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Sur les eaux du Gange. par cymer

Sur les eaux du Gange.

   Une route qui s' élève vers le ciel, sans aucun bas-côté, aucune barrière de sécurité, étroite et sinueuse, infinie, déroulée comme ça dans le vide, emportée, déformée par les courants d' air, un ruban de soie chétif lancé vers les nuages comme le fait cet enfant indien sur les rives du Gange. Je suis sur un vieux vélo rouillé et je monte, je pédale de toutes mes forces, mes mains sont crispées sur mon guidon. Je transpire, je suis moite dans un air chaud, humide, collant. La route vacille, se vrille d' un sens et de l' autre, je tombe, dans le vide, dans un brouillard fiévreux et malsain. Puis le rêve se termine toujours de la même façon, par le sourire de cet enfant qui disparaît, par ce ruban léger qui retombe à la surface des eaux du Gange, emporté par les croyances, les superstitions et le soleil qui décline sur l' horizon bariolé de coups de pinceau à l' eau sale.

   Je me réveille presque en sursaut, moite, comme d' habitude. Mon coeur bat un peu fort, je me lève doucement, j' écarte la moustiquaire de mon lit et me dirige ensommeillée vers la fenêtre.
Le soir tombe sur les eaux brunes du fleuve, des hommes font la prière sur des tapis. Plusieures personnes se baignent, d' autres font brûler de l' encens; le Gange sacré. A côté, des enfants font flotter des bateaux de fortune, en bois et en écorce. Au pied d' un ficus, un chien est couché et regarde la scène d' un air blasé. Dans les branches de l' arbre, une horde de singes guette les offrandes qui lui sont destinées, ici en Inde le singe est sacré, il incarne le Dieu-singe Hanüman. Les eaux miroitent dans le soleil couchant, il y a aussi des enfants qui lançent des rubans de soie en l' air, ils les regardent tomber, fascinés par les mouvements du tissu.

   Quand je me suis installée ici, à Vârânasî, sur les rives du Gange, j' ai cru que cette quiétude religieuse et cet envoûtement de croyances m' aideraient à m' en sortir, de ces rêves, de ce mal-être chronique, de cette femme bizarre que je suis. Mes rêves; ils me poursuivent, hantent mes nuits, depuis la disparition de mon fils et de mon mari il y a des années. Ils étaient partis un matin dans les rues de New-Dehli, sur leurs vélos, chercher des épices sur les étales des marchés, ils ne sont jamais revenus, je n' ai jamais su ce qu' il s' était passé.
J' ai fini par consulter, mon psychiatre m' a ordonné de prendre du recul sur cette histoire, d' oublier, mais on n' oublie pas comme ça.

   Je me retrouve seule dans cette chambre meublée, à ressasser, journée aprés journée, sans même m' en rendre compte, les effluves de mon destin.
Ce soir, accoudée à cette fenêtre, j' expire longuement, j' essaie de ne pas penser, d' oublier ma peau grasse et salée qui me dégoutte. Lutter contre les assaults de la dépression, essayer de se rendre compte de la beauté des choses et de la vie, retrouver le dialogue avec soi-même.

   Le crépuscule s' installe, accompagné de quelques étoiles brouillées. Dans la pénombre au bord du fleuve résonnent quelques prières, une douce litanie qui me calme. Au milieu de lieux de cultes improvisés brûlent des parterres de bougies, certains visages sortent de la nuit dans une lueur tremblotante.
En penchant la tête sur la droite j' aperçois la lumière plus directe, néammoins estompée sur les bords, d' un lampadaire un peu penché. J' entends l' agitation de l' eau, provoquée par un groupe d' enfants qui se baigne et pousse de grands éclats de rire.
Et ces singes qui ne dorment jamais sont à l' affût, entre ombre et lumière, de la moindre nourriture. Agrippés aux branches des arbres, aux façades, pendus aux fils électriques, cachés derrière les poubelles, ils sont partout et se chamaillent en criant tout le jour et la nuit.

   Pour une fois, à cette fenêtre, je me sens apaisée. L' espace d' un instant j' ai repris goût à la vie, devant ce tableau à ciel ouvert, devant ces gens qui croient sans demi-mesure.

   Je retourne me coucher, j' ai oublié New-Dehli, j' ai oublié les détails de leurs visages, de cette journée qui m' avait poussé à prendre le train vers Vârânasî, en quête d' une hypothétique guérison de mon âme meurtrie par de longues années d' espérance. Attendre comme une idiote leur retour, comme s' ils étaient revenus un jour avec le sourire: "c' était une blague, on t' as bien eue!"

   Je referme la moustiquaire et je m' allonge sur mon lit humide de sueur. Les sons du Gange me parviennent, magiques et soporifiques, légers comme un gaz, bienfaisants comme un souffle de vent parfumé. Je m' endors.

   L' enfant a les yeux qui brillent et le sourire aux lèvres, il lance son ruban vers le soleil. Le morceau de tissu se métamorphose, la route apparait, déroule ses courbes dans le vide. Je pédale, encore et encore, toujours sur mon vieux vélo rouillé. La transpiration coule sur mon visage. La route vacille, vrille dans tout les sens, encore, mais cette fois je passe plusieurs virages. Je reprends espoir un court instant, j' y crois mais rien n' y fait, je tombe une fois de plus, prise par un vertige maladif qui m' entraine je ne sais où. Le sourire de l' enfant marque la fin du rêve, le ruban de soie se pose lentement et sans bruit sur les eaux sacrées du Gange.
J' ai la vague sensation d' être possédée par l' esprit de ce gamin, à vrai dire je n' en sais rien, je ne sais plus, depuis ce jour funeste j' ai un petit vélo dans la tête comme on dit.
Je pense qu' un jour j' oublierai totalement mon fils et mon mari et il en sera fini de mes soucis, de la dépression, de ses antidépresseurs qui me rendent amorphe ... peut-être aussi qu' un jour, le Gange emportera mon corps, sans cérémonie, sans pétales de fleurs, sans bougies, sans chants spirituels, échoué, abandonné aux chiens et aux singes.
D' une façon ou d' une autre, il faudra bien que je me libère.

 

                                                                        M.A

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Style : Réflexion | Par cymer | Voir tous ses textes | Visite : 225

Coup de cœur : 9 / Technique : 7

Commentaires :

pseudo : café rue et suis

superbement bien écrit, je me suis régalé du début à la fin. Grand CDC

pseudo : PHIL

excellent!!!

pseudo : féfée

Encore beaucoup de plaisir à te lire. CDC