Fermi première génération crachote une vapeur malsaine, gargouille, murmure, craque, souffle. Accuse ses soixante ans de service. Des traînées brunâtre, tu les devines poisseuses, agressives, brillent tout au long de la rampe de chargement. Une odeur aigrelette. Des fûts éventrés que l'on a jetés sur le quai. Le Fermi lâche un pet empoisonné que le vent disperse. Des flaques aux reflets irisés. Cargo-poubelle. Le Charles De Gaulle, il s’appelle, rien que ça.
Un homme, maintenant. Aussi décrépit que le cargo et un peu plus vieux que lui. La discussion s'engage. L’île, Staffa, oui, c'est là-bas, bien sûr ? on connaît. C’est devant Staffa que le C.d.G. largue ordinairement ses containers. A cause des grands fonds. Des fosses insondables. Déchets nucléaires à vie longue, toutes les saloperies les plus nocives rejetées par la chimie des pays industrialisés, des stocks d'armes chimiques périmées dont l'océan ronge patiemment les emballages. Un de ces quatre, va y avoir des remontées, on va rire, enfin façon de parler...
Il rit, s'en fout, le capitaine du C.d.G. il aura crevé avant. Depuis vingt ans qu'il fait ce métier, les radiations lui ont ont rongé la couenne, les vapeurs toxiques ont bouffé ses poumons, les yeux et le foie. Suffit qu'il entre dans le poste pour faire caqueter les Geiger. Il hausse les épaules. Des passagers, pourquoi pas ? Ca l'amuse, le bougre. Des passagers à bord du C.d.G... On aura tout vu !

BERNEVAL : CA CONTINUE !
Ce matin, à l'aube, des promeneurs découvraient sur les rochers au pied de la falaise les corps fracassés de six personnes. Les jeunes gens, avec une détermination digne d'une meilleure cause, avaient cisaillé le grillage afin d'atteindre le bord de la falaise à l'endroit précis où le chanteur Jérémie Canavelli, s'est jeté dans le vide. Des renforts de police sont attendus au cours des heures à venir.
10
Il boit, il rêve. Et dans ses rêves, il est le plus grand, toujours, il est le plus fort, le conquérant. Redouté. Légendaire. Meneur d'hommes cruel. Il s'imagine souvent debout à l'avant d'un drakkar, descendant de la mer du Nord, chevauchant la tempête à la tête d'un millier de guerriers brutaux. Pillage, vol et viol. Gog l'Epouvante. Rêver d'aventure à Caracas en 2050...
Un petit homme, Georges Gogol, Gog. Petit dans son corps et petit dans sa tête, dans ses rêves. Survit grâce aux aides sociales, présent minable, avenir gris : chômage, ennui, alcool. Passé gris : aides sociales, chômage, alcool, violence et prison. Il boit, il rêve. Gog l'Epouvante. Ses coudes largement étalés sur la table, le dos rond, une barbe de huit jours. Il sent la sueur et l'urine. Ses yeux sans vie fixent la surface miroitante de l'alcool. Sa tête pend mollement entre ses épaules. Quand les Salernes sont entrés, il les a enveloppés d'un lent regard. Les épaules, le torse de Louis, ses bras possessivement posés la nuque de Jeanne, autour du torse d'Isa, Gog a tout pesé en un regard. Il s’est attardé sur Louis, ce regard. D’emblée, Gog déteste la bête rugueuse, déteste à tuer, déteste définitivement. Isa, par contre... Il l'imagine nue. Toison douce de son ventre d'hirondelle. Promène ses lèvres épaisses au long de ses chevilles fines. Ses genoux. La face interne de ses cuisses, peau douce, tendre compas ouvert se rejoignant dans le chaud, dans l'humide.
Il est largement ivre. Gog. Gog l'Epouvante. Saisit son verre d'un geste décidé et sans y avoir été invité le moins du monde, vient prendre place à la table des Salernes, leur sourit, sourit à Isa. Oblique. Fermement appuyé sur ses coudes écartés, pour ne pas basculer. Il dit : attirante, désirable. Il dit : caresses, suçons, jouissance. Il ricane en voyant Louis lever la main. Il dit : à votre place, je n'en ferais rien. Et il ajoute après un temps de silence : fils de Simon !
