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Le saut par paulféraud

Le saut

- Bon alors, vas-y, saute. Marine considérait Nicolas avec défiance mais restait confiante et déterminée. T’y vas ?

- Ouais ouais ca va, attends un peu merde. Debout, Nicolas regardait ce que ses yeux lui donnaient à voir comme si c’était la première fois, comme pour s’imprégner une dernière fois de tout ca. C’est vrai, c’était tout ce qu’il avait connu, alors ca semblait normal de le regarder maintenant, c’était le moment ou jamais. Avant de partir. Comme dans les films. Et ce n’était pas si moche finalement. La cour du bloc C, le vieil arbre au milieu, l’immeuble de Marine, en face, et puis la ville, derrière, loin, cette putain de ville dont on ne percevait que la silhouette en journée et la rumeur lumineuse dans la nuit.

Cette vue d’ensemble, c’était sa vie.

Mais bon, Il savait que c’était la meilleure solution, Marine avait raison. Ils allaient être surpris, tous ces cons. On allait les entendre. On ne les comprendrait probablement pas mais ils en avaient l’habitude. Incompris, ils le resteraient jusqu’au bout. C’était mieux ainsi de toute façon, et s’il fallait s’abaisser au niveau de la masse pour justifier chacun de ses gestes on ne s’en sortait plus. Et ca, ca faisait un moment qu’il l’avait en tête. Alors, pas de mot, pas de lettre, l’acte pour seule explication. Il regarda Marine avec un air neutre. Elle le fixait avec détachement, l’œil interrogateur, les cheveux poussés dans le vide par le vent, ondulants gracieusement à quarante mètres du sol. Il la trouvait belle.

Il flottait dans l’air une atmosphère de recueillement, religieusement silencieuse, bercée par le souffle irrégulier d’Éole. La blancheur du ciel et la grisaille des nuages se reflétaient dans la lactescence de ces visages adolescents que la bourrasque faisait rosir. Marine semblait paisible. Ses lèvres, noires, contrastaient violemment avec la pâleur de son teint, et la voix qui s’échappait de cette fine ouverture sombrement délimitée était  doucement monotone, monotone mais juste. Cette justesse n’était perceptible que des seuls et rares habitués qui pouvaient en différencier les nuances de ton, en détacher la musicalité qui fait le sens, la pertinence des mots. Il la trouvait vraiment belle. Sa plus grande fierté était de la comprendre, de savoir l’interpréter, de saisir quelqu’un comme elle. Il se sentait privilégié. Elle parla :

- Bon, tu veux que je le fasse en premier, j’en ai rien à foutre moi tu sais.

Elle tourna la tête vers le vide, il frissonna. Pratiquant assidu, il n’arrivait cependant pas à savoir si elle se voulait apaisante ou si, au contraire, elle le mettait au défi. Malheureusement, son interprétation conditionnait sa réaction. Il ne savait pas quelle attitude prendre. Elle aimait bien jouer avec lui comme ca, le perdre, même si elle ne le faisait plus qu’inconsciemment. Il décida d’être entreprenant.

- On n’a qu’a le faire en même temps, y a plus de problème comme ca – Il se tourna timidement vers elle, attendit une réaction et sentit que le message mettait du temps à être entendu de l’autre côté, il savait bien pourquoi.  Marine avait du mal à accepter qu’on trouve de meilleures solutions que les siennes, une alternative à sa vision des choses. Il le savait et ca lui allait très bien comme ca, il n’aimait pas s’imposer de toute façon – non ?

Marine affronta à nouveau le vide sans ciller.

- Mouais…, elle fit mine de réfléchir, o.k., mais on se donne la main alors, dit-elle en se tournant vers lui, un sourire tendre et quasi imperceptible dessiné sur les lèvres. Elle lui tendit la main et il la prit sans aucune hésitation.  Le vent soufflait fort à présent. La lumière, filtrée par les nuages, donnait à la scène une teinture sépia qui aurait pu la rendre céleste.

Ils y étaient. C’était le moment, l’instant t ou tout s’arrête et ou plus rien n’existe d’autre que l’acte. On est de tout notre être. Alors on s’imprègne de ce qui nous entoure. Les sens en éveil,  pour de bon et plus que jamais, ne laissant rien passer : l’irrégularité du vent sur la peau, les poils qui s’hérissent a chacune de ses poussées. Le contact du sol sous les pieds, si ponctuel mais pourtant si décisif. Et puis l’odeur, l’odeur mélancolique de la pluie. Il se tourna vers elle et elle le sentit. Elle se tourna aussi.

Elle savait qu’il n’était pas convaincu et qu’il le faisait pour elle. Elle, voulait l’aider à faire le pas, lui éviter de souffrir. Elle ne supportait plus de le voir décrépir à feu moyen. Lui, ne voulait plus vivre comme ca, aux dépends des autres, voyant la pitié dans l’œil de chacun, de la condescendance parfois-même. Mais il n’acceptait pas qu’elle meure pour lui, même si elle avait juré le faire après que le renoncement des derniers globules blancs de Nicolas ne l’emporte. Il refusait ca. Il venait de le comprendre. Le comprendrait-elle seulement ?

Ils se regardèrent un moment, la, les yeux dans les yeux, ne se préoccupant désormais plus du reste de leur corps, devenu presque encombrant. Échange de sentiments, d’émotions, questions de l’un répondues par l’autre, sans mots, sans risque de dilution du sens par une quelconque traduction absurde de sentiments en plates phrases. Liés. Liés par ce flux intensément fort et abstractif de tout ce qui n’est pas l’autre. Ils se regardaient, s’abreuvant du moindre mouvement de paupière, du plus insignifiant battement de cil, de la plus petite plissure de lèvre. Elle lui sourit.

En laissant ses pieds glisser elle serra sa main de tout son cœur pour s’assurer qu’il la suive.

Lui aussi serra sa main, pour l’empêcher de partir.

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Style : Nouvelle | Par paulféraud | Voir tous ses textes | Visite : 264

Coup de cœur : 15 / Technique : 10

Commentaires :

pseudo : Marina

J'adore !

pseudo : SHE

Bravo, magnifique, grandiose, sublime !

pseudo : Pierre

C'est prenant et beau. Merci