Louis sursaute, considère avec plus d'attention le minable personnage. Imaginez que je devienne trop bavard, dit Gog. Ca pourrait être gênant pour vous.  Vous devriez m'offrir à boire... mon frère ! Et nous devrions aller causer dans un endroit plus isolé.
Ainsi font-ils. Assis sur le bord d'un quai, jambes pendantes. Gog sourit, son sourire ébréché, son haleine malodorante. Pose sur celle d'Isa une main possessive, grosse paluche aux ongles cassés, lourde, chaude et molle, à la moiteur écœurante. Il dit : la France fait montre d'une relative tolérance envers les artefacts. Ce n'est pas le cas du Venezuela, terre d'intense et intolérante tradition catholique. Tu ne souffriras pas que vive une sorcière. La mort immédiate. Non pas une exécution, car un artefact n'est pas un être humain, une mise à mort, expéditive et sans procès. On ne juge pas un animal.
Gog a mêlé ses doigts à ceux de la fille fleur.  Je la veux, fils de Simon. Tu pars, elle reste.  Louis hoche lentement la tête, saisit son verre et en un geste trop vif pour être décomposé il frappe. Glotte broyée. Le verre éclate, transperçant tout à la fois la paume de Louis et la gorge de Gog, dans un flot de bière. Mais Gog ne s'effondre pas, Gog se tourne en souriant, lent sourire, vers Louis, arrache de sa gorge les fragments de verre, crache du sang. Gargouillement à chacune de ses respirations sifflantes. Et soudain, il agrippe les cheveux d'Isa. Son sourire s'élargit. Douleur.  Ce n'est pas bien, fils de Simon, de prendre les gens en traître.
Et tandis qu'il parle, sa main... Douloureusement. Et le sang toujours à flot coule de sa gorge ouverte sur les cheveux d'Isa. Le visage d'Isa serré contre son torse gluant. Gog crie. Elle l'a mordu. Il la rejette, les jeunes dents ont profondément marqué le torse, un presque demi-cercle sous le sein droit.
D'une main de fer, Louis a saisi le gueux à la gorge. Mais Gog continue de sourire, lent sourire, haleine putride, et en un lent effort écarte les deux mains de Louis. Gargouille : « Etonné, fils de Simon ? »  Ne lui laisse pas le temps de répondre à cette question. Ses doigts tendus visent les yeux. Louis n'a que le temps de se jeter de côté. Les ongles de Gog lui griffent la joue. Ils s'observent, s'empoignent à nouveau. Les muscles roulent, les os crient. Dents serrées. Basculent et roulent dans l'eau lisse et grise, disparaissent dans un remous. Agrippés, toujours. Luttant toujours.
11
Vilain temps, au ciel et dans les âmes. Ciel bas, morose, nuages lourds. Ames inquiètes, agitées par une houle violente. Les rues résonnent. Sirènes hurlantes, sèches rafales d'armes automatiques. Rumeurs de Coup d’état, ambiance électrique. Les narines de Louis palpitent tandis qu'il sonde du regard la longue perspective déserte de l'avenue. Ne tardons pas. Ils marchent. Soudain, à un carrefour, déboule une colonne paisible. Nus. Des Suicidaires. Peut-être un millier. Calmes et graves. Ils chantent : Ce n'est qu'un au-revoir, mes frères ! Ils ont un rendez-vous. Rendez-vous avec l'Océan. Hèlent les Salernes : Venez avec nous, mon frère, mes sœurs ! Louis élude en douceur les bras qui se tendent pour l'entraîner, répond par des sourires aux baisers, entraîne Jeanne et Isa dans son sillage. Une beuglante à  la puissance non humaine les fait sursauter en même temps que la colonne cesse sa progression. La grande voix est autoritaire, sèche.
RENTREZ CHEZ VOUS !
DISPERSEZ-VOUS !
NE NOUS OBLIGEZ PAS A EMPLOYER LA FORCE !
Louis pousse devant lui, plus vite, Jeanne et Isa, leur frayant un chemin au sein de l'amorphe pâte humaine toujours surplombée par son chant.
POUR LA DERNIERE FOIS, RENTREZ CHEZ VOUS !
La colonne continue d'avancer, son chant devient plus sonore : Ce n'est qu'un au-revoir, mes frères ! Nous nous retrouverons...
La grande voix : âpre, tendue
DERNIER AVERTISSEMENT
RECULEZ !
RECULEZ OU NOUS DEVRONS FAIRE USAGE DE NOS ARMES !
La grande voix n'a pas achevé sa phrase, la grande voix, que la première salve retentit.
Drôle de manière de dissuader des gens de se suicider, ricane Louis.
La colonne subit un remous.
Les gaz.
Le bruit, la fumée, l'odeur acide du gaz, la sueur, la peur, la peur, la peur, l'émeute, la tempête, un vent de folie dans son cœur et ses yeux et sa tête. Entre les falaises verticales, clapiers de chiasse. Elle tombe. Elle va être piétinée. Mais les bras de Louis l'arrêtent dans sa chute. L'avenue est devenue un enfer tournoyant, un océan d'animalité aux remous imprévisibles. Orage dont les éclairs sont des rafales d'armes automatiques. Brume de gaz déchirée par la grande voix. La grande voix, haletant, tonne maintenant dans le registre implorant.
MAIS CESSEZ DE TIRER, BANDE DE CONS !...
JE VOUS DONNE L'ORDRE...
VOUS ETES DINGUES ! ARRETEZ !...
Une ruelle s'offre aux Salernes. Ils s'y jettent; ils courent, poursuivis par les échos de la fusillade.
La grande voix s'est tue. L'homme a-t-il été réduit au silence par ses gens ou par les suicidaires ? On ne le saura jamais. Une partie de la colonne des suicidaires, éclatée s'engouffre dans la ruelle à la suite des Salernes, sur les talons des Salernes. Le port, enfin. La haute muraille noire du C.d.G. Au pied de la passerelle, Louis s'arrête, juste à temps pour voir les premier suicidaires se jeter dans l'eau sale.
12
Isa tend ses bras son visage au ciel immense, tombe en arrière dans l’eau et rit. Une vague la coiffe, elle en émerge d’un bond, crachant et riant toujours. Elle arrache sa chemise, elle en fait don à l’Océan qui la roule mollement, sa culotte qu’elle fait tournoyer au bout de son index. Louis saute à son tour dans l’onde amère. Nu, précédé par son désir. L’enlace, ils roulent. La virilité puissante du fils de Simon se fraye un passage entre les tendres babines, de l’enfant jeune fille, il la fourre. Le visage entre ses seins menus. Isa a passé les bras autour de son cou, mord sa peau. Jeanne les rejoint. Il se retire d’Isa, s’enfonce en elle d’un trait. Isa. Jeanne. Isa. Il lève la tête vers le ciel, explose, se répand. La nuit est là.
Bon, te parler de la maison. Bleue, bien sûr puisque tel est le titre de l’histoire. De la couleur des capteurs qui recueillent l’énergie du soleil. Une maison intelligente. Les Salernes n’ont pas regardé à la dépense pour acquérir, concevoir ce qui se fait de mieux. L’ordinateur, ils l’ont appelé Carl, en souvenir d’un vieux vieux film qu’ils regardent encore de temps en temps. Carl, maître des panneaux solaires. Il les oriente en permanence, il contrôle avec doigté le climat des serres qui fournissent aux Salernes leur nourriture. Carl aux mains de métal, à la cervelle de cristal dûment protégée dans une fosse de ciment profonde. L’âme de la Maison Bleue. Tout à la fois concierge, jardinier électricien, médecin. Observateur caustique, cruellement impartial de la folie des hommes. Carl écoute la grande voix multiple des ondes, impalpable tempête radioélectrique dont le ressac baigne enveloppe la maison bleue. Carl au langage châtié.
 J’ai le déplaisir de vous annoncer, chers amis humains, que la plus vaste chaîne de suicidaires jamais constituée vient de terminer sa course dans les eaux de la Méditerranée. Entre quatre et six mille personnes, semble-t-il. Si une pauvre machine pensante peut se permettre d’émettre un avis, je dirai que cela ressemble assez à un retour en masse aux eaux marines dont est issue votre espèce. Le seul petit problème est... que vous avez oublié comment respirer dans l’eau.
  S’il s’agit là d’une tentative d’humour, Carl, elle est de mauvais goût.
 Ma remarque ne recelait pas une once d’humour, je me bornais à commenter un fait. Voici une autre information qui risque, elle, de peser directement sur vos existences : selon diverses agences de presse, « quelque chose » a eu lieu en Europe centrale, peut-être l’explosion d’une centrale à fusion, peut-être une expérience militaire qui a mal tourné. Ce « quelque chose » a projeté dans l’atmosphère une quantité astronomique de poussières. : refroidissement sérieux des températures à attendre au cours des mois, voire de l’année à venir.
   Cela s’est déjà produit, Carl.
   Jamais à cette échelle, mes amis. Et il y a pire.
 Dis-le avec des fleurs.
 Des fleurs, vous risquez de ne plus en voir beaucoup, à l’avenir. Cette fois, l’humour était volontaire, je précise. Une drôle de cuisine est en train d’avoir lieu là-haut et ce qu’il en coule ne mérite plus le nom d’eau : les arbres périssent, la terre souffre... L’ensemble de la planète devrait être touchée. Selon le scénario le plus pessimiste, la plupart des formes de vie pourraient être effacées de la surface du globe.
 Et le scénario optimiste ?
 Seules les formes de vie les plus évoluées seraient touchées, un certain nombre de grands mammifères disparaîtraient, dont votre espèce. Je suis désolé
  Pas de quoi, Carl, c’était vraiment une sale race.

13
L'office s'achevait. Comme chaque matin, le Président, en compagnie de son Cabinet, venait, avant le petit-déjeuner, de communier. Sur un ultime signe de croix, le Président se redressa, donnant par là le signal et ses gens se signèrent à leur tour et lui emboîtèrent le pas en direction de la sortie. Gog, Gog l'Epouvante devenu Gog le Pieux, désormais Ministre chargé de la Foi, s'approcha du Président, lequel aimait cet homme simple et rude aux idées courtes mais aux méthodes musclées, à l'ardeur inlassable.
— Eh bien, Maître Gog, où en sommes-nous ?
— Saint-Guide, Doux Maître, répondit Gog, la Parole Divine fait de tels progrès dans ce pays que les portes du Paradis seront trop étroites. Cependant...
Deux ans s'étaient écoulés depuis que la faction ultra-religieuse menée par le Président avait accédé au pouvoir avec un programme ambitieux de Rectitude Morale. Et, sous la poigne de fer de l'ami Gog, à qui le Président avait donné carte blanche, les choses avaient été rondement menées.
Création du corps des Anges Gardiens, spécialement chargés de la police religieuse.
Déportation et exécution des déviants : homosexuels, communistes, francs-maçons, opposants politiques...
Aux femmes adultères, on donnait le fouet. Les hommes infidèles étaient émasculés.
Sans que la chose fût dite ouvertement, il était clair pour chacun qu'une présence assidue aux offices et des dons réguliers à l'Eglise Nouvelle étaient les conditions nécessaires pour vivre en bonne intelligence avec les redoutable Anges Gardiens.
Les voleurs étaient roués vif.
Le couvre-feu entrait en vigueur dès le coucher du soleil et il ne faisait pas bon être pris dans la rue par les Anges Gardiens...
La Vraie Foi prêtait également grande attention à la nouvelle génération, dispensant dès le plus jeune âge une solide formation religieuse à sa jeunesse.
— Cependant ?... demanda le Président.
— Saint-Guide, Lumière des Justes, déclara Gog, mes informations sont formelles et diverses sources se recoupent pour dénoncer un complot visant à anéantir la si belle œuvre que nous avons pu accomplir avec l'aide de Dieu.
— Et ce complot, précieux ami ?
— Est dirigé depuis une île voisine de nos côtes par un couple de débauchés.
— Cette île ?
— C'est Staffa.
— Et ces gens ?
— Vous les connaissez, Lumière des Justes...
— Les Salernes ?
— Oui, Très Saint Ange de Sagesse. Les Salernes, encore et toujours.
— Il faut en finir, Maître Gog...

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Style : Nouvelle | Par jean de sordon | Voir tous ses textes | Visite : 546

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